Vous étiez assistant réalisateur sur Lola Montès. Comment s’est constituée l’équipe mise en scène ?
L’équipe mise en scène était constituée d’Ully [Ulrich] Pickardt, premier assistant en chef, qui avait fait la préparation et avait l’avantage de parler trois langues (français, allemand, anglais). Pour la partie française, il y avait aussi Alain Jessua. Ully m’a appelé en renfort, j’étais le deuxième premier assistant. Marcel Ophuls, qui rentrait des États-Unis, nous a ensuite rejoint. Il avait travaillé notamment à Munich et était aussi extrêmement utile car il parlait trois langues également. Ces quatre personnes ont formé l’équipe de mise en scène et ont travaillé à différents degrés et à différentes époques sur Lola Montès (Alain Jessua n’a pas suivi tout le film). Je venais d’un film Les Hommes en blanc [Ralph Habib]. Et je connaissais bien Ully car on avait déjà travaillé en équipe sur des films avec Maurice Chevalier aux studios de la Victorine. Et le premier jour de tournage de Lola Montès à Joinville, quand il s’est aperçu qu’il n’y aurait pas assez d’assistants, Ully m’a appelé en renfort. Je suis donc venu le rejoindre, et je suis resté présent du premier au dernier jour sur le film. Mais je n’ai pas fait la préparation.
Max Ophuls est arrivé tardivement sur le projet de Lola Montès…
Je sais surtout qu’il a demandé un protocole quand on lui a demandé de faire le film en CinemaScope. Il a eu des exigences par rapport au temps qu’on lui donnait pour tourner le film. Je sais aussi qu’il avait travaillé avec Jacques Natanson sur le scénario. Et j’ai entendu dire qu’on lui avait fait effectivement cette proposition tardivement mais je n’en sais pas plus, étant arrivé sur le projet au moment du tournage, je ne peux rien vous dire sur ce qui s’est passé avant.
Aviez-vous déjà rencontré Max Ophuls auparavant ?
Non. Dans mon musée du cinéma, sur les 50 films que j’adore et que j’emporterais sur une île déserte comme on dit, il y a Madame de… qui est un grand chef d’œuvre. Ophuls a atteint là quelque chose de rare : faire passer à travers l’écran un sentiment amoureux totalement extraordinaire et une poésie de l’amour spirituel, pas seulement physique (ce qui est extrêmement rare). De Sica et Darrieux étaient extraordinaires. J’avais vu également Le Plaisir, j’ai adoré Liebelei. J’aimais beaucoup Max. Je crois que, très gentiment, il me le rendait bien, et c’est le premier metteur en scène qui m’a dit « vous serez metteur en scène car vous avez une grande sensibilité. » Il m’encourageait. Il n’était pas toujours facile, il tyrannisait le plateau. Mais j’ai toujours été privilégié. Il a toujours été sympathique et cordial avec moi.
Vous souvenez-vous du jour où vous l’avez rencontré ?
C’était dans une situation extrêmement laborieuse. On m’a parachuté tout d’un coup sur le plateau, entre l’équipe d’électriciens – qui devait être au moins une vingtaine parce qu’à cette époque, il fallait 600 ou 900 ampères pour éclairer un décor qui était immense : il s’agissait du pont du bateau, des cabines, des coursives – et l’équipe de machinos également très importante. Il arrivait qu’on soit 200 sur le plateau avec la figuration. Dès que je suis arrivé là, on me l’a présenté, il a été aimable mais sans plus. Il savait qu’Ulrich était un super premier assistant, il avait déjà travaillé avec lui, et il avait donc confiance en son choix. Mais en premier lieu, mes rapports avec lui ont été assez distants car il ne me connaissait pas, mais j’ai plongé là-dedans et je me suis passionné. Il y avait tellement de choses à faire ! Le travail était colossal : pour faire la feuille de service le soir, il fallait s’isoler tout en ne laissant pas le plateau sans premier assistant et il y avait des réunions avec Ralph Baum, le directeur de production, pour régler plein de choses…
Comment vous a-t-il demandé de jouer un rôle ?
