JEUX D’ÉTÉ (1951 )
On aurait tort de ne considérer Jeux d’été que rétrospectivement, en regard de l’œuvre monumentale à venir. Et de n’y voir que la modeste ébauche de motifs ultérieurs – fraises sauvages, parties d’échecs avec la Mort, clowns prophétiques, Nature insulaire et élégiaque, angoisse d’un monde sans Dieu.
Bergman lui-même chérissait le film, son dixième mais le premier à trouver grâce à ses yeux. À raison : dès les premiers plans, l’ambition nouvelle et la maîtrise du réalisateur donnent la mesure du basculement, qui le fit entrer dans la cour des grands par la grâce de ces 90 minutes enfin personnelles. Le carnet de cuir noir qui ouvre le film appartenait au jeune Ingmar. Adolescent, il y avait consigné l’une de ses premières histoires d’amour, un béguin estival sur l’île de Dalarö qui sert de décor au film. Ce détail d’accessoiriste, connu des seuls initiés, est fondamental : si le film est si beau, c’est aussi qu’il initie la veine intime de l’art bergmanien, vie et cinéma sur un même plateau et un même écran. Maj-Britt Nilsson, l’une des premières muses du réalisateur, ouvre avec majesté la voie à ses prestigieuses héritières – Harriet Andersson, Bibi Andersson, Ingrid Thulin et Liv Ullmann. Elle incarne, au gré d’un savant entrelacs de flash-backs, l’insouciance sensuelle de ses vingt ans et la mélancolie d’une femme mûre éreintée par les drames de la vie. Et inaugure une longue lignée d’héroïnes à la fois fortes et fragiles, dont les contours épousent ceux des femmes qui partagèrent la vie du cinéaste.
Godard, en 58, clamera mieux qu’ici, et tout haut, son amour pour Nilsson, Bergman et leurs jeux estivaux : « Dans l’histoire du cinéma, il y a cinq ou six films dont on aime à ne faire la critique que par ces seuls mots : « C’est le plus beau des films. » Parce qu’il n’y a pas de plus bel éloge. Pourquoi parler, en effet, plus longuement de Tabou, Voyage en Italie ou du Carrosse d’or ? Comme l’étoile de mer qui s’ouvre et se ferme, ils savent offrir et cacher le secret d’un monde dont ils sont à la fois l’unique dépositaire et le fascinant reflet. La vérité est leur vérité. Ils la portent au plus profond d’eux-mêmes, et, cependant, l’écran se déchire à chaque plan pour la semer à tous vents. Dire d’eux c’est le plus beau des films, c’est tout dire. Cinq ou six films, ai-je dit, plus un, car Jeux d’été est le plus beau des films. ».
Bienvenue en Bergmanie.
LES FRAISES SAUVAGES (1957)
Pour qui serait intimidé par l’œuvre d’Ingmar Bergman, c’est peut-être la porte d’entrée idéale. Tourné quelques mois après le funèbre Septième Sceau, Les Fraises sauvages est un film lumineux et apaisé, parmi les plus optimistes du cinéaste quand son sujet ne devrait pourtant prêter qu’à l’affliction.
Bergman n’a pas quarante ans quand il s’attaque à ce portrait d’un octogénaire dans les derniers instants de sa vie, incarné par l’un de ses maîtres en cinéma, Victor Sjöström. La nuance du propos, la profondeur du personnage principal, la richesse des seconds rôles ou encore l’agencement savant des flash-backs donnent la mesure de sa maturité d’auteur. Ainsi que de son ambition : les fraises sauvages, manière de petites madeleines scandinaves, donnent une tonalité proustienne aux souvenirs du vieux professeur Isak Borg, dont l’excursion sur les routes de Suède est surtout prétexte à un voyage cérébral, une promenade dans la mémoire. L’introspection, d’abord terrifiante (impressionnant cauchemar inaugural) et douloureuse, gagne doucement en sérénité, jusqu’à un final bouleversant.
Le film, parmi les plus beaux du cinéaste, laissera une empreinte durable sur le cinéma contemporain, aussi bien chez Woody Allen (Crimes et délits) que chez Tim Burton (Big Fish) ou Arnaud Desplechin (Esther Kahn).
