Mauritz Stiller, mode d'emploi

Blandine Etienne - 22 juin 2017

Cinéaste d’origine finlandaise, Mauritz Stiller incarne, avec Victor Sjöström, l’âge d’or du cinéma suédois. Entre 1912 et 1928, ce pionnier réalise près de cinquante films de genres variés, offrant un point de vue sensible sur sa patrie d’adoption. Également scénariste et acteur, le cinéaste s’avère un narrateur raffiné et un immense architecte de l’image, doté d’un sens du spectacle affirmé. Il est aussi celui qui a découvert Greta Garbo, avant de partir à Hollywood comme bon nombre de talents suédois.

Cinq films, parmi la quinzaine qui a survécu jusqu’à aujourd’hui, pour aborder le cinéma de Mauritz Stiller où la nature est souvent aussi puissante que les sentiments.

Mauritz Stiller sur le plateau d'Hotel Imperial

Le Trésor d’Arne (Herr Arnes pengar, 1919) – Le classique historique

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Probablement le plus connu et le plus apprécié de tous les films de Stiller, Le Trésor d’Arne est une œuvre majeure dans l’histoire du cinéma suédois et dans l’histoire du cinéma tout court. Victor Sjöström devait initialement tourner ce film historique, d’après Selma Lagerlöf, auteur multi-adaptée et prix Nobel de littérature. Sur un scénario de Gustaf Molander, en 800 scènes et une centaine de cartons (extraits pour la plupart du texte original et réduits au minimum), Stiller raconte l’histoire d’une héroïne tourmentée par un dilemme terrible dans le Danemark du 16ème siècle. Doit elle dénoncer le mercenaire écossais qu’elle aime mais dont elle découvre qu’il a participé au massacre de sa famille ?

Neige, glace et mer jouent un rôle essentiel dans le récit, piégeant les trois mercenaires qui attendent la fin de l’hiver pour pouvoir fuir avec le trésor. Stiller profite des plateaux extérieurs enneigés des studios de la Svensk Filmindustri à Stockholm et tourne aussi en décors naturels sur la côte ouest et au nord de la Suède, filmant des scènes grandioses, comme l’incendie d’un presbytère. Des extérieurs bleus sur les sapins enneigés, qui ouvrent le film, au cortège funèbre final sur la glace, chaque plan est composé comme autant de tableaux, superbement teintés. Les fantômes du passé resurgissent parfois en surimpression. Et la photogénie de Mary Johnson est à couper le souffle. Julius Jaenzon, la crème des cameramen suédois œuvre à l’image avec un soin et une imagination incomparables. Il a déjà travaillé à 26 reprises sous la direction de Stiller depuis les débuts du cinéaste en 1912 chez Svenska Biograph. À l’étranger, la photo impressionne au point que la dernière séquence inspirera Eisenstein pour Ivan le Terrible (1944). Côté mise en scène, Stiller livre un film plus moderne que Birth of a Nation, sorti après Arne à Stockholm.


Vers le bonheur (Erotikon, 1920) – La comédie jouissive

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De nature il est aussi question dans cette comédie adaptée d’une pièce hongroise et située dans les beaux quartiers de Stockholm. Les zones de turbulences y sont d’ordre sentimental. Mauritz Stiller observe avec bonheur les papillonnages entre spécimens de la haute société : un professeur de biologie, spécialiste de la vie sexuelle des coléoptères, sa délicieuse épouse délaissée (Tora Teje), la nièce charmeuse de l’entomologue (Karin Molander, ex femme de Gustaf), un baron aviateur et un sculpteur amoureux (Lars Hanson, acteur fétiche du cinéaste qui a débuté avec lui en 1914). Et le cinéaste fait preuve d’un extraordinaire sens du détail, jusqu’aux cartons d’intertitres, personnalisés de dessins. Erotikon s’avèrera l’un des films les plus chers de l’ère du muet suédois, bénéficiant d’une production luxuriante. Un somptueux ballet est même spécialement composé pour une séquence à l’Opéra de Stockholm et une petite virée en avion offre une des premières utilisation de plans aériens dans un film de fiction.

