Avec : Henri-Georges Clouzot (réalisateur), Michel Romanoff (assistant réalisateur), Simone Signoret (actrice), Véra Clouzot (actrice et épouse de Clouzot), Paul Meurisse (acteur), Michel Serrault (acteur), Noël Roquevert (acteur), Charles Vanel (acteur), Thomas Narcejac (romancier), Pierre Boileau (romancier), Johnny Hallyday (figurant), Inès Clouzot (seconde épouse de Clouzot).
Henri-Georges Clouzot : Véra lit tous les livres pour voir ceux dont on pourrait tirer un film. Nous bavardons interminablement le soir. Une fois, il était minuit, on allait éteindre la lumière. Je dis à Véra : « Tu devrais lire ça tout de même. » C’était un roman policier : Celle qui n’était plus de Boileau et Narcejac. À deux heures du matin, à mon tour, j’avais envie de dormir.
Véra Clouzot : J’ai été absolument envoûtée par cette histoire. J’ai dit à Georges : « il y a là-dedans une idée formidable. Ne dors pas. Il faut que tu la lises tout de suite. »
Henri-Georges Clouzot : Elle était d’autant plus désintéressée que le rôle principal était celui d’un quadragénaire bedonnant. Je lis, mais je suis déçu. À la moitié du bouquin, j’avais découvert le truc. Elle me dit : « Continue ! » À quatre heures du matin, je finis le bouquin. À neuf heures et demie, j’avais acheté les droits.
Thomas Narcejac : Clouzot s’est pris d’amitié pour notre histoire trois jours après la sortie du bouquin. On a été convoqués pour signer les papiers, et à partir de cet instant, il nous a contactés à plusieurs reprises.
Pierre Boileau : Il se montrait extrêmement amical, chaleureux même. Je n’en dirais pas autant de tous les adaptateurs et de tous les cinéastes que nous avons rencontrés. Il aimait se tenir perché, sur le bras d’un fauteuil, sur le coin d’une table, balançant une jambe, toujours plus ou moins en mouvement, maîtrisant mal une certaine trépidation intérieure.
Thomas Narcejac : Oui, il y avait en lui une salle des machines toujours sous pression. Il avait des sourcils extrêmement fournis, d’où cette espèce de regard embusqué qui semblait prendre avec amusement votre mesure. Et puis il avait une certaine façon de fumer la pipe, comme quelqu’un qui ne ferait que tremper ses lèvres dans un verre d’alcool : toutes petites bouffées économes, rapides pauses méditatives, et soudain un vif sourire carnassier précédent la question : « Qu’est-ce que vous en pensez ? » Et alors il vous guettait et on se sentait un peu idiots. Au fond, je crois que ses interlocuteurs lui servaient à faire de la balle au mur, à relancer sans cesse une réflexion qui avait besoin de rebondir sur un obstacle. Il n’attendait pas d’ailleurs un avis particulier sur son travail d’adaptation : c’était un homme secret. Il n’y avait presque aucune indication sur la colonne de gauche du script. À cette époque, le scénario était divisé en deux colonnes.
Henri-Georges Clouzot : Moi, je garde secrètes mes images…
Thomas Narcejac : Le film de Clouzot ne ressemble pas à notre livre. Non seulement les personnages ne sont pas les nôtres, mais encore et surtout leur psychologie porte une marque dont nous ne sommes pas responsables. En revanche, le déroulement de l’action, le rythme du suspense, l’allure de la tragédie, sont absolument conformes à ce que nous avions voulu. Il n’a pas transformé le roman. Il l’a transposé avec une virtuosité et une intelligence extraordinaires.
Henri-Georges Clouzot : Après avoir acheté les droits, pendant un an et demi je me suis dit : « C'est la plus mauvaise affaire de ma vie. Je n'arriverai pas à en faire un film. » Le livre racontait une histoire d’escroquerie à l’assurance. Mon action n’était plus du tout une escroquerie à l’assurance. J’ai essayé de la placer dans plusieurs milieux. D’abord une clinique. Puis une institution d’enseignement privé. Elle me donnerait à la fois une atmosphère sinistre et, grâce aux enfants, un univers un peu féerique. Et la piscine.