PERSONA (1966)
Elisabet Vogler, actrice de théâtre renommée, est frappée d’un soudain mutisme et sombre dans la dépression. Elle embarque pour la petite île de Farö avec Alma, une infirmière qui va la soutenir et essayer de l’ouvrir à nouveau au monde.
Écrit puis filmé comme en transe, après que le cinéaste a été cloué au lit par une double pneumonie qui faillit le laisser pour mort, Persona est le chef-d’œuvre absolu de Bergman. Un exutoire fiévreux qui lui « sauva la vie », et un jalon dans une carrière que lui-même pense alors dans l’impasse – « Que puis-je dire moi, avec mes tours de clown quand le monde brûle ? Je ne sais plus quoi faire de ces images. » écrit-il quelques mois avant le tournage. Surtout, Persona est une date dans l’histoire du cinéma moderne, qui depuis L’Avventura d’Antonioni (1951), semble devoir s’écrire au féminin et sur une île déserte. Prisonniers volontaires de Farö, Ingmar Bergman, Liv Ullmann et Bibi Andersson vont dynamiter le cinéma de l’intérieur, avec Sven Nykvist en chef (op) artificier : désinhibé par sa soudaine fièvre créatrice, Bergman l’écrit, il est déterminé à « ne plus prendre de gants avec le public ».
Les verrous du cinéma classique sautent les uns après les autres, dès l’ouverture magistrale, dix minutes d’un tour de force brut et poétique. La suite, même si plus orthodoxe dans sa narration, n’en reste pas moins l’une des plus mystérieuses de toute l’histoire du cinéma. Thriller jungien, météore érotique, Persona est une boîte noire, un monolithe anthracite (2001, Odyssée de l’espace est en cours de tournage quand sort le film), une énigme dont les multiples visions ne suffisent pas à épuiser les secrets et les mystères. Parmi les pistes d’interprétation, innombrables, on aime parfois s’accrocher à celle-ci, court dialogue au mitan du film, que le Lynch de Mulholland Drive aura lui aussi forcément retenu : « Est-il possible de n’être qu’une seule et même personne à la fois ? Nous sommes pareilles, je crois que je pourrais devenir toi. » S’ouvre alors la perspective d’un film fantastique et paranoïaque, un Dr Jekyll and Mister Hyde des temps modernes. On se fie à cette piste, puis le film à nouveau bifurque à 180°, prend des chemins de traverses et nous égare une fois de plus. Persona ou le plus beau labyrinthe de l’Histoire du cinéma.
L’HEURE DU LOUP (1968)
C’est Ingmar Bergman que l’on entend distinctement sur le générique d’ouverture de L’Heure du loup. Dans le brouhaha d’un plateau de tournage, le cinéaste s’adresse à son équipe avant de lancer « On tourne ». Cut. Puis c’est Liv Ullmann, face caméra, qui apostrophe le spectateur, les yeux dans les yeux. Le double effet de distanciation, voix-off du réalisateur puis regard caméra, devrait logiquement faire écran. Magie du cinéma, génie du cinéaste, ces premières minutes en fait vous saisissent, vous agrippent puis vous plongent littéralement dans le film, qui prend vite des allures de pur cauchemar éveillé. Humiliation, homicide, infanticide, nécrophilie… Combien d’œuvres dans l’histoire donnent à ce point le sentiment d’être en prise directe avec l’inconscient d’un artiste qui, de son propre aveu, n’est alors pas loin de sombrer lui-même dans la folie ? L’Heure du loup est de celles-là, projection ininterrompue des folles angoisses qui rongent alors le réalisateur – le film ne devait-il pas initialement s’appeler Demonerna (Les Démons en suédois) ? Peuplé d’hallucinations sidérantes sublimées par la photo de Nykvist, L’Heure du loup est un film en avance sur son temps, qui annonce les paranoïas polanskiennes (Répulsion, Le Locataire), les théorèmes de Cronenberg (Spider, Le Festin nu) et surtout les fièvres lynchiennes (Eraserhead, Lost Highway). C’est dire son importance rétrospective et actuelle, qu’on qualifiera sans peine d’immense.
