Revue de presse de « Sauve qui peut » (John Boorman, 1965)

David Duez - 12 juin 2017

Le premier long métrage de John Boorman, Catch Us If You Can (Sauve qui peut), sort sur les écrans le 24 septembre 1969. Réalisé un an après A Hard Day’s Night (Quatre garçons dans le vent, 1964), Catch Us If You Can (rebaptisé Having a Wild Weekend aux États-Unis), fait en effet écho au film de Richard Lester sur les Beatles de Liverpool. Réalisateur pour la TV, John Boorman s’est vu ici confier un film de commande sur le Dave Clark Five, un groupe de pop londonien qui remporte un énorme succès outre-Atlantique. Loin du traditionnel biopic musical, le film de Boorman suit la fugue d’un jeune mannequin publicitaire pour l’industrie bouchère (Barbara Ferris) et de son fiancé (Dave Clark), à travers l’Angleterre.

Sauve qui peut (John Boorman)

« Premier film »

Sorti en France cinq ans seulement après sa réalisation, et surtout après deux autres longs métrages, le premier film de John Boorman surprend la majorité des critiques. Après Le Point de non-retour et Duel dans le Pacifique, Sauve qui peut « arrive trop tard pour nous étonner », regrette Robert Chazal, qui y reconnait néanmoins pour France Soir une « maîtrise » déjà présente. Ce « premier film ne manque pas d’intérêt », insiste Albert Cervoni avant d’ajouter dans France Nouvelle : « On pense quelque peu à Voyage-surprise devant cette comédie musicale pleine d’invention et de fantaisie, moins par le scénario que par l’intelligence et la vivacité de la mise en scène. Dosant la sensibilité et une certaine tristesse avec des trouvailles bouffonnes, Boorman manifeste un étonnant sens du mouvement dans de très longs plans guidés avec une belle sûreté. C’est un metteur en scène d’action qui s’impose, au-delà même du propos un peu trop ténu qu’il avait à servir. Poursuites, découverte émue de la mer, scènes burlesques lui permettent d’administrer une belle leçon de virtuosité ». Dans les colonnes du Canard enchaîné, Michel Duran applaudit un « film burlesque, poétique, contestataire et plutôt pessimiste, mais qui, bien qu’en noir et blanc, ne manque pas de couleur. Il y a du mouvement, un peu de folie, beaucoup de talent », savoure le journal satirique. Pour Le Monde le jeune réalisateur de 32 ans « n’a pas à rougir de ce premier essai cinématographique. Pour Sauve qui peut « Boorman a forcé les situations, fait un sort aux mots d’auteur bien modestes, masqué le vide des situations et des sentiments derrières l’incongru et le bizarre », rappelle Louis Marcorelles qui poursuit : « Cela lui suffira néanmoins pour mettre le pied à l’étrier et accéder bientôt aux honneurs de la grande production internationale ».