Pierre Boileau : Le cinéma ne permet pas toujours de s’en tenir à la suggestion : dans Les Diaboliques, Clouzot a dû montrer tout ce qui n’était, dans le livre, que suggéré. Il n’était pas facile de rendre tangible, comme c’était le cas dans le livre, les angoisses d’un personnage livré à lui-même. Clouzot s’est montré habile, en choisissant le contre-pied total, et en plaçant ses héros au beau milieu d’une collectivité symbolique, dans une espèce de collège. Je crois que paradoxalement, cette immersion du personnage dans un univers collectif était le meilleur équivalent à la solitude que nous décrivions par écrit.
Michel Romanoff (assistant réal) : Je cherchais un internat pour le film. Je devinais ce que désirait Clouzot, et sur ces impressions, je me mis en route. Je parcourais les communes de Seine et Oise que la pluie quotidienne rendait grises, ternes. Seul, toujours seul : « Nous n'avons pas les moyens de vous envoyer à deux » disait la production. Sur rendez-vous, je visitai le Château de l’Étang-la-Ville. Je découvrais alors, derrière les tapisseries pendantes et les planchers affaissés, la somptuosité éteinte des lieux. Je voyais le décor sorti de l’imagination d’Henri-Georges Clouzot prendre place. Le décorateur René Renoux n’avait qu’à compléter ce qui existait déjà. Pour la distribution, Clouzot nomma sa garde et arrière-garde : Simone Signoret, Pierre Larquey, Noël Roquevert et Temerson.
Simone Signoret : J’étais dans mon jardin d’Auteuil lorsque Marcelle m’annonça : « Monsieur Clouzot vous demande au téléphone. » Mes rapports avec Clouzot, depuis Le Salaire de la peur, avaient suivi des cours divers. En m’appelant pour Les Diaboliques, Clouzot obéissait à des motivations qui n’étaient pas celles qui l’avaient poussé à prendre Montand pour Le Salaire. Je ne l’avais jamais épaté et mon talent, si j’en avais, ne l’avait jamais frappé. Il avait considéré Casque d’or comme un « non-film », m’avait scientifiquement démontré comment ç’aurait pu devenir un film si lui, Clouzot, l’avait mis en scène à la place de Jacques… et si Martine Carol l’avait interprété. Moi, j’aimais bien Martine Carol, qui était une fille très gentille, et je lui avais conseillé de refaire Casque. C’était ça, le ton de nos conversations. On se disputait, on se réconciliait. Véra arbitrait ou mettait de l’huile sur le feu, ça dépendait de son humeur. Comme ils avaient découvert la Colombe d’or, à St Paul de Vence, ils y vivaient en permanence depuis la fin du Salaire de la peur. Ça nous permettait d’entretenir ces relations ambiguës et agressives qui, dans le fond, nous amusaient beaucoup.
Henri-Georges Clouzot : Ce que je déteste le plus : les acteurs qui pensent. Mais je peux faire jouer n’importe quel débutant, à condition qu’il ait quelques dons.
Michel Romanoff : Les nouveaux étaient Michel Serrault et Véra Clouzot.
Michel Serrault : Au cabaret, à La Tomate, il n’était pas rare de voir parmi les spectateurs des grands comédiens ou des chanteurs. Pierre Fresnay était venu, Eric von Stroheim était un soir dans la salle. Mais en 1954, alors que j’étais au sous-sol avec Jean Carmet, quelqu’un vint me dire que j’étais attendu au bar par Henri-Georges Clouzot. Sur le coup, j’ai pensé à une blague de Carmet (spécialiste du genre, quand même). Je gagnai le bar et me retrouvai devant un homme au visage fin et nerveux, aiguisé comme une lame. « Monsieur Serrault, je vous apprécie beaucoup, je suis venu vous voir jouer plusieurs fois ici ou Chez Gilles, je prépare un film et j’ai un rôle pour vous. » Je ne savais pas grand-chose du cinéma, sinon ce que j’en connaissais comme spectateur, mais je n’ignorais pas que Clouzot était tout sauf un cinéaste comique ! Je marquai donc mon étonnement. C’était une époque où les contacts s’effectuaient sans intermédiaire. Les grands metteurs en scène de cinéma (et même les petits) ignoraient jusqu’à l’existence des directeurs de casting et ne traitaient pas, sauf pour les vedettes, avec les imprésarios et les agents artistiques. Trois jours plus tard, je me rendis au bureau de la production des Diaboliques. Jusqu’à l’été de 1954, je n’avais aucune idée de ce qu’était réellement un plateau de cinéma.