C’est tout à fait accidentel : nous tournions le décor de Tivoli à Nice, aux studios de la Victorine. Nous attendions l’acteur allemand qui devait interpréter le rôle du chef d’orchestre. Il y avait un seul vol par jour entre Munich et Nice. Et il avait raté son avion ! On s’est réuni, on était très embêtés car on partait le lendemain en Autriche et on ne pouvait différer le tournage de cette scène. Ralph Baum a demandé à Max comment il voyait son chef d’orchestre. Il a répondu « Comme Claude ! » On m’a embarqué immédiatement au maquillage, ils m’ont fait une tête à la Schubert et c’est comme ça que j’ai joué le rôle ! On a tourné jusqu’au soir et comme le soleil était bas, Christian Matras le chef-opérateur m’a mis 4 brouts de 250 en pleine face ! Je n’en pouvais plus ! Je disais à Max « Je ne peux plus ouvrir les yeux, j’ai les yeux bleus, les yeux fragiles, ce n’est pas mon métier ! » Il est allé voir Matras et lui a demandé comment faisaient les acteurs d’habitude quand ils recevaient autant de lumière dans le visage. Il a répondu « et bien ils souffrent Monsieur ! » Max s’est alors tourné vers moi et m’a dit « Alors, Claude, souffrez ! ». J’ai demandé l’autorisation de fermer les yeux jusqu’au clap et quand ils disaient « Action ! » je rouvrais les yeux. J’ai tenu comme cela autant que j’ai pu mais c’était très dur. C’est une bonne expérience parce que ça nous apprend la difficulté des acteurs parfois qu’on ne connaît pas. Le côté vampirique de la caméra, c’est intéressant de le connaître aussi.
Et vous vous appeliez Claudio Pirotto !
Oui, et dans toutes les versions. Peter Ustinov disait dans son monologue « à cette époque, Lola était amoureuse du chef d’orchestre Claudio Pirotto ».
Le tournage de Lola Montès a été assez long, notamment à cause des prises de vues des différentes versions…
Oui, on tournait les versions anglaise et française. Il n’y avait qu’une seule version pour les plans généraux, cela va sans dire, mais c’est surtout dans le cirque qu’il y avait plusieurs versions. C’est un des éléments qui a ralenti le tournage. Mais il faut dire aussi qu’on allait pas très vite, parce que Max Ophuls avait des exigences qui font que le film est maintenant considéré comme un chef d’œuvre : des exigences que les producteurs Caraco et les autres n’acceptaient pas, parce que naturellement il dépassait le budget. Les dépenses étaient exagérées par rapport au devis initial. Il y avait une tension entre les producteurs et Max Ophuls. On avait des réunions avec les producteurs qui nous disaient « si Monsieur Ophuls vous demande des choses complètement impossibles, refusez-les ! ». Nous répondions alors : « Nous sommes engagés pour servir le metteur en scène : s’il nous demande de faire un travelling jusqu’à la lune, nous le ferons ! » Ce n’est pas à nous mais au directeur de production de refuser une demande. Il est évident que s’il nous demande tout d’un coup quelque chose qui va coûter une fortune, on en parlera d’abord au directeur de production en l’avertissant qu’on est prêt à le faire mais que ça va coûter cher ! Et c’est au directeur de production d’en discuter alors avec le metteur en scène. Nous sommes des assistants du metteur en scène, nous sommes là pour le servir, l’aider, concrétiser les idées abstraites qu’il a, c’est notre métier, on est payé pour ça. Mais c’est vrai qu’on faisait parfois un plan par jour ! C’était tellement orchestré, compliqué, mais ça a donné ce film que nous aimons tous !
Est-ce qu’il pensait surtout de manière abstraite ?
