Aux sources de « La Kermesse héroïque » de Jacques Feyder (1935)

Bernard Bastide - 31 juillet 2013

En février 2012, la Cinémathèque française a reçu un fonds d'une grande richesse : les archives du cinéaste Jacques Feyder (1885-1948) et de son épouse, la comédienne Françoise Rosay (1891-1974). Choisie dans ce fonds, une série de documents (lettres, photographies, devis, contrats) permet d'éclairer d'un jour nouveau la genèse d'un film majeur de l'œuvre de Feyder, La Kermesse héroïque (1935).

Si le décolleté de Rosay…

« Cela manque de sex-appeal, s’écria Alexandre Korda à la lecture du scénario de La Kermesse héroïque. Les femmes y portent un corset ! » Si le décolleté de Rosay avait été plus échancré, la face du cinéma en aurait-elle été changée ? Peut-être pas, mais le film aurait été également tourné en version anglaise. Fort de ses récents succès obtenus avec Le Grand Jeu (1934) et Pension Mimosas (1935), Jacques Feyder avait pris contact avec le cinéaste et producteur britannique, qui venait de fonder la London Films Productions. Les conditions financières étaient encourageantes et la triple version (français/allemand/anglais) aurait permis le partage des frais généraux, traditionnellement assez élevés dans le domaine du film historique. Dès son origine, le projet de Feyder ne manquait pas d’ambition : faire revivre une petite ville de Flandre au début du XVIIe siècle, affairée à préparer sa kermesse annuelle et bouleversée par l’arrivée imminente d’une troupe de soldats espagnols. Mais une affaire de corset fit donc capoter cette prometteuse collaboration tripartite, sans anéantir toutefois un projet au long cours…

Affiche de Claude Lemeunier pour La Kermesse héroïque © Claude Lemeunier / DR, fonds Cinémathèque française

Flash-back. En 1927, alors que le cinéma n’a pas encore pris la parole, Charles Spaak écrit un synopsis intitulé alors Les Six Bourgeois d’Alost. Jacques Feyder a raconté sa genèse, qui a pour cadre la résidence du cinéaste à Gambais (Yvelines), en juillet 1927.
« Au cours d’une conversation avec Charles Spaak, nous parlons de la Renaissance flamande et je lui dis le grand désir que j’avais depuis longtemps de réaliser un film dont l’action se situerait à cette époque. Notre nationalité [belge], notre culture, tout nous engageait à aborder un pareil sujet et, entraînés par les souvenirs que nous évoquions sur cette brillante époque, je demandai à Spaak d’écrire un projet de scénario ».

Quelque temps après cette conversation, Charles Spaak adresse à Feyder, sous la forme d’une nouvelle, un premier traitement qui contient déjà la trame principale du film. Il est accompagné de cette mise en garde : « J’ai songé aux choses dont nous avions parlé, et je vous adresse déjà un petit projet. Tout le cadre du film s’y trouve, mais je n’en veux point chercher les détails avant que vous n’ayez approuvé la situation ».

En 1928, le scénario achevé est proposé à différentes sociétés de production françaises ou européennes, dont la UFA. En vain. « Le sujet avait été refusé par les principaux producteurs d’Europe pour la raison péremptoire que « le public ne s’intéresse pas aux films en costume » », écrit Feyder dans ses mémoires [Le Cinéma notre métier, coécrit avec Françoise Rosay et publié aux éditions Skira en 1944]. L’année suivante, le départ pour les États-Unis de Feyder – appelé pour y diriger The Kiss, le dernier Garbo muet – enterre le projet pour quelques années.

