« Have a Pepsi » avec Joan Crawford et Dorothy Arzner

Blandine Etienne - 3 avril 2017

Épuisée par une pneumonie et les coups bas des studios, Dorothy Arzner prend une retraite anticipée en 1943, laissant son dernier tournage inachevé. À l’exception d’une contribution à l’effort de guerre pour la Women’s Army Corps et de quelques productions théâtrales, la pionnière des studios hollywoodiens vit désormais retirée à Los Angeles, avec sa compagne Marion Morgan. 
Joan Crawford, mariée au patron de Pepsi-Cola, s’investit elle à fond dans de nouvelles fonctions chez le producteur de sodas, tandis que les propositions de rôles se raréfient. Crawford n’a pas oublié Arzner, qui l’a fait tourner à la fin des années 30. Elle lui propose de rejoindre Pepsi en 1958. La cinéaste est embauchée comme consultante et tournera une cinquantaine de publicités pendant les 10 années qui suivront, dont quelques unes avec l’actrice.

En mai 1955, après trois mariages avec les acteurs Douglas Fairbanks Jr., Franchot Tone et Phillip Terry, Joan Crawford épouse en quatrième noce Alfred N. Steele, Directeur général de Pepsi Cola. Venu de chez Coca-Cola, l’homme d’affaires a entamé un processus de modernisation de Pepsi, jusqu’alors considéré comme le cola du pauvre. C’est Steele qui est à l’origine d’une des versions les plus percutantes du logo de la marque, et c’est lui qui réoriente les vastes campagnes publicitaires vers la fraîcheur et le bien-être. Ses efforts rajeunissent l’image de Pepsi, qui rattrape doucement son retard sur son fameux rival. Sa célèbre épouse apporte sa pierre à l’édifice, avec toute l’énergie dont elle est capable : alors que les distributeurs de la marque se répandent sur le territoire, Joan Crawford devient Madame Pepsi, corps et âme, pour le meilleur et pour le pire.

À l’époque, c’est pourtant une autre célébrité qui vante les atouts de Pepsi : Polly Bergen, le temps de 6 spots et de la série ABC Pepsi-Cola Playhouse. Protégée d’Al Steele, féministe, elle recroisera d’ailleurs la route de Crawford dans The Caretakers (1963). Mais le virage publicitaire sophistiqué de Pepsi doit énormément à Joan Crawford. « Say ‘Pepsi, please’ », slogan lancé en décembre 1955, est du Crawford tout craché. On boit désormais son Pepsi en robe de cocktail tout autant qu’en jean sur un tracteur ou à la pêche. Ambassadrice de la marque, porte parole aussi glamour que zélée de Pepsi-Cola, la star met les mains dans le cambouis. Entre deux films, Joan Crawford sillonne le globe, parcourant avec son nouvel époux plus de 100 000 milles pour la promotion de Pepsi. « Je déteste utiliser ma femme pour m’aider à vendre des bouteilles. Mais ne nous voilons pas la face, elle fait vendre » avouera Alfred Steele, qui à son tour l’accompagne en Angleterre lorsqu’elle tourne The Story of Esther Costello (1957), avec ses 28 valises et malles de fourrures. Tous deux œuvrent main dans la main et mènent leurs carrières de front.