Voici ce que j’appelle abstrait. Par exemple, le soir après le tournage, une fois que tout le monde pratiquement était parti, Max revenait dans le cirque, ce cirque immense construit à la Bavaria. Il s’asseyait sur son fauteuil de metteur en scène. C’était assez surréaliste, il y avait un silence, deux ou trois projecteurs qui éclairaient le haut du décor, Ully était à droite, j’étais à gauche, debout de chaque côté du fauteuil, et Max Ophuls disait « Bon, pour faire apparaître Lola Montès, donnez-moi des idées ». On en donnait tous les deux, et par moments il y avait de grands silences. On était gêné parce qu’on se disait qu’il attendait peut-être d’autres idées et qu’il fallait alors qu’on en cherche d’autres. Et puis tout d’un coup, il expliquait sa conception poétique et spectaculaire de cette apparition et demandait comment réaliser ce qu’il voulait. Nous concrétisions alors cette idée un peu abstraite qu’il avait. Parfois, ça durait tard, et nous allions ensuite quelquefois dîner ensemble, avec Marcel également. Lorsque c’était le cas, à Grünewald ou dans les environs, je lui racontais les coulisses de ce qui s’était passé dans la journée et dont il était le principal détonateur. J’y mettais beaucoup d’humour, et je me souviens qu’il riait énormément en écoutant mon récit. Je ne me plaignais pas du tout, mais lui racontais les conséquences de ce qui se passait derrière quand il demandait des choses importantes… La journée était terminée, on pouvait se détendre, lui parler comme à un ami. Et le lendemain matin, tout d’un coup, la distance était revenue, c’était le metteur en scène et il fallait lui parler autrement !
Arrivait-il sur le plateau avec ses idées en tête ?
Il avait une responsabilité énorme parce qu’il était à la tête d’une équipe énorme. Martine Carol était une grande star, il y avait beaucoup d’acteurs très importants comme Peter Ustinov et Anton Walbrook. Ophuls savait qu’il avait une responsabilité parce que les films GAMMA, Caraco et ses co-producteurs avaient misé énormément d’argent sur ce film, donc il fallait qu’il leur donne à l’arrivée un produit qui soit à la hauteur de leurs espérances. On avait tourné en Allemagne, en Autriche, en France, aux studios de la Victorine à Nice, aux studios de Joinville. C’était un film très onéreux. Et quand il arrivait sur le plateau du cirque, où il y avait déjà toute la figuration, il voulait que, même dans les fonds, les figurants aient des éventails dans la main ou des binocles, de petits détails comme ça, fouillés, pour des choses qui ne se voyaient pas toujours à l’écran. Il était très exigeant. Le travail était considérable, et quand il arrivait sur le plateau à midi, il fallait que tout soit prêt, les acteurs, les jongleurs, l’orchestre, la figuration. On faisait une mise en place avec l’équipe image : Alain Douarinou, Christian Matras, le chef décorateur, etc. Ça prenait beaucoup de temps et il était lui-même assez tendu, il dirigeait le plateau et avait des exigences qu’il devait réaliser immédiatement. Il n’était pas question de discuter quoi que ce soit, et évidemment ça créait une mobilisation de tous les instants. On n’avait pas le temps de s’asseoir, il fallait tout le temps écouter ce qu’il disait…
Il faisait beaucoup de répétitions avant le tournage ?
Pour le cirque, mais c’était un décor particulier, il y avait des géants, des nains et tous les artistes avec qui il fallait faire des répétitions. Ce n’était pas facile à mettre en place. Il y avait les trapèzes, c’était très long et Max Ophuls ne se rendait pas toujours compte. Il fallait réaliser ce qu’il demandait et ça prenait parfois beaucoup de temps. Il y avait une telle chaleur dans ce cirque qu’il allait très souvent dans sa loge prendre une douche, et revenait pendant qu’on préparait, que Christian Matras faisait les lumières… C’était une grosse machine !