Michel Romanoff : Autant Serrault était entré dans son personnage, autant Véra avait du mal à pénétrer le sien. L’équipe le ressentait mais selon l’usage « fermait sa gueule ». Clouzot voulait faire de Véra une star. Bon, ça a demandé beaucoup de travail, beaucoup de souffrance, beaucoup de temps et de pellicule. Elle se donnait énormément de mal. Mais elle n’avait pas un battement de cœur au même rythme que Clouzot. Lui, pouvait dormir trois heures et repartir pour une journée. Véra, il lui fallait huit heures. Vous voyez le décalage. C’est pas possible.
Simone Signoret : En répondant « oui », par ce bel après-midi de juillet 1954, à son offre de jouer dans Les Diaboliques, je savais que je ne me préparais pas des jours sereins. Je n’imaginais pas que j’allais en baver comme j’en ai bavé pendant seize semaines. Clouzot venait me chercher parce qu’il avait besoin de moi pour le rôle. Il avait surtout besoin d’une actrice qui ne fût pas une étrangère pour Véra. Elle n’était pas comédienne du tout et il préférait qu’elle travaille avec une copine… en famille, quoi !
[attention spoiler] Comme l'aurait évidemment souhaité Clouzot, il est fortement conseillé de voir le film avant de lire ce qui suit...
Michel Serrault : Je fis la connaissance de Simone Signoret et de Véra Clouzot dont les rapports tendus n’étaient pas pour déplaire à Clouzot, qui au besoin les aiguillonnait, estimant que pareille situation ne pouvait que servir l’histoire et le film. Véra Clouzot jouait le rôle d’une femme que son mari (Paul Meurisse) et la maîtresse de celui-ci (Simone Signoret) vont faire mourir de peur, la sachant cardiaque. Le plus surprenant c’est que Véra Clouzot est effectivement morte d’une crise cardiaque quelques années plus tard.
Simone Signoret : Ce n’est pas lui qui voulait faire tourner sa femme. C’est elle qui voulait tourner. Sur Véra Clouzot, on pourrait écrire trois volumes. Elle était drôle, insupportable, généreuse, folle, malheureuse et capable de rendre les gens malheureux ; elle était malade aussi ; je l’ai adorée et détestée et, curieusement, elle me manque. C’est elle qui voulait tourner tout en se faisant croire que c’était lui qui l’y forçait. On était bien en famille, mais on n’était pas chez les Fenouillard, on était chez les Atrides ! Dans le fond, on se connaissait trop. Les gens devraient se découvrir dans le travail.
Paul Meurisse : Mon premier contact avec Clouzot eut lieu au bord de la fameuse piscine où ma femme et ma maîtresse devaient jeter mon corps, après m’avoir noyé dans une baignoire. Pour tourner cette scène où ces deux dames me transvasent d’une malle en osier dans la piscine, Clouzot me demanda de révulser mes yeux de telle sorte que l’on ne vît presque plus ma prunelle. J’essayai. Plusieurs fois. Je n’y arrivais pas. « Je ne sais pas le faire », dis-je. Quatre secondes de suspense. Et Clouzot laissa tomber la sentence. « Cécile Aubry sait le faire, elle. » J’ai cru que c’était une blague. J’ai ri. Je fus le seul. L’équipe technique attendait, dos courbé, le tonnerre de Zeus. Moi, bêtement : « Il vaut peut-être mieux avoir du talent que de savoir révulser les yeux ! » Ah ! Ah ! la bonne boutade ! J’étais content. Je me disais : « Il va rigoler. » Pas du tout. Le dos des techniciens se courba davantage. Les pieds cloués au sol, ils s’attendaient au pire. Il ne se passa rien du tout. « Qu’on lui commande des verres de contact blancs », dit Clouzot. Lui, c’était moi. Pour marquer la distance entre la tête pensante et l’exécutant. J’étais ravi. La distance, rien de tel pour l’harmonie des rapports.
Michel Serrault : L’ambiance sur le plateau n’était pas à la rigolade. Il y avait un côté ciel plombé qui alimentait mon trac plus qu’il n’aurait fallu. On avait l’impression que tout était d’une gravité extrême, qu’on engageait son existence par le moindre geste, mais on craignait par-dessus tout de déclencher les foudres du maître d’œuvre dont le pessimisme naturel et le tempérament vif trouvaient avec ces Diaboliques une nourriture de choix.