Le vent de la brouille

La correspondance Feyder/Spaak permet de dater de décembre 1934 la sortie du scénario du purgatoire. Le 11 décembre, le cinéaste écrit à son collaborateur qu’il est « en pourparlers avec un groupe anglais qui s’intéresse à La Kermesse héroïque […] ». Il s’agit bien sûr de la London Films Productions. À cette date, les deux hommes ne sont pas en bons termes. C’est peu dire. Mais, sauf à lire entre les lignes, la raison de leur brouille n’est pas facile à comprendre à la lecture de leurs missives, de plus en plus enflammées. Marcel Carné, assistant de Feyder, a le mérite de lever le voile sur l’origine de la fâcherie, en la faisant remonter à la précédente collaboration des deux hommes : « Pension mimosas comportait un personnage épisodique mais pittoresque et fort bien venu, explique Carné [dans La Vie à belles dents, éditions Jean-Pierre Ollivier, 1975]. Celui d’une « parachutiste de meeting d’aviation ». Le rôle avait été promis par Feyder à Claude Marcy, la femme de Spaak. Or, à la dernière minute Feyder, ayant vu Arletty jouer une revue de Rip au Théâtre des Capucines, ne voulut plus d’autre interprète qu’elle pour silhouetter « sa » parachutiste. Furieuse, Claude Marcy, on ne sait pourquoi, accusa Françoise Rosay de l’avoir évincée. Cette dernière, qui n’avait pas sa langue dans sa poche, accueillit l’accusation comme il convenait. Bref, les deux femmes se fâchèrent et se haïrent à un point tel qu’elles firent également se brouiller Feyder et Spaak… ».

En dépit de cette brouille, dans un premier temps, Spaak, grand seigneur, donne son accord pour vendre « à un groupe anglais le scénario de La Kermesse héroïque dans les conditions que vous me dites » [lettre du 14 décembre 1934].

Un an plus tard, la donne a changé. Exit la coproduction anglaise. C’est désormais le producteur français Georges Lourau qui a repris les rênes du projet pour le compte de la société des Films sonores Tobis. Entretemps, Feyder s’est attaché les services d’un nouveau scénariste en la personne de Bernard Zimmer. Lourau est chargé de la sale besogne : annoncer à Spaak qu’il a été débarqué du projet. Dès la réception de cette nouvelle, Spaak sort ses griffes, le montant qu’il exige pour céder son scénario étant indexé sur la profondeur de sa blessure d’amour-propre : « Puisque je ne serai appelé à écrire ni les dialogues ni le découpage de ce film, c’est donc l’idée seule que vous voulez m’acheter. Cette idée, j’en suis le seul propriétaire. Je ne la céderai qu’en vertu d’un contrat où je serai traité comme tel et pour le prix de 50 000 francs (cinquante mille francs) » [lettre du 19 mai 1935]. Et d’assortir cette vente de conditions draconiennes : il n’y aura pas plus d’un collaborateur déclaré à la Sacem ; il reste libre de tirer du scénario roman, pièce, opérette ; son nom figurera sur le générique comme seul auteur ; etc.

Après quelques échanges fleuris, Feyder reprend la main. Il trouve les mots pour encourager Spaak à enterrer la hache de guerre : « Voici sept ans que nous essayons de caser ce scénario, mais nous n’y sommes pas parvenus en raison de frais considérables que sa réalisation doit entraîner […]. Nous avons la chance inespérée, malgré la crise et les difficultés actuelles, de trouver une société qui accepte d’assumer les lourdes charges et les risques qu’entraîne la réalisation de ce film. Nous devons nous estimer heureux de pouvoir « caser » notre scénario ».

En définitive, Charles Spaak et Jacques Feyder seront dûment enregistrés comme coauteurs du scénario, « d’après une nouvelle de Charles Spaak », Bernard Zimmer devant se contenter du titre de simple « dialoguiste ».