Joan Crawford et ses bouteilles de Pepsi

L’année suivante, le magnat de Pepsi décède d’une crise cardiaque, en pleine tournée promotionnelle avec sa femme. L’AD-O-Rama tour, climax de son investissement pour Pepsi, aura eu raison de lui. La veuve ne tarit pas d’éloge sur Al Steele, et sur leur vie de couple dont elle livre un récit idyllique dans son autobiographie. Plus jamais personne ne lui passera la bague au doigt après lui, et Crawford ne lâchera pas comme ça la « Pepsi family ».
La période 1959 à 1965 chez Pepsi reste peu documentée, et laisse ainsi libre cours à la rumeur d’une main-mise de Crawford sur la société. En réalité, juste après la mort de son cher et tendre, Joan Crawford a bien failli être évincée de l’entreprise. Mais c’était sans compter la ténacité de l’actrice, combinée à l’influence de la chroniqueuse Louella Parson, à qui Crawford ne manque pas de se confier. Le billet mondain « Joan Crawford Flat Broke » rapporte les manœuvres des exécutifs de Pepsi pour se débarrasser de l’actrice, endettée par les investissements immobiliers extravagants de son défunt mari sur le compte de Pepsi. En quelques heures, c’est plié : face à la pression médiatique, Pepsi change son fusil d’épaule, et deux jours seulement après le décès de Steele, Crawford occupe le siège vacant de son mari. Une première pour une femme chez Pepsi. Le Président d’alors confie à sa nouvelle recrue : « Nous savons tous que vous avez un cœur. Ce que les gens ne savent pas, par contre, c’est que vous avez aussi une calculette IBM dans le cerveau, un don inné pour le business et l’esprit d’une caisse-enregistreuse ». Si son arrivée officielle chez Pepsi-Cola fait douter certains actionnaires, Crawford continue bel et bien à représenter un atout pour la compagnie. En plus de son image de star bankable, elle possède un sens des affaires indéniable doublé d’une capacité de travail inépuisable et d’une obstination têtue. Ainsi, passant outre les réticences de Pepsi devant le coût de l’opération, elle imagine et impose une attraction, It’s a Small World, à l’occasion du Pepsi-Cola World Fair de 64. Attraction que son ami Walt Disney s’empressera de récupérer pour Disneyland.

Joan Crawford à la Pespi-Col World Fair, 1964

L’actrice joue pour de vrai à la femme d'affaires, et le rôle lui tient à coeur, tandis que les propositions au cinéma diminuent avec les années. « Alfred m’a laissé en héritage tous les rêves qu’il avait échafaudés pour cette entreprise ». Miss Crawford a l’habitude de vendre son image, et ce depuis ses débuts au cinéma dans les années 20, pour un nombre incalculable de produits : céréales, cosmétiques, shampoings, fourrures, bas, gants, soutien-gorge , cigarettes, stylos, chaussures, appareils photo, caméras et… boissons gazeuses - Coca-Cola et Royal Crown Cola inclus. Elle bénéficie d’une image positive, savamment entretenue. Bienfaitrice de dizaines de fondations, elle fait par ailleurs régulièrement des apparitions télévisuelles pour collecter des fonds. C’est la star idéale, une légende vivante, dont l’image ne sera écornée qu’après sa mort, à la publication par sa fille adoptive, Christina Crawford, d'un terrible livre à charge - Mommie Dearest.

Grâce à Pepsi, Crawford parfait son image de femme d’affaires. En 1961, la TWA Airlines, qui balade l’actrice à travers le pays, se vante d’avoir pour cliente la « Directrice de la Pepsi-Cola Company ». L’année suivante, elle vante les qualités d’un volumineux dictaphone SoundScriber, un Pepsi posé au premier plan. Sur les plateaux de télévision comme sur ses tournages, Joan Crawford n’oublie jamais de soigneusement placer une bouteille dans le champs des caméras. Elle offre du Pepsi à tour de bras, aux invités ou aux équipes techniques, tout en précisant bien les conditions de consigne : « Vous n’avez pas idée de l’argent perdu quand les bouteilles ne nous sont pas retournées ». Pionnière dans le placement de produits au cinéma, Crawford exige contractuellement que la marque apparaisse au moins une fois à l’écran dans ses films. Elle réussit ainsi à caser packs et bouteilles dans The Caretakers (1963), Strait Jacket (1964), Berserk (1967) ou Trog (1970).
Tout est bon pour placer la marque : la bouteille de Pepsi tombant d’un distributeur à la place d’un Coca à la fin de Un, deux, trois (Billy Wilder), c’est à Crawford qu’on la doit, après que l’actrice ait fait pression auprès du cinéaste. L’image de Cagney, dirigeant de Coca-Cola à Berlin-Ouest, un Pepsi à la main, sera même utilisée sur certaines affiches.