Paul Meurisse : Clouzot n’avait aucun humour, et ne le savait pas. Forcément. Savoir qu’on en a, c’est déjà en avoir. Ce n’était pas son cas. Mais, à aucun moment, je n’ai eu à me plaindre, pendant le tournage des Diaboliques de nos rapports metteur en scène – acteur.
Michel Serrault : J’admirais depuis toujours Paul Meurisse, comédien véritable, remarquable dans le drame et excellent dans l’humour à froid des comédies légères. Nous sommes devenus amis, et j’aurais beaucoup de plaisir à le retrouver plus tard dans des films bien différents. Nous parlions souvent ensemble, et j’aimais sa façon de travailler, cette manière de s’extraire d’un tournage pesant, comme pour dire : « Ce n’est pas grave, les gars, c’est un film, pas plus ». C’est Henri Jeanson qui avait surnommé Meurisse « le nonchalant qui passe », et on ne peut trouver meilleure ni plus affectueuse définition.
Noël Roquevert : Je n’avais pas été pressenti initialement pour participer aux Diaboliques de Clouzot. Le rôle était épisodique mais il me permettait de travailler avec cet homme qui est un excellent metteur en scène, même s’il se comporte quelquefois comme un tyran sur le plateau. C’est du moins l’avis de nombreuses actrices qui n’hésitent pas à voir en lui un misogyne.
Michel Serrault : C’était un grand metteur en scène, exigeant, tyrannique, qui ne détestait pas user d’un fond de perversité pour obtenir le résultat qu’il souhaitait devant l’objectif.
Henri-Georges Clouzot : Vous verrez, Véra est extraordinaire dans Les Démoniaques (titre du film avant autorisation des ayants-droits de Barbey d’Aurevilly d’utiliser Les Diaboliques). Elle a une qualité de sensibilité que je n’ai trouvée qu’à Ludmilla Pitoëff. Dans Le Salaire de la peur, j’ai tout de suite vu qu’elle « passait l’écran ». Je ne lui ai pas ajouté une ligne de texte, mais j’ai changé le découpage pour la mettre un peu plus en valeur.
Paul Meurisse : Le talent de Clouzot était tel que même les invraisemblances avaient un air de vérité. Eh bien, avec sa femme Véra, qui était comédienne comme moi je suis nègre, il a dû nager dans le bonheur ! Mais à quel prix ! Que d’éclairages savants, élaborés pendant des heures, pour donner à ce visage un soupçon d’expression ! Que de grincements de dents et de révoltes rentrées de la part de Simone Signoret, qui voyait son talent servir de support au vide absolu de sa partenaire. Suprême astuce, on « tramait » la lumière pour que sa beauté ne viennent écraser davantage l’insignifiance du visage de Véra.
Inès Clouzot : Entre Le Salaire et Les Diaboliques, Véra avait vieilli si vous voulez. Bon, elle n’avait plus l’éclat de sa première jeunesse et elle était difficile à photographier. En plus, comme ce n’était pas une actrice professionnelle, il était normal qu’il la prépare et qu’il la mette en condition, plus que Simone Signoret, qui était très très bien dans le film, et Meurisse qui avait plus de métier.
Simone Signoret : La tension devint extrême du jour où Clouzot me dit très méchamment : « je n’aurais jamais dû vous laisser lire la fin du scénario. » Il avait dit là une chose formidablement intelligente et c’est moi qui ne l’ai pas comprise. J’ai assez dit à quel point le tournage avait été pénible pour assumer complètement le blâme à ce moment-là. La femme que je jouais était une coupable, une tueuse, et la complice de son amant, que jouait Paul Meurisse. Elle prétendait être l’alliée du personnage que jouait Véra. J’avais malgré moi tendance à la jouer en coupable, alors que tout le suspense tenait au fait que le public devait la croire innocente jusqu’aux dernières minutes du film. Quand il m’a dit ça, je l’ai mal pris. J’ai eu tort.
