Jacques Becker, mode d'emploi

Xavier Jamet - 4 avril 2017

Montrer tous les films de Jacques Becker, c'est se souvenir d'un certain cinéma français, celui de l'après-guerre et des années 50, qui savait parfois concilier l'extrême audace et la plus minutieuse qualité de fabrication. Quelques pistes et portes d'entrée pour (re)découvrir une filmographie riche de treize longs métrages.

Casque d'or

Par où commencer : « Casque d'or » (1952)

Casque d'or (Jacques Becker)

Un classique du cinéma hexagonal (qui fut un échec à sa sortie), la porte d'entrée idéale dans la filmographie de Jacques Becker, et peut-être le rôle le plus légendaire de Simone Signoret. Casque d'or est tout à la fois une tragédie, tendre et violente, une évocation minutieuse des faubourgs de la Belle Époque mais aussi l'amorce d'un bouleversement, un pont entre le classicisme de l'avant-guerre et les révolutions formelles qui s'annoncent. Tournant le dos à la théâtralité guindée de ses contemporains, le cinéaste privilégie une mise en scène précise, économe en dialogues, comme un avant-goût de néoréalisme. Becker, dans les Cahiers du cinéma : « Quand on fait de la mise en scène, on "dialogue" peu parce qu'on cherche à donner le plus de vie et de vérité possible à la scène et au jeu ; on est alors obligé de critiquer constamment le texte jusque sur le plateau. Au studio, quand on sent brusquement qu'une phrase sort mal de la bouche d'un acteur, il faut s'arranger pour la lui refabriquer de manière à ce qu'elle sorte avec naturel ». Chez Becker, pas de gras, rien de superflu. Les mots ont un sens, ils guident l'action et la motivent – ici jusqu'à une conclusion bouleversante qui fait entrer de plain pied le duo Signoret-Reggiani au panthéon des amants cinématographiques.


Le classique Noir : « Touchez pas au Grisbi » (1954)

Touchez Pas Au Grisbi (Jacques Becker, 1954)

Œuvre fondatrice, source à laquelle viendront se nourrir non seulement le cinéma hexagonal, Jules Dassin, Jean-Pierre Melville, Claude Sautet, mais aussi quelques-uns des plus grands réalisateurs au monde, Francis Ford Coppola et ses Parrain en tête, Touchez pas au Grisbi n'est rien moins que le mètre-étalon du Film Noir à la française. C'est aussi le film qui remet définitivement Jean Gabin en selle après une décennie de désillusions. Gabin y est « Max le menteur », personnage de l'étoffe dont on fait les mythes, et que l'on retrouvera par la suite dans deux autres adaptations signées Audiard, plus truculentes, moins réalistes : Le cave se rebiffe et Les Tontons flingueurs. Fourmillant de détails sur le Milieu, le Grisbi est plus sec, qui alterne chronique réaliste, quasi-documentaire, et mythologie du film de gangsters. C'est un film au plus près de ses héros, truands à l'ancienne, bouleversants d'humanité. Becker : « Les sujets ne m'intéressent pas en tant que sujets, seuls les personnages de mes histoires m'obsèdent vraiment au point d'y penser sans cesse. ». De fait, c'est une promesse, et une garantie : une fois que vous aurez (re)découvert le film, vous ne cesserez de repenser à Max, à Gabin et à Becker.


Le chef-d'œuvre : « Le Trou » (1960)

Le Trou (Jacques Becker)

L'audace et la modernité du Trou épatent encore aujourd'hui, qui font du thriller de Becker un must du film d'évasion. Son approche naturaliste, l'absence de musique, le traitement souverain du temps, le casting amateur n'entravent jamais un suspense filant crescendo et dont s'inspireront certains chefs-d'œuvre du genre. Lui-même nourri du meilleur de Renoir (La Grande Illusion, glorieux ancêtre du film d'évasion) et de Bresson (Un condamné à mort s'est échappé), Le Trou a en effet une descendance prestigieuse, Le Cercle rouge en tête, dont les scènes de casses jouent des mêmes ressorts narratifs, de la même dilatation des durées, et d'un même montage ultra-précis. Le cinéaste meurt 15 jours avant la sortie du film, dernier opus d'une filmographie exemplaire. Jean-Luc Godard, lyrique, écrira quelques jours plus tard : « Jacques Lupin, alias Artagnan Becker, est donc mort. Faisons semblant d'être émus, car nous savons, depuis Le Testament d'Orphée, que les poètes font semblant de mourir. »


Le mal-aimé : « Ali Baba et les quarante voleurs » (1954)

Ali Baba et les quarante voleurs (Jacques Becker, 1954)

Mal aimé, oui et non. Non seulement Ali baba et les quarante voleurs compte parmi les films les plus diffusés de l'histoire de la télévision française, mais il est surtout le film qui a initié la fameuse politique des auteurs chère à François Truffaut : « À la première vision, Ali Baba m'a déçu, à la seconde, ennuyé, à la troisième, passionné et ravi... Eût-il été raté que je l'eusse quand même défendu, en vertu de la Politique des Auteurs que mes congénères et moi-même pratiquons ». André Bazin, le mentor de Truffaut, était d'ailleurs sur la même ligne : « Le remarquable directeur d'acteurs qu'est Becker a toujours su plier aux strictes exigences du scénario le jeu de ses interprètes, ce qui n'est guère facile avec Fernandel, dont le public attend les traditionnelles pitreries. Je mentirais en disant que le résultat de cette conjoncture insolite est un film parfaitement réussi, mais c'est en tout cas une œuvre curieusement charmante ». De fait, Ali Baba éblouit par le luxe de détails, sa mise en scène précise, la faconde de Fernandel (avec qui Becker eut pourtant des relations ombrageuses) et une merveilleuse utilisation de la couleur, dont Becker n'était alors pas familier. Autant de qualités qui masquent avantageusement les aspects moins engageants du film, ses embardées misogynes et son exotisme artificiel, marqueurs d'une certaine époque.


La rareté : « Dernier atout »

Dernier atout (Jacques Becker, 1942)

Première pousse de la filmographie de Jacques Becker, Dernier atout est souvent éclipsé par ses illustres successeurs. C'est une rareté, mais aussi, soyons honnêtes, un film mineur qui ravira les « complétistes » et permettra aux autres de déceler dans ce petit film quelques-uns des motifs de l'œuvre à venir, l'amitié masculine, les sentiments contrariés, les rivalités viriles ; et puis ce style, déjà précis, malgré un manque évident de moyens : les mitraillettes sont ici remplacées par des jouets d'enfants, et les éclats de balles grattés à même la pellicule par la monteuse Marguerite Renoir... Le film est surtout l'occasion de croiser la fine fleur du cinéma d'alors : Noël Roquevert, Raymond Rouleau, Roger Blin et aussi Mireille Balin, la star de Pépé le Moko et Gueule d'Amour. Dernier atout est l'un de ses derniers films : ses amours avec un officier de la Wehrmacht au moment du tournage lui vaudront de rapidement tomber dans l'oubli à la Libération.


Xavier Jamet est responsable web à la Cinémathèque française depuis 2007. Il est co-fondateur du site DVDClassik et collabore au magazine Soap.