Épinay-sur-Flandre

Lazare Meerson et Jacques Feyder / DR

À partir de juin 1935, les décorateurs du film sont à pied d’œuvre, comme le rapporte Maurice Bessy dans les colonnes du mensuel Pour vous du 11 juillet 1935 (n° 347) : « Depuis trois semaines, on travaille aux studios Tobis d’Épinay au décor qui représentera la grande place du marché de Boom. Cent cinquante menuisiers et maçons construisent les maisons qui entourent le marché ; ici, on aperçoit une carcasse, là-bas, elle est déjà recouverte de staff. On a ouvert la pelouse pour creuser un canal qui traverse en diagonale toute la place ; droit comme une flèche, il semble se perdre à l’horizon… [dans Le Décor du film, publié aux éditions Seghers en 1970, Léon Barsacq nous apprend que ce canal ne sera comblé qu’en 1960]. Cette grande place, qui occupe une superficie de 1 200 mètres, devra recevoir une kermesse flamande, avec ses éventaires et ses échoppes en plein vent, ses mâts et ses estrades, telle que l’ont peinte un Rubens et un Breughel ».
Le deus ex machina de ce décor n’est autre que Lazare Meerson, décorateur attitré de Jacques Feyder et de René Clair. D’un séjour en Flandre, il a rapporté une importante documentation destinée à insuffler une touche d’authenticité à l’architecture des maisons. Pour donner plus d’ampleur à son décor, il va employer la méthode dite des « maquettes réduites » : plus les bâtiments filmés sont éloignés de la caméra et plus leur échelle est réduite, ce qui donne l’illusion d’un décor sans fin.

Lazare Meerson a fait une estimation du poste décoration (main-d’œuvre et matière première) qui s’élève à 417 500 francs, soit le sixième du budget global du film, d’un montant de 2,5 millions de francs. Mais alors que le film n’est pas encore commencé, le producteur voit rouge : 402 726 francs ont déjà été dépensés pour ce poste. De plus, le décorateur ayant estimé le délai de construction des décors à cinq semaines, un plan de travail a été établi sur cette base. Or, fin juillet, lorsque les acteurs allemands arrivent à Paris, les décors sont encore inachevés, ce qui contraint les interprètes au chômage technique. Au comble de l’énervement, Georges Lourau écrit une lettre enflammée à Lazare Meerson, datée du 26 juillet 1935, afin de fixer les nouvelles règles du jeu : « Il faut que, d’ici demain, vous me fassiez parvenir un devis absolument rigoureux du coût total des décors (fabrication, montage, démontage pour tout le film). Il y aura, nous ne devons pas nous le dissimuler, un dépassement. Vous devez m’en donner le chiffre exact, et vous devrez ensuite m’aider à obtenir de M. Feyder […] que ce dépassement soit compensé par une économie sur les frais de réalisation ».

Tout rentrera finalement dans l’ordre et la Tobis n’aura pas à regretter son investissement. Le décor de La Kermesse héroïque participera grandement au succès du film et demeure un modèle en la matière.

Un tournage en double version

La Kermesse héroïque offre un exemple singulier de tournage tardif en double version, une version allemande et l’autre française. Pourquoi tourner en double version en 1935, à une époque où la technique du doublage est alors totalement maîtrisée ? Cela s’explique par le montage financier du film, endossé par une société de production cinématographique allemande, la Tobis, et sa filiale française, Les Films sonores Tobis. Chacune a certainement souhaité se doter des meilleurs atouts de réussite : des acteurs identifiables par les spectateurs de chaque pays, jouant dans leur propre langue.

Pour réaliser cette double version, la production réunit, dans les studios d’Épinay-sur-Seine, deux groupes de comédiens, l’un composé d’acteurs germanophones et l’autre d’acteurs francophones. Seule Françoise Rosay, polyglotte, figure au casting des deux versions sous les traits de Mme la Bourgmestre. Daté du 10 juillet 1935, son contrat d’engagement, archivé dans le fonds Feyder, stipule que sa rémunération « est fixée à forfait pour la version française à Frs 80. 000 (Quatre Vingt Mille Francs) quelle que soit la durée du travail pour chacune de ces deux versions […]. Le commencement de la réalisation de ce film est fixé au 22 juillet 1935, la durée prévue pour les prises de vues est d’environ huit semaines ». La comédienne a, par ailleurs, relaté dans ses souvenirs [La Traversée d’une vie, Robert Laffont, 1974] l’organisation particulière du tournage : « Il ne s’agissait pas d’en tourner une [version] d’abord, puis l’autre quelques semaines plus tard, mais les deux simultanément, plan par plan. Par exemple, lorsqu’on tournait une scène d’ensemble en français, j’étais évidemment dans le « bain ». Une fois la scène terminée, tous les Français s’éclipsaient pour laisser la place aux Allemands, mais moi je restais. On répétait et on tournait. Ensuite, tout le monde partait et l’on tournait mon gros plan successivement en français et en allemand. Comme le rôle était imposant, j’étais là tout le temps, sans répit ».

