LE PRÉFÉRÉ : STARS IN MY CROWN (1950)
Film méconnu de Jacques Tourneur, Stars in my crown est pourtant son favori, né d’un coup de cœur pour le roman de Joe David Brown, que lui fait découvrir l’acteur Joel McCrea. Tourneur plonge dans l’aventure, et n’hésite pas à sacrifier sa rémunération pour faire aboutir le projet.
Stars in my crown, c’est le titre d’un cantique, joyeux, entraînant, qui ouvre le film, et qui va scander le récit, entre épreuves et petits bonheurs sereins. Le cinéaste de l’ombre a délibérément tourné le dos à la noirceur pour aller voir du côté de la lumière, pour filmer un conte à hauteur d’enfant. Son narrateur revient avec nostalgie sur sa jeunesse et cet Eldorado lointain, l’insouciance, les souliers neufs, la pêche, l’été vibrant. Ni regrets, ni amertume, pourtant. Pas d’idéalisme non plus, le regard est net, car le petit John est bien conscient de la dureté du monde qui l’entoure, du racisme qui sourd encore dans ce village sudiste à peine sorti de la Guerre de Sécession. Autour de lui, le pasteur, le médecin et l’institutrice sont les trois passeurs vers le monde des adultes, modèles et sources d’admiration. Stars in my crown a quand même de sacrées zones d’ombre, et évoque par instants La Nuit du chasseur. Mais à travers le prisme de l’enfant devenu adulte, il annonce surtout Du silence et des ombres qui sortira dix ans plus tard.
Pivot central de l’histoire, figure éducative, paternelle et justicière, le personnage du Pasteur relève d’une thématique chère à Tourneur : l’individu solitaire, confronté à une épreuve qui va bousculer ses certitudes. Ici, le doute pour l’homme de Foi. On ne voit d’ailleurs le Pasteur officier qu’une seule fois, lorsqu’il débarque dans la petite bourgade de Walesburg. Ses pas le dirigent tout droit vers le saloon où, colts et Bible en mains, il réclame et obtient l’attention pour une lecture forcément symbolique de la Genèse. Tourneur évite ainsi les écueils, et loin de tout prosélytisme, donne à sa fable faussement désuète et candide une touche extrêmement moderne.
En point d’orgue, le vrai-faux sermon du Pasteur, avec la lecture d’un testament illusoire. Le talent et l’humanisme du prédicateur vont faire renoncer des esprits échauffés à un lynchage en règle, et rendre au village sa sérénité première. Ce véritable tour de passe-passe répond à une autre scène, dans laquelle un prestidigitateur donne sa représentation sur la place du village. La séquence marque un tournant dans le film, puisque le petit John tombe littéralement malade, première victime d’une épidémie qui s’abat sur Walesburg, comme un fléau biblique qui viendrait éprouver les consciences. La magie blanche frôle ainsi la magie noire que dépeint Tourneur dans Vaudou, sept ans auparavant.
Mais Stars in my crown est loin d’être une simple chronique sociale et sociétale aux enjeux quotidiens. Au personnage du Pasteur s’oppose, physiquement, spirituellement et idéologiquement, celui du jeune médecin, scientifique et athée. Les deux ne cessent de se croiser, de se défier, toujours aux portes de la mort. Deux professions, deux visions de l’humanité, le sacré contre le profane : Stars in my crown est en fait une manière de western qui abrite ce duel permanent. L’affrontement connaît son apogée au chevet de l’institutrice opportunément prénommée Faith, lorsque le pasteur parvient par la prière à sauver la jeune femme, là où le médecin a tout tenté et, croit-il, échoué. À cet instant passe dans la chambre de la malade un courant d’air, qui fait vaciller la flamme de la bougie, mais ne l’éteint pas. De ce souffle renaît l’espoir. La communauté reprend vie, et peut de nouveau entonner son cantique. « Ne jamais perdre son émerveillement face au monde et à tout ce qu’il contient », préconisait Tourneur. Pari réussi.
LE WESTERN MODESTE : CANYON PASSAGE (1946)
« Canyon passage, western d’une splendeur discrète, est l’un des plus beaux jamais réalisés ». C’est Martin Scorsese qui le dit.
Premier western et premier film en couleurs de Jacques Tourneur, adaptation du prolifique auteur de westerns Ernest Haycox… Sur le papier, tous les éléments sont réunis pour accoucher d’un classique. Mais sur le papier uniquement. Tourneur, forcément imprégné d’une vision européenne des grandes épopées de l’Ouest, s’empare du genre, le bouscule, le transforme. Y injecte par instant certains codes de l’épouvante, une forme de lenteur, une alternance de respirations au milieu des dangers.