Des comédies, Stiller en a tourné mais sa plus célèbre reste Erotikon, comédie de la maturité qui apporte au genre une nouvelle dimension. Exit le burlesque slapstick et le comique caricatural allemand, la comédie s’allège et prend de la hauteur. Le jeu est d’une sobriété rare. Le récit sophistiqué, tout en sous-entendus ironiques, impressionne Ernst Lubitsch et marque ses premières réalisations américaines. La Stiller Touch a précédé la Lubitsch Touch. Également admiré par Chaplin, le film influence son Woman of Paris (1923). En Russie, le rythme rapide intrigue alors que l’école russe du montage se développe progressivement. La mise en scène, dynamique et remarquable, et la photographie, signée cette fois Henrik Jaenzon, frère de Julius, attestent encore de l’importance du visuel chez Stiller.

Œuvre détonnante dans la production suédoise, dominée par les mélodrames et des comédies bien plus moralistes, Erotikon a conquis critique et public, avec une fin totalement contre-nature. Un joyau dont Renoir voulait faire un remake.

Une seconde version tchécoslovaque a été réalisée par Gustav Machaty en 1929.


À travers les rapides (Johan, 1921) – Le western suédois

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À travers les rapides est la première adaptation à l’écran d’un roman de Juhani Aho, écrivain finnois, comme Mauritz Stiller qui obtient la nationalité suédoise en 1921. Stiller transpose ce classique du patrimoine finlandais dans une Laponie suédoise austère et introduit une fin plus optimiste à son histoire d’amour et de tentation au bord d’une rivière. L’occasion pour le cinéaste d’évoquer à nouveau un environnement rude, intimement lié au sujet. Il décrit le quotidien d’une ferme reculée, au début du 20ème siècle, avec une sensibilité documentaire particulière et le soin habituel qu’il accorde aux costumes et accessoires. Une jeune orpheline, Marit (Jenny Hasselquist), mariée à Johan, de plusieurs années son aîné, se bute à l’hostilité de sa belle-mère qui l’avait recueillie puis exploitée. Elle décide de suivre un séduisant étranger sur son bateau avant de s’en repentir.

Sorti en février 1921 en Suède, le film a été réalisé pendant l’été 1920. Les extérieurs et quasiment tous les intérieurs ont été tournés en décors naturels, en prenant tous les risques. Stiller pose sa caméra à proximité d’un affluent sauvage du fleuve Kalix, près de la frontière avec la Finlande, au nord de la Suède. La descente des rapides, remarquablement filmée d’un autre bateau et du rivage, rappelle celle de Dans les remous (1919). Les turbulences intérieures de l’héroïne sont à l’image du torrent agité, emblématique du cinéma de Stiller où les éléments se déchaînent comme les cœurs. Une image de toute beauté, à nouveau signée Henrik Jaenzon, avec des paysages splendides qui n’ont rien à envier à ceux des westerns.

Juha fera encore l’objet de deux films réalisés en Finlande par Nyrki Tapiovaara (1937) et Aki Kaurismäki (1999).


La Légende de Gösta Berling (Gösta Berlings Saga, 1924) – La fresque mythique

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Considéré comme le chant du cygne de l’âge d’or du cinéma suédois, La Légende de Gösta Berling est une saga monumentale située en plein cœur de la Suède, dans le Värmland vers 1820. Le film est tourné d’août 1923 à janvier 1924 avec des moyens de superproduction et des acteurs stars qui font partie de la troupe de Stiller. Trois heures de rebondissements et de péripéties, d’amour et d’alcool conduisent le héros au bout d’un chemin chaotique.
Gösta Berling, « le plus fort et le plus faible des hommes », fascinant pasteur défroqué pour alcoolisme séduit sans le vouloir les plus belles femmes du comté. La pure et pieuse Ebba (Mona Mårtenson), l’excentrique et passionnée Marianne (Jenny Hasselquist) et surtout une jeune italienne, incarné par un nouveau visage, Greta Gustafsson, dont Stiller a transformé le nom en Garbo. La future star apparaît telle qu’on ne la reverra plus jamais. Son repoussant mari et sa belle-mère, vieille comtesse intrigante, font partie avec la Commandante, force de la nature bienfaitrice, et ses exubérants Cavaliers d’Ekeby, d’une galerie de personnages hauts en couleurs. Une multitude de figures formant un ensemble riche et foisonnant au sein d’univers variés. L’image éclatante, à nouveau signée Julius Jaenzon (sous un pseudonyme), offre une nature estivale magnifiée comme les immenses paysages enneigés. La chevauchée en traîneau sur un lac gelé pour échapper aux loups et l’incendie du manoir, morceaux mémorables, font écho au Trésor d’Arne.