Contrat d'engagement de Françoise Rosay

Les deux versions se ressemblaient évidemment beaucoup, mais contenaient quelques variantes liées aux particularismes culturels et aux interprètes. Ainsi, dans la version allemande, le duc était interprété par Paul Hartmann, comédien de théâtre doté d’une forte présence et d’une certaine autorité, alors que, dans la version française, il était campé par un placide Jean Murat. « De ce fait, explique encore Françoise Rosay dans ses souvenirs, je devenais une femme plutôt soumise dans la version allemande alors que dans la version française j’étais une maîtresse femme autoritaire, tour à tour gaie et furieuse. Avec Jean Murat, j’étais la femme forte tandis qu’avec Paul Hartmann, je devenais un peu naïve, écrasée par lui ».

En ce qui concerne le personnage du moine égrillard, les Allemands avaient demandé qu’il soit minoré, afin de ne pas se voir privés de la clientèle catholique de Bavière. De plus, son interprète allemand, Wilhem Holsboer, était un acteur sans grande personnalité. Il en fut tout autrement dans la version française où le rôle fut confié à un Louis Jouvet très en verve, truffant ses dialogues d’expressions latines.

Du plateau aux extérieurs

Grâce à Louis Page, assistant du chef opérateur Harry Stradling, on sait précisément quelle était la méthode de travail de Feyder sur le plateau : « Sans se soucier le moins du monde de la place de la caméra et contrairement à l’habitude qui consiste à délimiter tout d’abord une aire de jeu, Feyder faisait répéter une partie de la séquence et parfois la séquence entière, sans donner aux comédiens la moindre indication, leur laissant une totale liberté d’initiative. […] Durant cette première répétition, les comédiens livrés à eux-mêmes, sans place assignée à l’avance, jouaient sans contrainte, selon leur propre tempérament. […] À la seconde répétition, Feyder savait à quel point de la scène il placerait les plans moyens, les gros plans, les contrechamps, mais de l’emplacement de la caméra, il n’était toujours pas question. Ce n’est qu’aux répétitions suivantes, qu’il suivait en se déplaçant dans le décor, qu’il choisissait ses angles » (extrait de son ouvrage Jacques Feyder ou le Cinéma concret, Bruxelles : Comité national Jacques Feyder, 1949).

Plusieurs courriers échangés entre Jacques Feyder et son producteur allemand, le Dr Henckel (Tobis), témoignent aussi de tensions certaines. Alors que le cinéaste revient de Belgique où il a tourné trois jours en extérieurs, la production le somme de terminer ses prises de vues le 19 octobre 1935 et non le 23, comme il le souhaitait. Feyder argumente, dans une lettre du 16 octobre 1935, en prétendant que la scène à tourner occasionnera un dépassement minime au niveau financier et un gain conséquent au niveau artistique : « Il s’agit d’une scène d’ensemble, de bataille et de pillage de la ville, exécutée seulement par nos figurants habituels, et pour laquelle les accessoires tels que canons, mannequins, etc., sont déjà fabriqués – scène très importante à mes yeux pour renforcer les effets comiques de la suite ».
N’ayant pas eu gain de cause, le lendemain il invoque un manque de disponibilité de ses comédiens pour justifier son dépassement : « Je n’arrive pas à rassembler les acteurs qui me sont nécessaires […]. Monsieur Murat n’arrive au studio qu’à 17 heures, Mademoiselle Cheirel tourne avec Granowsky, Monsieur Labry avec Raymond Bernard, Mademoiselle Clevers répète une revue, Madame Ducouret également. Je suis disposé à tourner à n’importe quelle heure, aussi longtemps qu’il est possible, si vous me fournissez les équipes nécessaires ». Une nouvelle fois, la production dut s’incliner.