LE LIEN (1971)
L’un des Bergman les moins connus, l’un des moins aimés, aussi – sûrement parce que le cinéaste lui-même détestait le film. Avant même d’en avoir entamé le tournage, il écrit : « J’ai fini le script avec dégoût. L’ai nommé Le Lien, mais j’aurais tout aussi bien pu lui donner n’importe quel autre titre. Je vais me reposer un peu avant que les préparatifs ne commencent vraiment. Je me sens déprimé, indisposé et souhaiterais arriver à me convaincre de ne pas me lancer dans ce projet. »
Le Lien est la première incursion en langue anglaise du cinéaste, plus emprunté qu’à son habitude, comme lost in translation. Tourné et monté en deux versions, l’une en suédois et anglais, la seconde entièrement en anglais, le film souffre de dialogues qui semblent parfois s’être dilués à la traduction, notamment dans un dernier tiers un brin didactique.
Ne serait-ce que pour sa rareté, il faut pourtant redécouvrir cette chronique d’un adultère ordinaire, souvent subtile, et dont la première heure montre le cinéaste à son meilleur. Délaissant rapidement le conventionnel schéma du triangle amoureux, Bergman se concentre sur son héroïne, Karin, ses émotions, ses doutes et impulsions. Au détour d’une très belle scène – le premier rendez-vous, gauche et embarrassé, des deux amants – Bibi Andersson bouleverse d’un simple « Shall we take our clothes off and see what happens ? », saut dans le vide à la fois hardi et affolé. Son personnage, l’un des plus secrets et des plus beaux d’une longue collaboration (onze films) illumine le film et ses deux partenaires, Max Von Sydow, habitué des lieux, et Elliott Gould, aussi à l’aise chez Altman que chez Bergman.
CRIS ET CHUCHOTEMENTS (1972)
C’est peut-être le plus violent des Bergman, le plus terrifiant aussi. Un film spectral, peuplé de fantômes et de revenants, drapé de vermillon, éclaboussé de rouge sang par le génial Sven Nykvist. Un film d’horreur moderne, travesti en drame costumé, qu’on imagine bien Stanley Kubrick et Dario Argento regarder en boucle avant les tournages de Shining et Suspiria. À l’os du genre, le cinéaste suédois fait évidemment l’économie des habituels effets de manche pour filmer frontalement l’agonie de son héroïne : souvent stylisée, poétisée ou rêvée dans les films précédents du maître, la Mort est ici révélée dans sa crue vérité, ce qui la rend plus effrayante encore.
Entourée des fidèles Liv Ullmann et Ingrid Thulin, Harriet Andersson, hier incarnation sensuelle de la jeunesse (Monika), trouve dans Cris et Chuchotements plus beau rôle bergmanien. Le plus intense. Un chant du cygne sépulcral, une élégie d’une beauté infinie, et l’un des plus beaux films de son auteur.
FANNY ET ALEXANDRE (1982)
D’une ampleur romanesque ébouriffante (Director’s cut de 5h15, le seul montage qui vaille), Fanny et Alexandre marque avec majesté les adieux de Bergman au cinéma en salles – « je n’ai plus la force de tourner, ni physiquement ni psychologiquement » dira le cinéaste à la sortie du film.
Plus qu’une œuvre testamentaire (le réalisateur tournera de fait encore une dizaine de films pour la télévision jusqu’à sa mort en 2007), ce magnum opus est le film d’une vie. Une immense fresque familiale convoquant pour une ultime projection sur écran blanc souvenirs d’enfances, joies, angoisses et émois intimes du cinéaste. Un ballet étourdissant, passant de la trivialité d’un concours de pets aux émotions les plus intenses.
C’est aussi et surtout un grand film sur la mémoire, l’enfance et les pouvoirs de l’imagination juvénile. Une enfance nimbée de magie, habitée de fantômes, d’ombres et de marionnettes ; un refuge face au conservatisme, à l’intolérance et à l’âpreté du monde adulte, incarné ici par le terrible pasteur Vergus. Les échos avec Laterna Magica, l’autobiographie du cinéaste, et donc avec sa propre jeunesse, sont innombrables. Mais le ton s’est adouci avec le temps : Fanny et Alexandre est un film serein, et étonnamment lumineux, l’œuvre d’un artiste enfin en paix avec lui-même, et qui pourrait faire sienne la tirade de l’oncle Gustav dans la dernière séquence du film, bouleversante : « Le mal brise ses chaînes et court le monde comme un chien enragé… C’est pour cela qu’il y a lieu d’être heureux quand le bonheur est là. Il faut être gentil, généreux, tendre et bon. » Amen.