« Le Sauvage », de l'écriture à la restauration : entretien avec Jean-Paul Rappeneau

Bernard Payen - 13 septembre 2018

Jean-Paul Rappeneau parle décors, rythme, musique et direction d'acteurs, et revient sur l'aventure du Sauvage, tourné en 1975, sorti la même année et restauré en 2011.

Film restauré en 2K par StudioCanal et la Cinémathèque française, aux laboratoires Hiventy, à partir du négatif original.

Le Sauvage (Jean-Paul Rappeneau)

Comment est né le projet du Sauvage ?

Mon premier film, La Vie de château, se passait en 1944 en Normandie avant le Débarquement. Le deuxième, Les Mariés de l'an II, en 1793 pendant les guerres de Vendée. N'allais-je donc faire que des films historiques ? Après Les Mariés, je cherchais un sujet contemporain. Lors d'un voyage au Brésil pour y présenter le film, j'ai découvert avec ébahissement São Paulo, mégalopole violente, surpeuplée, striée d'autoroutes urbaines. Quand on quitte la ville et qu'on descend vers la côte, on arrive à Santos, le port. Là, on voit une île à quelques centaines de mètres du rivage. J'ai demandé à y aller et je me suis retrouvé dans une jungle luxuriante, un paradis terrestre comme sorti d'un tableau du Douanier Rousseau. C'était en fait un parc botanique, mais ce jour-là j'ai pensé pour la première fois à une histoire où un homme solitaire vivrait dans une île comme celle-là (mais beaucoup plus lointaine) et devrait parfois venir sur le continent et monter en ville. J'imaginais le contraste qu'il y aurait entre la brutalité de São Paulo et l'atmosphère paradisiaque d'une île comme celle où je me trouvais.

En rentrant à Paris, j'ai commencé à parler de cette idée avec ma sœur Elisabeth, qui était jusque-là la scripte de mes films. Très vite nous est apparue la nécessité d'un personnage féminin que le héros rencontrerait en ville et emmènerait dans son île. Mais pour y faire quoi ? Je ne voulais pas d'un film qui serait une sorte de Paul et Virginie ! Nous avons hésité, cherché, jusqu'au jour où s'est imposé l'idée que le héros n'aurait aucune envie d'emmener la fille avec lui. Il la laisserait en ville, repartirait seul sur son bateau mais, quand il arriverait dans l'île, il découvrirait que la fille y est déjà ! Déposée là par un hydravion, elle lui impose sa présence, il veut la ramener sur le continent, elle résiste farouchement... et coule le bateau. Dès lors commencerait entre eux « une guerre sous les palmes ». Le ton du film était trouvé.

En écrivant ce film, aviez-vous en tête des références cinématographiques comme New York-Miami ou d'autres fleurons de la comédie américaine ?

J'ai tellement aimé la comédie américaine (et les westerns !) dans ma jeunesse cinéphile que quelque chose de ce cinéma-là flotte forcément derrière Le Sauvage. Au début, le personnage de Martin devait être américain. Il rencontrait une petite Française perdue en Amérique Latine qui travaillait comme go-go girl dans un orchestre. Finalement, le personnage est remonté de plusieurs crans dans l'échelle sociale : quand on découvre Nelly, elle est sur le point d'épouser un riche Italien. Pour le rôle de Martin, je pensais à Elliot Gould, qui venait de tourner en Europe avec Bergman dans Le Lien. Mais Jean-Loup Dabadie qui venait de nous rejoindre pour l'adaptation et les dialogues a tiré le signal d'alarme : dans quelle langue parlerait le personnage ? En anglais ? En français avec un horrible accent ? Et Raymond Danon, le producteur voulait, lui, faire « un grand film français avec de grands acteurs français ».

Comment Catherine Deneuve et Yves Montand sont alors arrivés dans ce projet ?

J'avais gardé un souvenir merveilleux de Catherine dans La Vie de château. Pour le rôle masculin, Danon souhaitait vivement Alain Delon, qu'il connaissait bien. Il a tenté de le convaincre, mais Delon a refusé tout net : « Tu me vois faire ma petite cuisine et grimper aux arbres ? » Lino Ventura, lui, a toujours refusé de jouer les amoureux au cinéma. Jean-Paul Belmondo était tenté mais suggérait d'avoir pour partenaire Laura Antonelli, sa compagne de l'époque. Ils venaient de jouer ensemble dans Les Mariés de l'an II, je n'allais pas recommencer ! Qui restait-il ? Par bonheur pour le film, par bonheur pour moi, Yves Montand aima le scénario... et surtout le titre ! Je me souviens du déjeuner où je le fis rencontrer Catherine Deneuve. Je les mitraillais de photos, j'étais fou de joie. Le couple du Sauvage était né.

Comment avez-vous trouvé cette fameuse île où se déroule la deuxième partie du film ?

L'absence de vraies îles tropicales au large du Brésil orienta nos recherches vers les Caraïbes. Au Venezuela, Caracas, autre ville violente, pouvait très bien remplacer São Paulo. J'ai donc repéré dans la mer des Antilles, Sainte-Lucie, Saint-Vincent, Grenade... mais nulle part je ne trouvais l'île dont j'avais rêvé. Avec Max Douy, mon décorateur, nous avons alors décidé de l'inventer.