La réception du film

Les Français découvrent « leur » version de La Kermesse héroïque lors d’une somptueuse soirée de gala organisée au cinéma Marignan, à Paris, le 3 décembre 1935. « Le lendemain, la presse parisienne se montra en général très froide et pleine de réserves, relate Feyder dans ses souvenirs. « Sujet bien ténu… Tant de millions pour ne rien dire », etc. Un petit hebdomadaire s’efforça même de démontrer que c’était là « un film d’inspiration nazie » .

Le cinéaste semble prendre un malin plaisir à noircir le trait. Si les réserves qu’il relate sont attestées, beaucoup de critiques saluèrent aussi la sortie du film comme un événement majeur. Tandis qu’Alexandre Arnoux évoque « une extraordinaire justesse de doigté » dans Les Nouvelles littéraires du 14 décembre 1935, Maurice Bessy parle d’un film « qu’on attendait comme une réussite et qui est une victoire » dans Pour Vous du 12 décembre 1935. Quant à l’article insultant et diffamatoire, il était paru dans le bien nommé La Flèche et signé… Henri Jeanson. Le dialoguiste d’Hôtel du Nord aura plus tard l’occasion de réviser son jugement.

Un mois plus tard, la version allemande du film, intitulée Die Klugen Frauen (littéralement : Les Femmes intelligentes), était présentée au cinéma Capitol de Berlin, en présence de nombreuses personnalités, dont Josef Goebbels, ministre de la Propagande. En dépit des inquiétudes de l’ambassadeur de France – qui craignait que les spectateurs allemands ne voient dans le film une allusion à l’occupation de la Ruhr par les armées allemandes –, l’accueil fut triomphal.

Il en alla tout autrement en Flandre, comme le relate le cinéaste dans ses mémoires : « Projection interrompue plusieurs fois chaque soir, à Amsterdam comme à Anvers, clameurs sauvages, combattues par des applaudissements d’autant plus effrénés – boules puantes, lâcher de rats, destruction de fauteuils, trente-huit arrestations à Anvers, charges de gendarmes, vingt-sept arrestations à Amsterdam, service de police renforcé à Bruxelles, interdictions à Bruges, manifestations à Gand ! ». Les archives Feyder contiennent un arrêté du 11 février 1936 interdisant les représentations du film à Bruges en le justifiant par les « désordres [causés] aussi bien dans la Capitale qu’à Anvers et à Gand ».

Feyder passa son temps à essayer de calmer ces ardeurs, se défendant d’une quelconque allusion à l’actualité et présentant son film comme une « farce héroïco-comique ». Mais comment croire à cette innocence ? En 1936, le spectateur voyait déjà envahir la Belgique par des armées autres qu’espagnoles…

La sortie du film ne fit que raviver les querelles intestines entre Flamands et Wallons. Dans une lettre à Georges Lourau, un correspondant belge fournit la traduction d’un article paru le 9 février 1936 dans De Standaard, un journal hollandais. Selon celui-ci, l’incident relaté dans le film s’inspirerait d’un fait historique, mais en le transposant dans une autre ville : il n’aurait pas eu lieu à Boom (Flandre belge) comme relaté dans le film, mais à Bergue-Saint-Winoc (Flandre française), alors sous domination espagnole. La raison invoquée et inventée par le rédacteur pour justifier ce changement « stratégique » est de nature à jeter encore un peu d’huile sur le feu : « le gouvernement français n’aurait pas permis la représentation de sujets français d’une telle lâcheté de la part des hommes et d’une telle inconduite de la part des femmes »…