Noël Roquevert : J’avais une scène avec Simone Signoret. Je l’aidais à descendre une malle qui, je l’ignorais, contenait un homme, en l’occurrence Paul Meurisse. Pour faire plus vrai, Clouzot avait eu l’heureuse idée de mettre un gars à l’intérieur de cette malle, ce qui ne nous arrangeait pas. En effet, il n’était pas aisé de descendre un escalier étroit, en colimaçon tout en portant une malle pesant plus de 80 kilos. Comme nul ne l’ignore, Clouzot est un metteur en scène consciencieux, connaissant parfaitement son travail, et n’acceptant de « mettre en boîte » une scène que si elle est parfaite. Aussi avons-nous descendu et monté cette putain de malle quatre ou cinq fois. Quand monsieur Clouzot a jugé la descente de l’escalier à son goût, nous avons poussé un soupir de soulagement. Et au même instant, venant de l’intérieur de la malle, nous avons entendu un râle : « Aaaah ! » On avait oublié le pauvre gars ! Nous nous sommes empressés d’ouvrir et nous l’avons découvert, à demi asphyxié… Diable ! Il se trouvait là depuis une demi-heure et il ne disait rien. Et pour qu’il ne roulât pas pendant les descentes dans l’escalier, on l’avait attaché. Clouzot a enfin compris qu’il n’était pas nécessaire de perdre un figurant, et qu’un sac de sable pouvait être aussi efficace.
Paul Meurisse : Je suis navré de démolir sa légende, mais Clouzot était un homme d’une grande courtoisie. Je ne le connaissais pas. Il ne me connaissait pas. Nous ne tenions pas à nous connaître, et c’était très bien ainsi. Autant son cinématographe me remplissait d’admiration, autant son cinoche me laissait froid.
Simone Signoret : Heureusement il y a avait Meurisse et Vanel sur le plateau. Et Jean Renoir sur le plateau d’à côté. Il faisait French Cancan. C’était la récré, eux s’amusaient bien.
Charles Vanel : Clouzot était charmant avec moi, puisque nous nous étions expliqués une fois pour toutes avant le tournage du Salaire. Il était comme ça Clouzot : si on lui tenait tête, c’est lui qui s’écrasait. Dans le cas contraire, il faisait son numéro de torture. Clouzot se plaisait dans ces ambiguïtés. Pour un acteur, l’ambiguïté, c’est ce qu’il y a de plus intéressant à jouer. La subir, c’est une autre histoire.
Michel Serrault : Avec moi, il se montra agréable mais je n’eus que peu de rapports avec lui. Comme tous les réalisateurs, il avait trop de choses à faire pour s’occuper des troisièmes rôles. Le personnage de M. Raymond possédait un faux courage, une étrangeté dans la veulerie. J’accentuai cette orientation en le gratifiant aussi d’une certaine suffisance. En fait, je me rapprochais de ces personnages d’imbéciles que je jouais au cabaret avec Jean Poiret, à cette différence près que le texte n’était pas une suite d’énormités. Mais dans l’aspect physique et les jeux de physionomie, nous étions dans le même registre. Je crois avoir compris depuis que c’est pour cette raison que Clouzot m’avait sollicité. Il fut satisfait, sembla-t-il, de cette prestation de comique à qui on ne demandait pas de faire rire. Moi je n’en revenais pas d’avoir été appelé pour un rôle dramatique.
Henri-Georges Clouzot : Pour trouver les élèves de la pension, j’ai fait venir des gosses. J’en ai vu trois cents. J’en ai pris trente-cinq.
Johnny Hallyday : Pendant qu’avec d’autres enfants je suivais des cours de comédie au Grand-Guignol chez Marie Marquet, l’assistant d’Henri-Georges Clouzot passa nous voir. Il était à la recherche de figurants. Je fus sélectionné. Premier jour, je passai une audition. Reçu. Quand je fis un bout d’essai, bien qu’un peu crispé, je fus bon pour un nouveau tour.
Michel Serrault : Le tournage des Diaboliques avait lieu en partie en studio, en partie dans une institution de la banlieue chic, un de ces collèges privés avec parc arboré que l’on trouve entre Le Chesnay et Maisons-Laffitte.
Johnny Hallyday : Le mois de tournage au château de l’Étang-la-Ville ressemblait à des vacances dorées et turbulentes. Nous étions dorlotés et chouchoutés par Véra Clouzot. Mais le plus fascinant pour des gamins, c’était de se retrouver avec les grandes stars des années 50 : Simone Signoret, Charles Vanel, Paul Meurisse… De figurant, je fus presque élevé au rang d’acteur. On me confia une réplique. Pour moi tout seul. La scène fut coupée au montage mais qu’importe. J’avais posé un pas dans la cour des grands.