The Caretakers et One Two Three - Placement de Produit Pepsi

Pour la promotion télévisée de la marque, dont le budget pub a considérablement augmenté, l’actrice fait alors appel à Dorothy Arzner, qui n’a pas tourné depuis la guerre. Arzner est une vieille amie, rencontrée sur le tournage de The Last of Mrs. Cheyney, que le duo Arzner-Crawford boucle en 1937. La star avait demandé à retravailler avec Arzner dans la foulée pour The Bride Wore Red (L’Inconnue du palace, 1938). Sur le plateau, Crawford donnait la réplique à son deuxième mari, Franchot Tone, pendant que se nouait en coulisses une relation équivoque entre la réalisatrice et son actrice, qui n’a jamais caché ses penchants lesbiens. Et si les relations finirent par se tendre au fil du tournage, les deux femmes resteront amies. La cinéaste, qui se voit confier l'image de Pepsi, mais aussi celle de l'actrice, offre à Crawford l’occasion de jouer à nouveau les stars. Difficile de savoir quel rôle précis Dorothy Arzner a joué lors de ces 15 années de collaboration, mais, de fait, la cinéaste a participé à l’une des périodes les plus fastes et les plus inventives de la marque, De 1958 à 1973, Pepsi se rajeunit, lance une nouvelle bouteille, puis le soda en canette et le coca sans calories tout en se déployant dans plus de 120 pays, dont l’URSS. Chaque nouvelle campagne de pub frappe fort, avec des publicités mémorables, aux bandes-sons accrocheuses reprises en chœur par une génération de baby-boomers. Peu loquace sur le sujet, Dorothy Arzner précisera quand même dans une de ses rares interviews, accordée à Boze Hadleigh en 1978 : « J’ai eu plus de liberté sur ces publicités que je n’en ai jamais eu de toute ma carrière ».

En 1969, Dorothy Arzner tourne, en 16mm, un étrange film promotionnel pour Pepsi. Big Rock Candy Mountain montre Joan Crawford dans un de ses derniers rôles, un an avant Trog (1970) qui conclura sa carrière cinématographique. 3 minutes aussi curieuses que fascinantes dans l’intimité de la star au supermarché. La pellicule saute pendant que le titre s’affiche de travers. Joan Crawford, qui profite encore d’une image de ménagère parfaite, embarque dans son caddie une enfant qui rappelle Cristina, sa première fille adoptive. Surréaliste, le film voit la star réciter sa liste de commission pendant qu’elle flâne dans les rayons. Le tout se conclue sur un passage en caisse pendant lequel Crawford, béate d’admiration, évoque Dieu - tandis que sur le tapis roulant passe un paquet de biscuits Fritos…


Joan Crawford fait aussi une brève apparition dans un spot Mountain Dew, là encore attribué à Dorothy Arzner. Le soda, qui appartient au groupe Pepsi, fait l’objet d’une campagne télévisée en 1969 - « Get That Barefoot Feeling Drinking Mountain Dew » - comparant la boisson à une rosée des montagnes « qui vous libère jusqu’aux orteils ». On y voit Crawford en coulisses, devant un miroir pendant une dernière retouche coiffure. Quoi de plus logique pour la star qui aimait à répéter que « la chose la plus importante pour une femme, après son talent bien sûr, c’était son coiffeur ». Audacieuse, elle offre à la caméra la vision de ses pieds nus, après avoir savouré, face caméra, une gorgée de Pepsi. L’une des dernières images de la star à l’écran…


Quatre ans plus tard, Joan Crawford sera forcée de se retirer de la firme après près de 20 ans de bons et loyaux services.

« Every time you drink a Pepsi, I want you to think of Joan Crawford ».
Mission accomplie.


Blandine Etienne est chargée de production web à la Cinémathèque française.