Un procès en plagiat

Quelques mois après la sortie de La Kermesse héroïque, Feyder reçoit d’Allemagne un courrier l’accusant de plagiat, signé d’un certain Constantin Miclachevsky, dit Mic. L’homme affirme que, durant le tournage de Carmen (1926) aux studios Albatros, il lui a remis un scénario baptisé La Femme de Rubens « dont l’action se développait dans les Flandres à l’époque de la domination espagnole […], qui avait, parmi les principaux personnages un capitaine espagnol, un nain (son serviteur), un riche marchand flamand, jaloux de sa femme, éprise de l’Espagnol, un moine, etc. ». Selon lui, La Kermesse héroïque n’est que la reprise exacte de son idée à travers un scénario rebaptisé et modifié. À titre de dédommagement, il demande « une part modeste des honoraires d’auteur et une rectification de la part de la Tobis, publiée dans les journaux et rédigée dans une forme qui ne serait diffamante pour personne, pas même pour M. Spaak » (24).
Suite à une plainte déposée à la SCAD par le plaignant, une commission d’enquête est créée et deux rapporteurs désignés, les cinéastes Georges Monca et Jean Benoit-Lévy. Jacques Feyder tardant trop à donner suite aux courriers de la commission, un climat de suspicion va s’instaurer.

Lorsque deux ans plus tard, le 7 mai 1938, Feyder consent enfin à être auditionné, il va s’attacher à démonter la thèse de son accusateur. Ce dernier ayant prétendu que la nouvelle de Charles Spaak – source du scénario – n’existait pas, Feyder en produit une copie. Il avance aussi d’autres arguments de poids concernant l’ancrage temporel et les postulats esthétiques : « Dramatiquement, les deux scénarios n’ont aucun rapport, déclare le cinéaste. Chez M. Mic, l’action se déroule de nos jours et la Renaissance flamande n’est évoquée que par le procédé des tableaux animés. La Kermesse héroïque, c’est une histoire qui, en 1615, se passe en Flandre dans la même journée et ne présente aucune reconstitution de tableaux. […] Vous ne trouverez pas dans mon film ce qui s’appelle la reproduction exacte d’un de ces tableaux de grands maîtres de la Renaissance. Je trouve ce procédé artificiel, statique, et je n’aurais jamais voulu l’employer ».

En France, le plaignant sera débouté. Mais suite à une autre action en justice intentée à Berlin, la Tobis prendra la décision de lui verser 1 500 dollars, simplement pour ne pas risquer d’entraver la carrière commerciale du film.

                               Affiche de "La Kermesse héroïque", non signée, 1935 / DR, fonds Cinémathèque Française

La lumière de Flandre

Près de quatre-vingts ans après sa réalisation, quelle place occupe le film dans l’histoire du cinéma ? Une place privilégiée au sein de l’œuvre d’un cinéaste un peu oublié, à qui l’on reproche d’ordinaire une trop grande diversité de genres, des modes narratifs manquant de subtilité, hérités en droite ligne de la littérature feuilletonnesque. La Kermesse héroïque permet de retrouver les thèmes favoris de Feyder – l’importance de la femme dans une microsociété, la difficulté d’aimer, l’emprise de l’argent – tout en échappant à cette facture un peu robuste qui était trop souvent la griffe du cinéaste. Comment ? En conjuguant avec bonheur plusieurs éléments. Un scénario habile qui, sous une apparente unité d’action, offre une multitude d’intrigues séparées. Une réalisation fluide qui unifie ces récits entrecroisés, des décors et costumes fidèles à leurs modèles sans sombrer dans la reconstitution pesante, et une photographie qui restitue à merveille la lumière de cette Flandre immortalisée par la peinture. Barthélemy Amengual va même plus loin dans l’évaluation de cette œuvre, affirmant (dans le numéro hors série de la revue 1895 consacré à Jacques Feyder, paru en octobre 1998) que « c’est sur la prodigieuse réussite plastique de La Kermesse héroïque que la gloire de Feyder s’est fixée ». Pas moins.


Bernard Bastide est enseignant – chercheur en histoire et esthétique du cinéma et auteur de nombreux ouvrages et articles sur le cinéma français.