Prenez aussi ce décor de pavillon de chasse - aux studios de Joinville - où Ivan Desny reçoit Martine Carol. Il demandait à toute l’équipe de tournage de sortir. Tout le monde sortait mais, comme il fallait quand même savoir où on allait mettre la caméra, Ully et moi, on se juchait sur les échelles, on montait sur les passerelles, dans le silence total, et on regardait. Parce qu’il ne voulait personne ! Il voulait rester avec Martine et Ivan, comme au théâtre. Comme il s’agissait aussi d’un grand metteur en scène de théâtre, il mettait en scène dans l’espace de son décor et répétait le texte… C’était d’ailleurs un régal de l’entendre diriger les acteurs, leur dire ce qu’il voulait. Et puis, une fois qu’on sentait qu’il savait où mettre la caméra, il lâchait Martine et Ivan, sortait lui-même et il fallait qu’on se débrouille avec ce qu’on avait vu, pour donner des indications à Christian, notamment les angles de prises de vue. Ce n’était pas toujours facile ! Mais Ully était très proche de Max, il le connaissait bien. Il avait fait plusieurs films avec lui, connaissait sa mise en scène et avait l’audace d’aller le voir pour lui dire qu’on l’avait vu, de là-haut, et de lui demander confirmation pour la place de la caméra. Et à ce moment-là, c’était d’une telle évidence puisqu’on l’avait vu, que c’était à peine s’il fallait qu’on lui pose des questions. Mais il fallait quand même l’avoir vu avant, et l’avoir vu avec une très grande discrétion ! Ce n’était pas courant non plus. Il y avait d’autres décors où la mise en scène se faisait avec tous les techniciens. C’était rare qu’il fasse évacuer le plateau, mais ça lui arrivait.
Comment Ophuls dirigeait-il les acteurs ?
C’était un homme qui faisait régner une discipline terrible sur le plateau. Il lui arrivait de chasser des techniciens. Il était d’une grande exigence. Et par ailleurs, il était d’une grande courtoisie avec les acteurs. Il les aimait beaucoup et était extrêmement aimable. Sa direction d’acteurs se faisait avec une grande intelligence : quand il regardait dans les yeux, les acteurs comprenaient à demi-mot ce qu’il voulait dire. Il l’exprimait assez bien, et parfois d’une telle manière, d’une telle élégance… Ce mot « élégance », convient très bien à Max Ophuls, je trouve. Je parle même de son élégance vestimentaire, son chapeau en arrière, son écharpe, une pochette, etc. Il adorait l’élégance des officiers, les costumes… Les militaires dans ses films sont toujours tirés à quatre épingles, et il avait cette élégance morale, cette élégance de contact avec les gens. C’est un mot qui lui va très bien. Il l’employait souvent d’ailleurs : « élégant », prononcé à l’allemande…
Parfois, la mise en scène était tellement énorme que Martine devenait un accessoire. Quand elle arrivait dans son carrosse, ou quand elle était sur le trapèze, comme ce n’était pas vraiment de longues scènes jouées, il fallait mettre tout en place avec sa doublure, et au dernier moment aller chercher Martine. Elle arrivait alors, on la mettait en place, et Martine souffrait un peu de cela. Par ailleurs, quand il y avait des scènes dans le château avec Anton Walbrook, comme la scène du corsage déchiré, du fil et des aiguilles, elle était mise en scène par Max Ophuls avec beaucoup d’attention et de précision. C’était très inégal. Mais le patron du film, c’était la mise en scène. Et la vedette du film, c’était le film lui-même, plus que les acteurs. C’était tellement énorme : pour tourner une scène comme celle du défilé militaire, le travail était colossal. On se levait à cinq heures du matin pour tourner à midi. Comme on savait qu’il était très exigeant et parfois coléreux, il fallait que tout soit toujours prêt. On devait être vigilant et avoir nous-même des exigences avec les techniciens. Nous étions à notre tour des terreurs pour que tout soit prêt à temps ! Peter Ustinov avait beaucoup d’humour et il le partageait avec Max. C’était deux forts tempéraments, deux fortes personnalités. C’était moins le cas de Martine, parce qu’elle admirait Ophuls et son rôle était un peu particulier par rapport à ce qu’elle avait fait jusque-là. Elle était donc plus modeste dans son coin que Peter.
Lola Montès est un film important dans la carrière de Max Ophuls parce qu’il abordait pour la première fois la couleur et le CinemaScope… Il était méfiant à l’égard de ce format ?