Ici, pas de désert, mais la forêt, lumineuse. Tourneur passe l’Oregon au Technicolor et magnifie une nature belle et sauvage. Ici, un personnage singulier et omniscient, troubadour à dos de mule, mandoline à la main, qui fait avancer le récit, et observe, en retrait, la vie de la communauté. Ici, des Indiens qui restent en lisière, littéralement, pendant une bonne part du film, avant la double chasse à l’homme finale, point d’orgue des rivalités entre les deux peuples. Le hors-la-loi est simplement bestial, le banquier, gardien de l’or et du temple, est corrompu.
Ici encore, les femmes ne sont pas de simples faire-valoir, mais sont fortes, déterminées. Quant au héros, incarné par un Dana Andrews au flegme débonnaire, il est pour le moins atypique : honnête, loyal, mais étrangement philosophique dans ses propos, presque détaché, même lorsqu’il joue des poings. Tourneur laisse la violence en marge, écourtant une bagarre sanglante, ou utilisant le hors-champ autant que possible. L’acte n’importe pas, seules comptent les conséquences.
Sous la loupe de Tourneur, la petite communauté exalte les valeurs classiques de l’Amérique des pionniers, entre labeur et solidarité. Mais tout l’intérêt de Canyon Passage réside dans le triangle amoureux, ou plutôt dans la farandole de sentiments entiers et réfrénés qui se déploie dans ce décor flamboyant. On n’est pas loin de La Ronde d’Ophuls, à la sauce Far West. La chaîne ne sera brisée que par la mort, un peu comme si Thanatos remettait Eros sur orbite. Une fois encore, Tourneur aura réussi un tour de malice, en parant un film romantique des atours du western. « Canyon Passage est modeste et d’une exquise subtilité ». Et c’est toujours Martin Scorsese qui le dit.
LE FILM NOIR « EN BLANC » : NIGHTFALL (1956)
Quelques néons dans une rue de Hollywood, quelques ombres, mais pas trop. Entrée dans le champ, cadrée plein centre, d’Aldo Ray. De dos, comme surgi de nulle part, comme arrivant par hasard dans une histoire où a priori il n’aurait rien à faire, lui, l’homme ordinaire.
Le moins qu’on puisse dire, c’est que Tourneur a changé de ton depuis La Griffe du passé, chef-d’œuvre du film noir sorti en pleine apogée du genre, dix ans plus tôt.
Bien sûr, les bases sont là, filatures, feutres mous, cigarettes, revolvers, un héros en fuite rattrapé par son passé, le poids de la fatalité, et une femme, libre et intrépide. Cette femme, c’est Anne Bancroft, qui complète ce couple totalement inattendu. On est loin de Bogart et Bacall des Passagers de la nuit nés eux aussi sous la plume de David Goodis. Elle, n’est pas si fatale que ça, lui, a le visage poupin, le sourire enfantin, et n’hésite pas à avouer qu’il a peur.
Mais la vraie prouesse de Tourneur, c’est de réussir un film noir en pleine lumière, depuis le café fortement éclairé où se rencontrent ses héros, jusqu’aux neiges étincelantes du Wyoming. La bonne idée est là : délaisser les trottoirs brumeux et luisants de pluie, les ombres des réverbères, les imperméables passe-partout, pour s’aventurer dans la nature, les champs, en bottes fourrées et manteaux doublés. Et là, la caméra se fait discrète, élégante, comme avec ce travelling qui révèle la présence des tueurs au spectateur en même temps qu’au héros.
Dans la gare où il suit Aldo Ray, le personnage du détective tire un petit billet d’une machine à proverbes : « On ne laisse pas de traces dans le sable en restant assis ». Dans la blancheur de la poudreuse, si. Tourneur, une fois encore, a imprimé sa griffe, entre sobriété et suggestion.
L’ENVOÛTANT : VAUDOU (1943)
1941. La RKO subit de plein fouet les pertes financières du Citizen Kane d’Orson Welles. Désormais, les films ne devront pas excéder 75 minutes, et leur budget sera plafonné à $150.000. Un an plus tard, le producteur Val Lewton impose Tourneur sur La Féline. Le réalisateur se joue habilement de ces contraintes en inventant des solutions formelles qui deviendront sa marque de fabrique et redéfiniront un cinéma fantastique jusqu’alors incarné par les films de monstres de la Universal. Vaudou, libre adaptation de Jane Eyre, applique les mêmes formules.