Un film musical

La musique est étrangement absente des critiques. Rien sur le groupe et son leader charismatique Dave Clark. Rien sur la bande-son non plus ! Tout juste quelques références aux précédents films rock britanniques : Quatre garçons dans le vent et HELP !, deux réalisations de Richard Lester avec les Beatles. Pour la presse française, si Henry Chapier est bien seul à s’attarder sur cette énième variation du rock au cinéma, c’est pour mieux la déplorer : « La musique pop du film est l’indispensable accompagnement de ce genre d’images : la preuve a été faite avec Easy Rider », écrit-il dans le journal Combat, tout en espérant « que les tracas de procédure disparaîtront bien un jour, laissant aux cinéastes un meilleur choix que celui des rengaines d’occasion ». Bien moins connus que les Beatles en France, la présence du Dave Clark Five au générique explique en partie cette distribution tardive et le peu d’intérêt de la critique pour sa bande originale. Contrairement à leurs homologues français, les critiques anglais se montrent bien plus sensibles aux accompagnements musicaux. Après avoir cité un à un les prénoms des cinq membres du quintet londonien, la revue Monthly Film Bulletin se plaît à signaler l’importance du mixage sonore : « les numéros musicaux (joués à l’écran par le Dave Clark Five) sont utilisés en arrière-plan ou comme point de départ à une série de successions d’images nettement imaginatives : montage rapide autour de l’affiche publicitaire ; course poursuite à travers Londres ; paysages enneigés ou marins, scène du bal à Bath, autant de séquences artistiquement photographiées par la caméra de Mannie Wynn ». Dans son numéro d’août 1965, Films and Filming présente en Une un collage associant Elvis Presley, Dave Clark, Paul McCartney et Ringo Starr, agrémenté du titre accrocheur : Today’s pop gods. Pour le critique de la revue, Robin Bean, Catch Us If You Can serait « un des films les plus intéressants et réfléchis de l’année 1965 ». « Le rock britannique a au moins permis aux jeunes réalisateurs les plus imaginatifs de se séparer de toute routine et conventions. Catch Us If You Can a profité du succès du Dave Clark Five en Amérique, ce qui lui a été permis d’être produit. La musique de Dave Clark Five, utilisée uniquement en fond sonore se fond agréablement à l’image et participe discrètement à la réussite du film ».

Critique de la société consommation et rapports intergénérationnels

Contrairement à ses prédécesseurs, John Boorman détourne le film de genre, s’écarte du film panégyrique pour critiquer la société de consommation, témoigner des fossés entre générations et des errements de la jeunesse britannique.

Cependant, pour l’ensemble des critiques, la satire de la société de consommation tourne court. François Maurin du quotidien communiste L’Humanité résume parfaitement les impressions de ses confrères : Sauve qui peut est « de la veine des films de Richard Lester, avec une pointe satirique un peu plus aiguë, mais ne va guère plus loin que la mise en cause des aspects les plus superficiels de la société dite de consommation. Au passage, on effleure le conflit des générations, la duplicité des bourgeois rassis et raisonnables, les murs d’un univers ne permettant pas de lui échapper. Le film est allègre, sans complexes et l’on peut s’y amuser sans arrière-pensée, sans surtout tenter d’y trouver des intentions trop profondes ». Dans un entretien à la revue Cinéma 69, John Boorman reconnaît certaines maladresses : « J’ai commis un tas d’erreurs dans ce film : je pense que j’aurais dû aller plus loin, être plus dur, plus extrémiste. Le sujet est très mélancolique ; le film est plutôt triste et désillusionné, mais pas assez, rétrospectivement ».

Aux attaques contre la société de consommation, la presse apprécie d’avantage son portait de la jeunesse et les rapports entre les générations. Selon la revue Téléciné, « le meilleur n’est pas dans le modernisme un peu trop recherché de la prise de vue, du montage, de la musique. On a vu ces temps derniers beaucoup de films de ce genre : ils finissent par se ressembler ». D’après Pierre Acot-Mirande, critique au mensuel d’inspiration catholique, « le talent de Boorman apparait surtout dans les moments de comédie, dans leur humour, dans les rapports subtils ébauchés entre les personnages qui, soudain, se mettent à vivre. Une comédie douce-amère, plus amère que douce à vrai dire, et que la jeunesse des héros empêche de tomber dans le désenchantement total ». Enfin, pour Henry Chapier, de Combat, Sauve qui peut est avant tout une « Nostalgie d’adolescence » : « Une parabole pleine de verve et de fantaisie sur le conflit actuel des générations ». « S’il n’y a pas de leçon profonde à retenir, poursuit le critique, Boorman nous introduit avec subtilité dans ce monde fiévreux, romantique et naïf des nostalgies d’adolescences. La poésie de certaines séquences de simple promenade d’un couple d’amoureux dans la neige en dit plus long que mille tirades virulentes ».

