« On achève bien les chevaux » : l'Amérique au vitriol
En 1935, l'aventurier touche à tout Horace McCoy décrit dans un roman implacable l'enfer des marathons de danse, en vogue pendant la Grande Dépression aux États-Unis. Chaplin, d'abord pressenti pour porter l'histoire sur pellicule, est contraint à l'exil à cause du maccarthysme. C'est finalement Sydney Pollack, encore méconnu, qui s'empare du projet en 1969. Beaucoup plus tard, à froid, sans l'émotion première, mais avec le recul glaçant et nécessaire sur cette période terrible.
Sur le tournage, Pollack enracine ses comédiens dans la douleur, les épuise chaque jour davantage en les faisant courir, étire les prises de vues, plonge l'équipe dans une ambiance lugubre. Le résultat est palpable à l'écran : les lumières se tamisent, les costumes partent en lambeaux, les visages se teintent de gris, les corps s'étiolent doucement. Robert / Michael Sarrazin et Gloria / Jane Fonda sont parmi les plus endurants. Lui, fataliste, désabusé, elle, fière et cynique. Comme tous leurs comparses, d'abord pimpants, ils se sont mus, visages terreux et démarches vacillantes, en morts vivants. Seule Jane Fonda parvient à rester belle dans la souffrance – mais c'est Jane Fonda. Et le film est traversé plusieurs fois par la grâce : instant suspendu, lorsque Robert quitte la lumière des projecteurs et s'immobilise dans un rai de soleil qui transperce une fenêtre. Instant volé, quand il aperçoit par une porte entrouverte le métronome océan et ses vagues éternelles.
Avec son titre coup de feu, On achève bien les chevaux est une métaphore de deux heures. Cruelle, impitoyable et réaliste. C'est l'image d'un peuple exsangue. De l'Amérique à terre, qui tourne en rond, tombe, se relève, lutte, résiste, et retombe. C'est l'effondrement des valeurs morales, l'éparpillement des dernières bribes de dignité humaine. Torture physique et torture mentale. De danse, il n'est plus question, tant les performances sont misérables. Il s'agit juste de rester debout, la salle des fêtes se fait prison, la piste de danse fosse aux lions. Les spectateurs ingénus de perversion de ces jeux du cirque modernes lancent des pièces comme ils jetteraient des cacahuètes. Pris au jeu, on se demande quel couple va tenir jusqu'au bout, avant une pirouette finale qui nous laisse sur place, choqués, mais surtout avec un arrière-goût de culpabilité. La Grande Dépression est bien loin derrière nous, mais les échos de la télé-réalité d'aujourd'hui résonnent, tout proches.
« Klute » : le polar d'atmosphère
Face caméra, Jane Fonda pleure. De vraies larmes, une immense tristesse qui déborde. Jane Fonda ne joue pas. Elle improvise totalement et se laisse porter. À cet instant, elle est Bree Daniels, call-girl pas ordinaire qui contrôle sa vie et ses sentiments. Elle expliquera plus tard avoir été submergée par un véritable chagrin pour les femmes, leur vulnérabilité, pour les victimes de la rage des hommes...
Jane Fonda investit totalement son rôle, modèle son personnage, l'enveloppe d'une vraie humanité. Son travail lui vaudra d'ailleurs un Golden Globe et son premier Oscar. Le tournage est idyllique, l'entente avec Alan J. Pakula et son partenaire Donald Sutherland, enquêteur taciturne et obstiné, est idéale, et Roy Scheider est comme toujours parfait dans un rôle de maquereau détestable et cynique. À la photo, le génial chef-op Gordon Willis, juste avant d'éclairer Le Parrain de Coppola, orchestre les ombres avec brio.
Avec sa dose de politique inévitable chez Pakula, qui tacle l'omniprésence des systèmes de surveillance, Klute est un film sombre. Un film noir moderne à la sauce Nouvel Hollywood. Un film d'atmosphère, qui installe l'ambiguïté, porté par une BO glaçante aux cuivres mélancoliques. Au-delà du polar, parfaitement ficelé, Klute enracine surtout chez Jane Fonda ce début de conscience féministe qui va lui ouvrir par la suite de nouvelles perspectives, essentielles, dans son engagement personnel.
« Barbarella » : l'iconique
Sensuel, pop, kitsch, glamour, comique, érotique... Barbarella est « le premier film d'éros-fiction », vante l'affiche d'époque. De la BD de Jean-Claude Forest, sortie en 62, Roger Vadim tire en 68 un space opera psychédélique. Lorsque paraissent les premières planches, l'héroïne avant-gardiste de la libération sexuelle fait scandale. Les scènes sans équivoque, et les formes éloquentes de Barbarella, calquées, tiens donc, sur celles de Brigitte Bardot, ex-épouse de Vadim, vont révolutionner le Landerneau de la bande dessinée. L'adaptation est fidèle à l'esprit et aux dessins de l'auteur. Et dès le générique, le ton est donné, avec un striptease en apesanteur, quatre minutes pour découvrir Jane Fonda, madame Vadim à la ville.
On peut gloser sur la mythologie délirante, les décors de carton-pâte – mais assumés –, le faux rythme du film, ses touches comiques volontaires ou non, ses dialogues souvent improbables, son scénario parfois simpliste. Vadim ne fait pas dans la finesse, en rajoute dans le symbolisme, et fait parfois sourire.
