Dorothy Arzner, le féminin et le vieil ordre amoureux

Gabriela Trujillo - 30 mars 2017

Dorothy Arzner occupe une place exceptionnelle dans le cinéma classique américain, devenant l'une des rares femmes qui réussit à s'affirmer comme réalisatrice au sein de l'industrie hollywoodienne des années trente. Alors pourquoi certaines de ses héroïnes ne peuvent-elles pas s'émanciper davantage, pour venger ainsi toutes les autres femmes ?

La Phalène d'argent (Dorothy Arzner)

Dorothy Arzner, le féminin et le vieil ordre amoureux

Prenons par exemple La Phalène d'argent, film de 1933, et son héroïne tragique, Cynthia Darrington, interprétée par Katharine Hepburn dans l'un de ses premiers grands rôles.

Le film raconte l'histoire d'une rencontre, d'une passion amoureuse interdite et du triomphe de l'ordre social.

Plus proche de Zweig que de Cukor, Le Phalène d'argent semble empêtré dans la pesanteur des premiers temps du parlant. Aux côtés de séquences de transition signées par le plasticien Slavko Vorkapich, Dorothy Arzner utilise tous les moyens de l'industrie pour faire l'éloge, funèbre certes, d'une femme qui n'a pas de place dans l'économie amoureuse de la société hypocrite et faussement moderne de l'entre-deux guerres.

Aussi proche de Diane chasseresse que d'Anna Karénine et Bérénice, le personnage de Cynthia est une pilote à la carrière brillante, vivant de défis et de records, bonne camarade asexuée, indépendante, passionnée et déclassée, que rien ne semble destiner à devenir un personnage de mélodrame. Pourtant, elle tombe amoureuse d'un homme marié, Christopher Strong, incarné par le resplendissant Colin Clive, présenté d'emblée comme la quintessence de l'homme fidèle. Et le problème, c'est que l'amour est réciproque.

Confit dans la respectabilité de l'homme public, Christopher Strong a la beauté et la fadeur du mari plus que parfait, les manières et le sens des valeurs morales qui caractérisent un homme intègre. Rendu fou d'amour, il vit toutefois son histoire avec Cynthia dans les limites de la bienséance. Irréprochable du début jusqu'à la fin, protégeant sa femme et aimant sa maîtresse, Christopher Strong a malgré lui la cruauté de l'ordre qu'il défend.

On assiste d'ailleurs à un phénomène social intéressant : l'émergence paradoxale d'une génération, celle des nouveaux vieux, comme Monica, la fille de Christopher Strong. Moteur de la rencontre essentielle entre Cynthia et son père, elle va reconduire le modèle réactionnaire de ses parents auquel elle semblait s'opposer en aimant elle aussi un homme marié qui, lui, quittera sa femme. Egoïste et cruelle lorsqu'il s'agit de défendre l'équilibre social qu'elle incarne désormais, Monica finit par tourner le dos à son amie et confidente Cynthia, qui a non seulement protégé ses amours clandestines, mais lui a aussi sauvé la vie.

Quant à Lady Strong, l'épouse, elle est loin d'être un personnage antipathique. Profondément intuitive, elle fait honneur à son nom en restant silencieuse et digne jusqu'au bout. Et pour cause. Elle est celle qui ne demande rien, car elle possède tout : l'argent, la respectabilité, l'amour et la présence constante du mari, ainsi que la stature maternelle.

Le film montre de manière subtile la méfiance, sinon le mépris, d'une société envers la femme nullipare. L'épouse et mère est toujours prioritaire. D'ailleurs Christopher Strong va jusqu'à affirmer, dans un élan aveugle, qu'en cas de grossesse de Cynthia, il l'épouserait – bien sûr.

Pourquoi Cynthia décide-t-elle alors de ne pas lui avouer qu'elle attend un enfant ? Pourquoi renonce-t-elle à garder sous ses draps, de manière permanente, l'objet de son amour ?

Cynthia est une grande héroïne amoureuse, dissidente à jamais, puisque le film montre qu'elle ne pourra pas s'affirmer à la fois socialement et érotiquement. Elle refuse le circuit symbolique de la femme bourgeoise – mariée, comblée, conforme – même au prix de son propre bonheur, de même qu'elle refuse le rôle de l'éternelle maîtresse dans l'ombre.

Dorothy Arzner magnifie les archétypes de la féminité pulsionnelle, créant ainsi une nouvelle héroïne tragique, celle de la femme indépendante, aimante, désirante et révoltée par son époque.

A travers la fureur de Cynthia, Dorothy Arzner dénonce un ordre qui réclame la résignation, un ordre qui soumet l'homme et la femme à la raison de la société établie.

A la fin du film et de manière ironique, la presse rend hommage à Cynthia le jour même où on annonce le voyage de Lord Strong vers de nouveaux horizons conjugaux avec sa femme vers l'Amérique (ancien paradis des amants clandestins). La forme classique du mélodrame semble absoudre de son rôle oppressif l'institution du mariage de raison, mais en glorifiant la victime, morte dès le moment où elle accepte de renoncer à sa carrière pour rassurer son amant.

Malgré la mort de l'héroïne, la vérité du film semble être dans la force de la passion amoureuse et non pas du côté de la rationalité de ceux qui sacrifient l'amour. La grandeur ultime de Cynthia est de ne pas imposer à l'homme qu'elle aime un choix qu'il n'aurait pas eu le courage d'assumer. Elle devient la sœur de toutes les femmes souveraines jusqu'à notre époque, et le mélodrame, tel que le présente Dorothy Arzner, n'a rien perdu de sa puissance rebelle, négatrice, amoureuse et féminine.


Gabriela Trujillo, écrivain, essayiste et historienne du cinéma, a longtemps travaillé à la Cinémathèque française, a dirigé la Cinémathèque de Grenoble ainsi que son festival de court métrage. Membre du comité de sélection de la Quinzaine des cinéastes, elle se consacre désormais à l'écriture et l'enseignement.