« J’ai rencontré un zombie. Cela semble étrange à dire. Si on m’avait dit ça il y a un an, je ne pense pas que j’aurais su ce qu’était un zombie ». Le film commence ainsi, tout simplement, avec le récit, calme et posé, de l’héroïne.
Vaudou est un film envoûtant. Où l’angoisse naît de la suggestion, et même de la sérénité.
Où éclate tout le talent de Tourneur.
Des plans sobres, efficaces. Une voix off comme un souvenir éthéré. Et la caméra à la disposition du décor, capital. Tourneur joue sur l’éclairage, fait surgir le surnaturel entre les persiennes et leurs zébrures d’ombres. Multiplie les trouvailles visuelles : le tableau de Böcklin, L’Île des morts, en arrière-plan, une harpe abandonnée, des lampes vacillantes. Ou encore, dans le jardin, l’ancienne figure de proue du navire qui amena les esclaves de la plantation, à l’effigie de leur ancêtre criblé de flèches, qui réunit leur douleur et la culpabilité des colons.
Un peu plus tard, une scène, très forte, contient peut-être toute la beauté et l’essence du film. Betsy, l’infirmière qui a peur du noir, emmène sa patiente cataleptique à travers les champs de cannes à sucre pour la soumettre à une cérémonie vaudoue. Protection, sollicitude, progression sur un chemin chargé d’embûches, confrontation à des signes étranges et macabres, la nuit étouffante… tout est là.
Vaudou est un film envoûtant. Au charme suranné, un peu particulier, aux accents lyriques, et qui navigue en eaux calmes entre poésie et irrationnel. Un film où le vent, qui gonfle les voilages, perturbe les esprits et matérialise presque le spirituel.
Le clair-obscur de la photographie, le silence oppressant de la nuit qui alterne avec les tam-tams assourdissants, la vie qui semble se dérouler essentiellement dans le patio, entre intérieur et extérieur, comme si les acteurs de ce drame ne parvenaient pas à se décider : tout flotte entre deux états, entre éveil et sommeil, entre la vie et la mort.
Tourneur ne donnera aucune réponse : il mène le spectateur par la main mais le laisse au seuil du mystère. Envoûtement, folie, au fond peu importe, ce qui compte, ce sont les histoires d’amour qui s’entrecroisent, causes et conséquences mêlées du drame qui se joue entre ces personnages tourmentés, dans cette famille au bord de l’implosion.
Vaudou est une formidable histoire d’amour, de sacrifice, davantage qu’un seul film fantastique. Un film qui, après nous avoir fait traverser la nuit, danser avec le sorcier, suivre un cortège funèbre magnifiquement éclairé aux flambeaux, nous laisse face à nos interrogations. Comme Betsy, on aura marché aux côtés d’un zombie. Vaudou est un film envoûtant.
LE RETOUR AUX SOURCES : RENDEZ-VOUS AVEC LA PEUR (1957)
15 ans après La Féline et son pendant masculin, L’Homme Léopard, Rendez-vous avec la peur permet à Tourneur de retourner filmer du côté du fantastique. On croise d’ailleurs brièvement un chat, panthère le temps d’une attaque, imaginée peut-être, diabolique sûrement. Cette fois, il s’agit, pour le cartésien professeur Holden/Dana Andrews, de se confronter à l’imaginaire, l’invraisemblable, à ce qui défie la raison. Rendez-vous avec la peur abrite ce duel dans une délicieuse oscillation et applique l’alléchant principe de Tourneur, « jongler avec le fantastique, et lui donner ce petit zeste de sérieux mêlé d’humour ».
Tourneur hypnotise doucement son personnage, qui recule peu à peu devant chaque évidence, passe du déni au doute. Il hypnotise doucement le spectateur. Distille des éléments concrets, les pierres de Stonehenge, un vieux manuscrit, une barbiche méphistophélique, des statues dans un parc, ancrant le surnaturel dans le scientifique pour mieux l’enrober de mystère.
Encore une fois suggérer l’horreur, et peindre l’ombre avec la lumière. Un plan sublime témoigne de son talent : Holden, qui vient de pénétrer dans le manoir à la recherche de la clef du mystère, descend l’escalier, vers la solution et vers des enfers symboliques. Une main surgit alors, sur la rampe, mais juste une main, présence mystérieuse et terrifiante. Holden se retourne : plus rien.
Petite tâche sur la toile : les apparitions du monstre. Tourneur, pour qui la véritable source de la peur se situait dans l’invisible, ne voulait pas le montrer, aurait préféré des inserts dans quelques scènes pour mieux faire douter les spectateurs, mais il dut céder à son producteur. Dommage. « Il est peut-être préférable de ne rien savoir » conclut ironiquement Holden dans une dernière réplique.