Pourtant le charme est là. L'aventurière sidérale court vêtue rencontre un ange aveugle, déjoue les pièges un à un, dont une extraordinaire machine à orgasme destinée à la faire mourir de plaisir. Attaquée par des poupées zombies – scène géniale –, puis enfermée avec des oiseaux agressifs dans une cage en plastique – Hitchcock n'est pas loin –, l'actrice vit un calvaire sur le tournage. Mais encaisse. À aucun moment, le film ne se prend au sérieux. « Je n'aurais jamais imaginé que tout ça deviendrait culte. Il m'aura fallu des dizaines d'années pour comprendre ce succès », confiera Jane Fonda.
Barbarella, c'est surtout la projection sur grand écran des fantasmes de Vadim. C'est l'art de transformer une actrice en objet érotique tout en lui confiant un rôle aux accents féministes. C'est un film délicieusement vintage qui fait naître une véritable adoration pour son interprète. C'est une ode à la femme, une déclaration d'amour. Barbarella, c'est Jane Fonda.
« Le Retour » : le mélo engagé
There's battle lines being drawn
Nobody's right if everybody's wrong
Young people speaking their minds
Getting so much resistance from behind
It's time we stop, hey, what's that sound
Everybody look what's going down...
(Buffalo Springfield)
Porté par une BO de choix (Dylan, Hendrix, les Stones, Janis Joplin, Aretha Franklin, ...) méticuleusement sélectionnée par Hal Ashby, et dont les paroles viennent souligner les séquences clés, Le Retour est l'un des premiers films d'une longue série à aborder la guerre du Vietnam. Mais la guerre vue d'Amérique, et forcément incomprise. La guerre à l'horreur latente, imprimée sur la rétine des vétérans, traumatisés à vie, mutilés dans leur chair, mais aussi dans leur âme.
Avec la complicité de Jane Fonda, activiste connue et reconnue pour son combat contre ce conflit, investie dans le film en tant que productrice, Hal Ashby s'inspire des souvenirs de Ron Kovic et va fouiller la plaie sans complaisance, sans concessions, mais sans fausse pudeur. Sans apitoiement inutile non plus.
L'absurdité des combats, la nécessité de réfléchir avant de s'engager, les non-dits d'un conflit tellement atroce que les mots sont vains, la rédemption, il y a tout cela dans Le Retour. D'accomplissement de soi, il est aussi beaucoup question. Dans le classique triangle amoureux, les cartes sont rebattues. Pour le sergent Bob, qui part au front la fleur au fusil, la virilité s'exprime par les armes. Mais sa dignité s'effondre quand sa femme Sally lui préfère un paraplégique que la guerre a rendu lucide, et qui n'aspire qu'à reprendre goût à la vie.
Il s'agit aussi d'un retour à soi. Sally s'affranchit de sa condition d'épouse docile, se libère sexuellement, se découvre enfin : « C'est la première fois qu'on me laisse à moi-même. » Son épanouissement passe par son émancipation, par le travail, l'engagement et l'amour. Pas étonnant que Jane Fonda l'incarne avec autant de naturel. Pas étonnant non plus qu'elle et Jon Voight aient décroché l'Oscar pour leur interprétation.
« La Maison du lac » : le film cadeau
1980. Après plus de quarante années d'une carrière au sommet, Henry Fonda n'a toujours pas remporté d'Oscar. Pour réparer cette erreur, sa fille Jane s'engage corps et âme dans la préparation d'un film qu'elle va interpréter avec lui, et même produire : « Je pensais que grâce au personnage de Norman Thayer, papa pourrait gagner l'Oscar qu'il n'avait jamais reçu. Et je voulais tout faire pour que cela arrive. »
Été 1981. Le tournage de La Maison du lac débute, avec, devant la caméra, deux monstres sacrés. Le couple de septuagénaires Katharine Hepburn / Henry Fonda se lance dans des joutes verbales à fleurets mouchetés, à coups de tendres punchlines sur la vieillesse et la vie à deux, elle toujours alerte, lui incorrigible ours amer et grincheux. Pour Jane Fonda, les journées sont éprouvantes. Donner la réplique à son monument de père, qu'elle admire mais qui lui a toujours opposé froideur et distance, pas simple. Faire face à la grande dame inflexible qu'est Hepburn, s'octroyer sa confiance et son respect, guère plus évident. Mais elle y parvient.
Décembre 1981. Le film sort sur les écrans américains et remporte un immense succès. Lors de la cérémonie des Oscars de 1982, Henry Fonda reçoit enfin la statuette des mains de sa fille, avant de s'éteindre quelques semaines plus tard.
Si l'on passe sur ses fioritures un peu sentimentales, plans de nature et autres couchers de soleil, La Maison du lac est une réflexion qui sonne juste sur l'âge, la mort, la transmission. Mais c'est surtout un film en forme de déclaration d'amour. Fonda père vit son été indien, ce sera son dernier rôle. Pour lui, Jane a mis toutes ses tripes dans un scénario qui va chercher dans les souvenirs d'une relation compliquée, parties de pêche, défis bravaches, exigence implacable et souffrance à vif. « Je pouvais lui dire des choses que je ne pouvais pas lui dire dans la vie. » Regarder la scène d'affrontement final et savoir que ces deux-là ne jouent pas, c'est saisissant. La Maison du lac, ou le cadeau bouleversant d'une fille à son père.