Aux Bahamas, nous avions repéré l'unique petite plage qui était entourée de palmiers : nous y avons construit la maison de Martin, mais cela nous a obligés à ne tourner que de façon frontale, face à la maison ou face à la mer ! Impossible de faire le moindre panoramique car on tombait sur des bateaux à l'ancre ou les villas voisines. Un peu comme si on avait tourné à Antibes ! C'était au centimètre près. La jungle et la montagne censées se trouver derrière la maison, nous les avons tournées au Venezuela car rien de tout ça ne se trouve aux Bahamas. L'île vue du ciel quand Nelly y arrive en hydravion est l'une des îles Vierges au nord de Porto-Rico, et l'île vue de la mer quand Martin y arrive en bateau est celle de Port-Cros, au large d'Hyères. La scène du potager cultivé à flanc de colline par Martin nous posait problème. Où tourner cela ? Là encore, c'est une géographie imaginaire : des plans ont été tournés au Venezuela et les contrechamps aux Bahamas. Les plans généraux du potager, eux, ont été tournés dans les jardins ouvriers de Saint-Cloud, le long de l'autoroute de l'Ouest. Trois pays dans une séquence de 30 secondes avec un dialogue ininterrompu entre les deux personnages !

La question du rythme est toujours au centre de vos films. Elle commence dès l'écriture, et au tournage avec les comédiens...

Quand je préparais La Vie de château et que j'ai rencontré Catherine Deneuve pour la première fois, elle m'a dit : « Je dois vous prévenir, je parle trop vite, je suis obligée de me freiner ! ». J'ai adoré cela. « Ne changez rien ! », lui ai-je dit. Ce rythme, son rythme, a donné le la pour tout le film... et pour les suivants. Ce débit de mitrailleuse n'empêche pas que l'on comprenne chacune de ses paroles, chacune des syllabes ! Je retrouvais ce que j'avais tant aimé dans les comédies de Hawks ou de Capra. Comme eux, j'ai toujours tendance à raccourcir les temps entre les répliques. Quand les acteurs jouent, je ne peux m'empêcher de me balancer comme un métronome dans le rythme de leurs phrases. Il faut dire que c'est souvent le scénario qui impose ce rythme. Dans celui du Sauvage, les évènements se succèdent sans discontinuer !

La musique est très présente dans le film. Comment avez-vous travaillé avec Michel Legrand ?

Comme pour La Vie de château et Les Mariés. Il a vu le montage image du film, s'est enfermé quelques jours et, un matin, m'a demandé de passer le voir. S'accompagnant au piano, il m'a chanté à pleine voix ce qui allait devenir le thème du film. Frisson immédiat. « Je joue leur romance », m'a-t-il dit. C'est le film qui à chaque fois l'inspire, et à chaque fois il tombe pile. Sans que nous soyions très proches, nous ressentons les choses de la même manière. Plus tard, pour évoquer le personnage de Martin, l'homme qui a tout quitté, il a mis dans sa partition un cor anglais, ce même cor anglais qui dans la musique des westerns représentait toujours l'aventure.

Le Sauvage avait une fin alternative ?

Montand pensait que, pour que le film fonctionne vraiment, il fallait que son personnage prenne à la fin « une revanche éclatante sur le système ». Pour lui, si une telle fin n'existait pas, le film s'écroulerait. « Je serai intransigeant là-dessus », disait-il, ce qui signifiait qu'il ne ferait pas le film. Nous nous sommes mis à chercher, et l'idée est venue d'ajouter une séquence finale à New York où Martin réapparaîtrait dans les bureaux du groupe et donnerait une conférence de presse. Il commence par remercier tout le monde avant de dénoncer soudain toutes les combines du groupe et ses malversations financières. Scandale ! On essaie de le faire taire et, tout se termine de manière apocalyptique dans les bureaux. Montand était ravi. On a tourné cette scène en anglais (Simone Signoret et leur ami James Baldwin avaient traduit le texte). À la fin du montage, une projection a eu lieu chez Danon pour quelques proches. Au cours du dîner qui suivit, une première personne émit timidement des doutes sur cette bizarre séquence qui à la fin du film « semblait sortie d'un film de Costa-Gavras ». Du coup, toute la table a renchéri : la séquence, selon eux, « foutait le film par terre ». J'ai très mal dormi cette nuit-là. Le lendemain, en arrivant au montage, la monteuse m'a dit qu'elle non plus n'avait pas dormi. Pris d'une soudaine résolution, j'ai téléphoné à Montand pour lui dire que j'avais décidé de couper la séquence de New York. « J'admire ton courage », m'a-t-il simplement répondu, et je n'en ai plus jamais entendu parler... La séquence avait coûté des millions et nous ne l'avons pas utilisée ! Ce qui explique que le montage de la fin fasse un peu « bricolé ».

Comment avez-vous travaillé sur la restauration ?

Le numérique permet aujourd'hui beaucoup de choses. Pierre Lhomme, chef-opérateur du film, a passé de longs jours à le réétalonner et à corriger tout ce qu'on n'avait pas pu faire au tournage : assombrir un ciel, ensoleiller des plans tournés par temps gris, éclairer le visage de Deneuve dans la nuit pour faire ressortir ses yeux, etc. Je crois que le résultat sera magnifique. C'est le film tel qu'on ne l'aura jamais vu. L'étalonnage classique en argentique n'offrait pas beaucoup de possibilités, on étalonnait une scène dans son ensemble. Aujourd'hui on peut modifier la lumière à l'intérieur même d'un plan. Vous restaurez aussi le son... Oui, le film était en mono, avec un son central et unique. Il sera désormais en Dolby Stereo et en 5.1 pour les Blu-ray. Nous avons spatialisé le son. Un film en noir et blanc des années 30 passant en stéréo serait grotesque, mais pour un film d'aventure comme celui-ci, c'est un vrai plus.

Propos recueillis en avril 2011 par Bernard Payen


Bernard Payen est responsable de programmation à la Cinémathèque française.