Il sentait bien que, pour un tel film, il fallait du temps. Comme on lui demandait de faire le film en CinemaScope, il a alors demandé davantage de temps. À ce qu’on disait, ce protocole d’accord concernant le CinemaScope désarmait un peu les producteurs. Il pouvait avoir des exigences qu’il n’aurait pas obtenues s’il n’y avait pas eu ce protocole. Il ne pensait qu’à ce film complètement baroque et était totalement investi. Quand le film est sorti et que s’est produit l’échec que vous savez, il l’a très mal subi. Douloureusement, parce qu’il savait qu’il avait ruiné quelques producteurs, que le film était énormément attendu et que l’accueil a été plutôt glacial. Il en a terriblement souffert et sa mort a été en partie une conséquence de cet échec.
Par rapport au Scope, vous aviez imaginé des petits mécanismes devant l’objectif pour modifier ponctuellement les proportions du cadre…
Absolument. Ophuls s’accommodait mal de ce format. C’est le cadreur Alain Douarinou qui avait inventé un système de rouleau de caoutchouc, avec une petite manivelle qui faisait une sorte de rideau qui se fermait et s’ouvrait. Cela permettait de rétrécir et d’élargir le champ de visée. C’était moi qui étais chargé de ça parce que l’équipe caméra ne pouvait pas s’en charger. C’était très bricolé, quelquefois il y avait des à-coups et c’était très difficile de le rendre fluide.
Vous souvenez-vous des directives qu’Ophuls donnait à Matras pour la couleur ?
Ce sont des directives données avant le tournage. Les discussions ont eu lieu avant que j’arrive. Il recherchait des camaïeu de gris dans les coursives du bateau, l’opposition de la couleur des costumes et de celle des décors. Tout cela était très bien précisé avant, pour que tout aille sur les rails au tournage. On a l’impression maintenant que certaines séquences auraient pu être colorées au laboratoire. Quand il recherchait une couleur un peu carmine, ou un vieux rose comme nous tournions dans la région niçoise, nous avions un camion-citerne dans lequel on avait coulé de la poudre de couleur. Et quand le carrosse traversait un paysage, on faisait passer la citerne qui envoyait de chaque côté des jets sur les arbres pour qu’ils prennent une tonalité un peu rose. Il y avait également cette auberge où Tino Rossi avait tourné La Belle meunière, pas loin de la rivière du loup, il fallait qu’elle soit rose alors qu’elle était blanche ! Et comme les propriétaires refusaient qu’on la repeigne en rose, on l’avait recouverte entièrement de tulle ! Vous imaginez la quantité de tulle qu’il fallait ! Avec les machinos et un système d’attaches pour fixer le tulle (il y avait du vent et on sentait un peu trop les mouvements du tulle alors, il fallait rectifier et les plaquer davantage). Tout cela faisait perdre un temps fou ! C’était baroque, ça semblait fou pour les techniciens qui pensaient que c’était quand même exagéré ! Mais c’était sa volonté. C’est vrai que certaines séquences avaient des couleurs dominantes, ce qui n’était pas évident pour le préparateur ! Max ne discutait pas : il disait « Elle est blanche, je veux qu’elle soit rose, je vais dans ma loge, vous m’appellerez quand c’est terminé ! » Il fallait se démerder et ce n’est pas toujours facile. Le temps qui passait était mis au compte des techniciens « démerdez-vous, dépéchez-vous » et la production s’énervait. Ce n’était pas de la faute des techniciens, il fallait simplement réaliser ce que souhaitait Max Ophuls ! Quelquefois le directeur de production se rendait compte qu’il aurait pu demander à Max Ophuls de laisser la maison blanche, ce qui aurait fait gagner trois heures de tournage ! Il y avait aussi une sorte de complicité entre Ralph Baum et Max Ophuls : ils avaient fait beaucoup de films ensemble, se connaissaient bien, et c’était plutôt les producteurs qui auraient dû réagir que Ralph !
De quelle façon donnait-il du rythme aux séquences ?
