Dorothy Arzner en 4 scènes

Xavier Jamet - 21 mars 2017

Coup de projecteur sur la filmographie de Dorothy Arzner, au travers de quatre extraits emblématiques d'une oeuvre moderne et engagée. Portraitiste hors-paire, elle est aussi de ces cinéastes à avoir joué, avec talent, des contraintes du code Hays.

Katharine Hepburn dans Christopher Strong (Dorothy Arzner)

Arènes sanglantes (Blood and Sand, 1922)

Absente du générique d’ouverture, Dorothy Arzner est bien à créditer du montage d’Arènes sanglantes, mélo muet de 1922 taillé pour son immense star, Rudolph Valentino. Jeune monteuse (elle n’a alors qu’un seul film à son actif), Arzner épate les producteurs par sa capacité à mêler stockshots de corridas filmés à Madrid et plans tournés avec Valentino à Hollywood, leur faisant ainsi l’économie d'un tournage en Espagne et d’un procès (une récente loi menaçait de lourdes amendes les studios blessant des animaux sur leurs tournages). Dorothy Arzner : “Arènes Sanglantes est la première étape du long cheminement d’Hollywood à me reconnaître en tant qu’individu”. Le film est un triomphe, et a en effet aidé Arzner à se faire un nom : elle enchaîne les films en tant que monteuse les trois années suivantes, avant de se lancer dans la réalisation en 1927, avec Fashions for Women.


Merrily we go to Hell (1932)

Tournée deux ans avant l’instauration du Code Hays, Merrily We Go To Hell est une oeuvre vénéneuse, insolente en regard des carcans qui allaient bientôt étouffer Hollywood. Dans une des plus belles scènes du film, une fête de la Haute, la divine Sylvia Sidney vomit la vie maritale avec une force qu’on ne retrouvera qu’une trentaine d’années plus tard sur un écran hollywoodien : “Messieurs, je lève mon verre à la sainte institution du mariage moderne : chacun sa vie, des lits jumeaux et trois aspirines tous les matins.” Joies du Hollywood Pre-Code, où tous les coups semblaient permis, même contre les piliers de la société américaine.
De fait, le film est une tornade qui brasse adultère, couples libres, mort d’enfant et alcoolisme. Bien avant Le Jour du vin et des roses de Blake Edwards, Fredric March descend des litres de cognac et de whisky pour noyer son chagrin, découche, trompe sa femme… et file en enfer, joyeusement. On a souvent loué la finesse des portraits de femmes par Dorothy Arzner, mais c’est oublier un peu vite son Jerry Corbett, journaliste tiraillé entre deux femmes (formidables Sylvia Sidney et Adrianne Allen), amoureux irresponsable sur lequel la cinéaste ne pose jamais le moindre regard condescendant, le moindre jugement. La retenue d’Arzner face à cette déchéance teinte son mélo d’un humanisme qui touche, puis bouleverse.


Le phalène d’argent (Christopher Strong, 1933)

Le Phalène d’argent… Étrange titre français, qui met l’accent sur la scène la plus surréaliste d’un mélodrame par ailleurs assez classique. Étrange titre original (Christopher Strong), tout aussi saugrenu, qui fait de l’insignifiant personnage de Colin Clive le héros d’un film éclaboussé par la classe et la vista de Katharine Hepburn. La RKO a-t-elle eu peur de miser sur son actrice, débutante dont ce n’était alors que le deuxième rôle ? L’angle marketing est en tout cas incongru, qui ne rend pas justice au travail d’orfèvre de Dorothy Arzner sur le personnage de Lady Cynthia Darrington, héroïne sophistiquée, mélange détonnant de sex-appeal et d’innocence virginale. C’est dans ces nuances de gris, ce jeu des contraires, que la cinéaste excelle : Arzner est une funambule. Alors que l’ombre du code Hayes plane sur le film et sa fin en forme de sermon, elle fait dans l’oscillation légère, contrebalançant le travestissement grotesque de sa star avec les violons de la tragédie. Et c’est cet équilibre miraculeux qui fait la force du film.
“Cynthia Darrington”, un film de Dorothy Arzner. Voilà qui eût été plus juste, et pour Hepburn, et pour Arzner.


Dance, Girl, Dance (1940)

Sûrement le film le plus connu de Dorothy Arzner, du moins celui qui permit de la redécouvrir au mitan des années 70. S’il a souvent été loué pour ses nombreuses scènes de danse - paradoxalement parmi les moins réussies du film - Dance, Girl, Dance passionne pour son portrait de jeunes danseuses (Maureen O’Hara et Lucille Ball) aux ambitions contrariées. Lancée sur un canevas d’opposition classique (Judy, la vertueuse ingénue face à Bubbles, la croqueuse d’hommes), la comédie musicale mue en un étrange ballet qui voit les deux héroïnes se débattre, et parfois faire front, dans un monde où les seuls décideurs (policiers, chorégraphes, patrons et spectateurs de boîtes de cabarets…) restent bel et bien les hommes.
Dans ses meilleurs moments, le film rappelle et dépasse même Pension d’artistes (Gregory La Cava), déjà avec Lucille Ball. Même vista des dialogues, même justesse dans la psychologie, même finesse dans les desseins de ses protagonistes, même cruauté, aussi. Le climax du film, épatant monologue de Judy devant un parterre de spectateurs venus assister à un spectacle de strip-tease, est un superbe moment de mise en scène. Maureen O’Hara, sublimée par la caméra d’Arzner et un art consommé du montage, y fait largement oublier un final un rien conventionnel.


Xavier Jamet est responsable web à la Cinémathèque française depuis 2007. Il est co-fondateur du site DVDClassik et collabore au magazine Soap.