Un film d’ambiance

Si l’élan contestataire de John Boorman rend perplexe une bonne partie des critiques, sa restitution de l’atmosphère de l’époque est plébiscitée. « J’ai bien aimé ce film », reconnaît sans ambages Samuel Lachize, dans L’Humanité-Dimanche, supplément dominical du quotidien fondé par Jean Jaurès : « Ce n’est rien qu’une course poursuite dans une Angleterre moderne, entre un mannequin délicieux, un garçon désinvolte et des personnages à la fois drôles et tragiques. Une jeunesse qui ne se paie pas de mots, mais qui s’amuse d’une manière insolite. C’est évidemment ce qu’on ne lui pardonne guère ». Réussite toujours sous la plume de Gérard Langlois des Lettres françaises, pour qui, « à aucun moment, Boorman ne force le trait. Il inscrit son film dans une courbe aux larges amplitudes, laissant sa sensibilité s’exprimer à la manière des impressionnistes et préférant garder une ironie mordante, un sens loufoque teinté d’amertume pour les rencontres, seuls essais de communication entre générations ». Outre-Manche, ce portrait de la génération 65 satisfait Robin Bean de Films and Filming, qui écrit : « Il n’essaie pas d’étendre ou d’exploiter une image, de la retourner, de recourir à la loufoquerie ou à l’hermétisme des dialogues. Sincère, il entreprend, il enregistre sur pellicule le climat général actuel d’une jeunesse en quête de romantisme… Tout son film témoigne d’une atmosphère tout à la fois intangible, insensée, instable et dangereuse. Le réalisateur John Boorman, dont c’est le premier long métrage, combine tous ces éléments pour parvenir à capturer l’ambiance de l’époque ». « Romantique désenchanté », pour reprendre formule de Michel Ciment dans Positif, John Boorman précise : « J’aime beaucoup l’Angleterre, et c’était une sorte de voyage pour les deux personnages, une façon de découvrir une certaine profondeur, une certaine dimension du sol, du paysage, des coutumes. C’est un film picaresque, chaque épisode a une signification pour moi et a des rapports avec la vie en Angleterre ».

Interprétation déséquilibrée et sketches loufoques

Pour la presse britannique, l’interprétation est déséquilibrée. Si Barbara Ferris campe une « attrayante Butcha girl », égérie publicitaire du consortium des bouchers de Londres, rapporte Monthly Film Bulletin, la revue Films and Filming reproche à Dave Clark, chanteur aguerri et charismatique à la scène mais débutant devant les caméras, un manque criant de présence à l’écran. Les critiques semblent apprécier d’avantage une suite de sketches extravagants et drôles. « Le scénario, qui en d’autres mains eût donné corps à une satire plus consistante du monde des affaires et de la publicité, bifurque vers la fantaisie la plus débridée. C’est imprévu, saugrenu et charmant », applaudit Pierre Mazars dans Le Figaro. Dans Témoignage chrétien, Gaston Haustrate estime que si le « début assez laborieux est vite racheté par une poursuite à rebondissements divers où deux séquences au moins attirent nettement l’attention : le bal masqué à références cinématographiques et les hippies pris au piège des manœuvres militaires ». Dans les pages de la revue Cinéma 69, Max Tessier est dithyrambique : « Dans ce chaos organisé… sont particulièrement réussies certaines scènes, toutes insolites : la chapelle désaffectée des cinq est tout de même plus originale que l’appartement confortablement délirant des Beatles dans HELP !, non ? Et ne pensez-vous pas aussi à HELP ! lors de l’expulsion, incongrue mais sinistre, des hippies par l’armée en manœuvres ? Enfin, jubile le critique, la séquence du bal masqué, chef-d’œuvre de délirium très dense, où un Frankenstein digne côtoie Harpo, Charlot et d’innombrables autres idoles de l’écran fantastiques, est le point culminant d’un film étonnant ». Baroque, exubérante, déjantée, cette soirée costumée est une vraie « fête felliniesque », souligne pour sa part le Monthly Film Bulletin.


David Duez est chargé de production documentaire à la Cinémathèque française.