Ce serait malhonnête de ma part de vous répondre, parce que je serais obligé d’inventer. Quand on est assistant sur un plateau, il y a un tel travail de préparation, surtout pour un film comme celui-là, que ce jugement était dépassé par la fonction que nous avions : on arrêtait pas de courir. C’était passionnant d’ailleurs, mais il aurait fallu être sur le plateau en permanence et écouter Ophuls. Il n’en était pas question ! Je sais simplement qu’il avait un grand cameraman, Alain Douarinou, qui donnait parfois son avis, qui faisait parfois des suggestions et était très écouté. Il y a des scènes de travelling sur les toits dans Le Plaisir et Douarinou avait un talent. Je me souviens d’un film avec Edwige Feuillère qu’on a fait ensemble, Olivia : la caméra était littéralement sensuelle, elle caressait un corps habillé, dont les formes étaient dessinées. Alain Douarinou arrivait à faire traduire au mouvement de caméra lui-même quelque chose d’érotique. Il avait un talent et une sensibilité. Dans une mise en scène aussi colossale que celle de Lola Montès, il ne s’agissait pas de rater les plans-séquences car ce n’était pas possible de les refaire plus d’une fois. À cette époque-là, l’opérateur visait à travers la pellicule. C’est pourquoi il y avait le voile noir dessus. Certains mettaient des lunettes de soudeur très sombres pour habituer l’œil à regarder et il fallait voir si la perche ou un pied de caméra n’étaient pas dans le champ ! Il fallait que les mouvements soient coulés et que rien n’échappe à l’œil du cameraman. Il n’y avait pas de combos non plus. Ces cameramen étaient de véritables artistes.
Max Ophuls répétait beaucoup et tournait peu…
Exactement. Mais il y a toujours différentes choses qui ne dépendent ni du metteur en scène, ni du cameraman. Pour que tout soit parfait, il faut une orchestration mais aussi de la chance. On refaisait très souvent les prises parce qu’il voulait la perfection. Il fallait arriver au moment où la prise était parfaite, obtenir exactement ce qui lui plaisait.
Vous souvenez-vous du tournage de la première scène, ce plan-séquence où arrive Ustinov…
Il y avait tellement de figurants que quelqu’un a proposé à Max de mettre à la place des silhouettes découpées, et de disposer des rideaux de tulle entre la piste du cirque et le fond du décor, où étaient les spectateurs, pour qu’on ne voit pas que les silhouettes étaient du contreplaqué. Mais ça coûtait aussi une fortune : il fallait faire les photos des figurants, les agrandir à taille humaine, découper des plaquos, coller les photos, ajouter des chapeaux quelquefois, ou des accessoires… Et dans certains plans rapprochés, Max se plaignait que c’était trop statique. Il a fallu les articuler un peu, et mettre des machinos en dessous pour les bouger, si bien que ça coûtait bientôt presque plus cher que les figurants eux-mêmes ! Mais la production a quand même dû trouver une économie, parce que renvoyer la figuration prenait un quart d’heure vingt minutes, tout le monde était évacué du décor et s’éparpillait dans le studio. Puis il fallait ramener les figurants, ce qui prenait encore un temps infini. Cela coûtait vraiment cher. Sans la figuration, qui en plus faisait beaucoup de bruit, on se retrouvait plus entre nous et ça allait un peu mieux. Il faisait tellement chaud dans ce cirque… Il fallait éclairer énormément et cela nécessitait un gros travail pour arriver à obtenir cette lumière du cirque…
Le film a été attaqué pour des raisons formelles…
Les exigences d’Ophuls lui avaient fait pas mal d’ennemis, notamment chez les producteurs : on savait que le film avait dépassé son devis initial. On a trop parlé du film, et quand les gens l’ont vu, il y a peut-être eu une déception et un mauvais courant. Je me souviens de la projection au Marignan : j’avais la sueur qui me coulait entre les omoplates parce que je sentais que le public était très froid. C’était le public très exigeant des premières. Il n’y avait pas de bonnes ondes. Et les applaudissements polis étaient purement formels. On savait que le film ne marcherait pas bien.
Il y a eu ensuite des remontages
Oui, il y a eu des bricolages, mais cela n’a jamais arrangé quoi que ce soit : quand un film est sorti, on a beau le bricoler tant qu’on pourra… Peut-être que si le film avait été remonté par Ophuls avant sa sortie, il aurait mieux marché mais personne ne ne peut le dire.
Bernard Payen est responsable de programmation à la Cinémathèque française.