C’est la dernière des trois adaptations de Selma Lagerlöf mises en scène par Stiller. L’écrivain aurait préféré voir confier son premier roman, le plus célèbre, à Victor Sjöström tant Stiller avait pris des libertés pour Arne et Le Vieux Manoir (1923). Lagerlöf lui reprochera sa version très personnelle de Gösta Berling et notamment l’ajout d’une scène – pourtant excellente – de rixe dans l’église.

Le film est sorti en deux parties à une semaine d’intervalle en mars 1924 en Scandinavie. Une version d’exportation raccourcie est distribuée pour le reste du monde, ouvrant à Stiller la voie vers une carrière internationale. Remarqué par Louis B. Mayer, La Légende de Gösta Berling est le dernier film suédois du cinéaste avant son départ pour Hollywood où il obtient aussi un contrat pour Garbo. Le début de la fin pour Stiller qui ne s’adaptera pas aux méthodes de la MGM et ne tournera plus jamais avec la légende.


Hotel Impérial (1927) – Le huis clos hollywoodien

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Dès son arrivée à New York en 1925, Mauritz Stiller avait essayé de caser le script à la MGM, écrit pour Garbo d’après la pièce du hongrois Lajos Biró. À la Paramount, le producteur Erich Pommer est conquis par cette histoire d’amour et d’espionnage sur fond de première guerre mondiale. La polonaise Pola Negri – actrice chez Lubitsch et maîtresse de Valentino – incarne la femme de chambre prête à tout pour sauver le bel officier de l’armée austro-hongroise, réfugié dans son hôtel où l’ennemi russe décide d’établir son QG. Stiller est en terrain connu. Il partage avec son ami Pommer la même conception du cinéma, parle allemand avec lui ou russe avec Pola Negri.

Sur les plateaux du studio, Stiller continue d’apporter le plus grand soin aux décors. 8 chambres communicantes et un système innovant de rails suspendus au-dessus de l’ensemble, donnent à la caméra une grande mobilité pour suivre les acteurs et permettent au cinéaste d’expérimenter des angles de prise de vues multiples et variés. À la lumière, Bert Glennon, prestigieux chef opérateur de Marlene Dietrich, qui signe la photographie de tous les films américains de Stiller. Hotel Imperial réussit à combiner le meilleur du cinéma européen et hollywoodien de l’époque. Le cinéaste maîtrise parfaitement le récit et le montage, livrant une mise en scène efficace et économique, teintée d’un réalisme peu commun à Hollywood.

Le film est un triomphe à sa sortie en janvier 1927, et vaut à Stiller son bureau à la Paramount. C’est l’un des plus beaux succès de Pola Negri qui ne jure plus que par Stiller. Elle tourne encore avec lui en 1927, The Woman on Trial (Confession) et Barbed Wire – que Stiller, souffrant, ne termine pas. Malgré le succès d’Hotel Imperial, il planifie déjà de retrouver sa patrie d’adoption. Le cinéaste signe encore Street of Sin, complété par Ludwig Berger, Lothar Mendes et Josef von Sternberg (non crédités). Déçu par Hollywood, il rentre en Suède à la fin de l’année 1927 où, gravement malade, il meurt en novembre 1928.

À noter, une première version hongroise et perdue d’Hotel Imperial (Jenö Janovics, 1918), la production avortée I Loved a Soldier (Henry Hathaway, 1936), un remake par Robert Florey (1939) et Five Graves to Cairo (Billy Wilder, 1943), transposé pendant la seconde guerre mondiale, également d’après la pièce de Biró.


Blandine Etienne est chargée de production web à la Cinémathèque française.