Henri-Georges Clouzot : J’ai été interne. J’ai vécu ce réfectoire. Je me rappelle une histoire de macaroni, cuits à l’eau, sans sel, sans beurre. Et moisis. Je me rappelle avoir cassé des assiettes. Une des grandes difficultés de ce sujet, c’était d’avoir des détails assez réalistes pour soutenir une histoire qui l’était peu.
Thomas Narcejac : La célèbre « résurrection » de Meurisse dans la baignoire constitue une audace propre au talent de Clouzot, mais qui moi personnellement… (sourires)
Philippe Boileau : Sans doute, au cinéma, était-elle nécessaire. Dans le livre, nous pouvions nous contenter d’annoncer le retour « d’entre les morts », sans aller jusqu’à concrétiser l’apparition. Au cinéma, cela semblait insuffisant, probablement. L’idée de « présence occulte » n’est pas très cinématographique.
Henri-Georges Clouzot : Pour trouver la bonne baignoire, on a enregistré le bruit de celle de ma chambre, de celle du studio, de celle de la chambre de l’ingénieur du son. La dernière fut celle de la chambre de Napoléon, au Relais de l’Empereur, à Montélimar.
Paul Meurisse : Les histoires aberrantes qui ont été racontées sur la scène de la baignoire relèvent de l’infantilisme. L’a-t-on assez dit, que Clouzot exigeait que l’eau fût froide ! Qu’ils fassent donc l’essai, ceux qui ont écrit ces âneries, d’entrer tout habillé dans une baignoire d’eau froide ! Pensent-ils que la production aurait pris le risque de voir son acteur au lit avec une pneumonie ! Croient-ils que les assurances l’auraient permis ! C’est grotesque. La vérité est moins débile. Une vaste cabine surchauffée avait été construite à quatre ou cinq mètres de la baignoire, afin que, toutes les vingt minutes (quand je le demandais), je puisse sortir de l’eau, me faire bichonner et mettre des vêtements secs. Et l’on recommençait. Quant à l’eau, elle était maintenue à un degré constant de chaleur. C’est l’un de mes meilleurs souvenirs. Tout le monde, à commencer par Clouzot, était aux petits soins pour moi. La scène a duré deux jours. À la fin de chacune de ces deux journées, je rentrais chez moi complètement soûl, tellement on m’offrait de grogs au whisky pour me réconforter. Pour communiquer avec moi, Clouzot m’avait attaché une ficelle à une cheville. Dès que la scène était tournée, il tirait sur la ficelle. Cela voulait dire que je pouvais faire surface. Deux jours de paresse, de whiskies, de confort et de prévenances. Qu’est-ce qu’on peut demander de plus ! Décidément, le cinéma est parfois bien agréable !
Simone Signoret : Après la tension, ce fut l’enfer et puis l’apocalypse quand arriva une lettre recommandée du théâtre Sarah-Bernhardt exigeant ma présence pour la deuxième semaine de répétitions des Sorcières de Salem. J’avais signé un contrat de huit semaines avec Clouzot, on entrait dans la quinzième semaine de tournage. On en fit seize. Il ne m’en paya que huit. Il avait très bien préparé un contrat que j’avais lu très mal. Je commençais à répéter le soir Les Sorcières pour rattraper mes camarades qui avaient quinze jours d’avance sur moi. Je passais directement de la tueuse à la puritaine de Nouvelle-Angleterre, sans transition, pour être à nouveau la tueuse le lendemain matin aux studios de Saint-Maurice où mon metteur en scène, sa femme et moi-même ne nous adressions plus la parole.
Michel Romanoff : Le film se termina. Le film sortit un mercredi. Une légende bien établie voulait qu’en additionnant les entrées des séances de l’après-midi et du soir, multipliées par 10, on pouvait donner une estimation proche du nombre d’entrées de la première semaine. Bon, ce mercredi 19 janvier, Les Diaboliques était à l’honneur ! À partir de 13h30, face au Marignan, assis à une table de terrasse, j’observais la queue s’allonger sur les Champs-Elysées. Clouzot, au désespoir du projectionniste, était encore avec une paire de ciseaux en train de couper et coller dans la pellicule les images qu’il jugeait inutiles. Le perfectionniste qu’il était se mettait en colère s’il découvrait, une fois le film en salle, le moindre temps mort.
Henri-Georges Clouzot : Je crois qu’il est très difficile de tourner un film en Cinémascope ou en Vistavision en noir et blanc parce qu’on le passe sur des écrans métallisés qui supportent mal le noir et blanc. Et puis je n’étais pas satisfait des essais que j’avais demandés chez Technicolor. Je ne veux pas tourner en couleurs dites naturelles. Je veux pouvoir travailler avec des couleurs interprétées.
Michel Serrault : Celui auquel je reste infiniment reconnaissant, pour avoir bien voulu prendre en main l’acteur de cinéma débutant donc ignorant que j’étais, c’est Armand Thirard, le directeur de la photographie. Thirard était un grand chef opérateur, qui travaillait essentiellement sur la puissance des contrastes du noir et blanc. Il avait remarqué que je n’en menais pas large. « Michel, venez vous asseoir là, on n’est pas pressés, je vais faire mes lumières et je viendrai vous chercher quand ce sera le moment. » Il m’indiquait les emplacements à tenir, les mouvements à faire, m’expliquait pourquoi on tournait la scène plusieurs fois, bref il me donnait mes vraies premières leçons de cinéma et apaisait par là même mes craintes de débutant.
Paul Meurisse : Cette histoire de verres de contact que l’on a été obligé de me faire fabriquer, parce que je n’avais pas le grand talent que possédait Mme Aubry, de révulser les prunelles, servit le film, quand, dans la scène finale, j’émerge de la baignoire et que je les enlève l’un après l’autre. Le public pousse un cri d’effroi. Clouzot aurait dû me remercier. Clouzot ne remerciait pas. Je m’empresse d’ajouter que cette attitude ne lui enlevait pas un glaçon de courtoisie.
Véra Clouzot : Georges est un homme merveilleux, mais peu le comprenne. On le dit emporté, violent. Avec moi il est adorable. Nous ne nous quittons jamais. Il m’accompagne jusque chez le couturier et discute du choix de mes robes. Je le protégerai sans cesse.
Henri-Georges Clouzot : Véra a une sensibilité stupéfiante ! Les gifles, c’était Cécile Aubry qui me les demandait dans Manon pour se mettre dans un certain état de nerfs. Mais Véra, pour la faire pleurer, je la consolais d’une peine qu’elle n’avait pas eue.
Simone Signoret : Les Diaboliques firent une fortune et Véra eut sa couverture de Match.
Paul Meurisse : Le film fut un triomphe. Dans les salles, il répandait la terreur. J’y gagnai une célébrité non négligeable, et d’un style particulier. Partout où j’allais, les gens me désignaient, discrètement, de peur que je les voie, les conversations s’arrêtaient pour devenir des chuchotis, les mères serraient leurs enfants dans leurs bras. On m’aimait ! C’est fou ce que l’on m’aimait ! Les moins trouillards prenaient leur respiration et affrontaient une poussée d’adrénaline pour me dire : « Ce que vous m’avez fait peur quand vous sortez de la baignoire ! » Ce film fut pour moi une précieuse indication sur la valeur et l’efficacité d’un rôle. Le personnage que j’y interprétais reste dans la mémoire d’un grand nombre de spectateurs du monde entier et d’une dizaine de millions de téléspectateurs. Eh bien ! sur seize semaines de tournage, je n’avais tourné que treize jours !
Thomas Narcejac : Clouzot nous a conservé son amitié, et, lorsqu’il est mort, il travaillait encore à l’adaptation de l’un de nos derniers livres, La Lèpre.
Henri-Georges Clouzot : J’ai fait un policier, rien de plus.
Propos extraits des biographies de Paul Meurisse, Simone Signoret, Noël Roquevert, Michel Serrault et Michel Romanoff ; l’ouvrage de José-Louis Bocquet et Marc Godin, Clouzot cinéaste ; des articles des Cahiers du cinéma n°44 (février 1955), de Ciné-Miroir n°966 (14 mai 1953) et de Ciné-révélation n°49 (10 mars 1955) ; ainsi que du documentaire d’Eddy Vicken, Clouzot, le tyran éclairé (2004).