Tod Browning

Du 14 février au 4 mars 2018

Non réconcilié

Le monde de Tod Browning a pour origine le carnival et ses sideshows, baraques en marge des chapiteaux de cirque promettant merveilles et épouvantes. À seize ans, il y côtoya les futurs personnages de Freaks : nains et lilliputiens, hommes-troncs, microcéphales, hermaphrodites et femmes-oiseaux. Parmi ces phénomènes se glissaient des hommes tatoués, de supposés « sauvages » capturés dans des îles lointaines, des fakirs et des sirènes. Ces derniers, qui ne souffraient d'aucune pathologie, étaient des performers meurtrissant leurs chairs, s'imposant de douloureuses contorsions ou passés maître dans l'art des postiches. Pour tous, freaks et comédiens, trouver refuge au cœur de la marginalité bohémienne permettait d'échapper à la pauvreté de l'Amérique en crise, aux asiles psychiatriques, à l'exclusion ou tout simplement à l'ennui. Faire planer l'ombre sinistre des comprachicos et lancer des maléfices gitans était une autre façon de se protéger. Tod Browning fut bonimenteur, clown, blackface et même « enterré vivant ». La porosité entre le monde des cirques et vaudevilles et celui du cinéma lui permit en 1913 de débuter comme acteur par l'entremise de Griffith, puis de devenir réalisateur. De ses premières années à Hollywood, le film le plus connu est la comédie The Mystery of the Leaping Fish (1915) où Douglas Fairbanks interprète « Coke Ennyday », un détective drogué et survolté.

Pas encore policé par les ligues de vertu, Hollywood était alors le repaire de personnalités excentriques, comme Erich von Stroheim, le fétichiste prussien portant minerve et monocle, ou Buster Keaton, burlesque impossible au corps à toutes épreuves. Un des phénomènes de l'époque était Lon Chaney, pionnier du maquillage, célèbre pour changer de visage, de race et parfois de sexe à chaque film et imiter les infirmités les plus extrêmes. Première star du cinéma d'horreur, Chaney donna des interprétations spectaculaires de Quasimodo (Notre-Dame de Paris, Wallace Worsley, 1923) et Erik (Le Fantôme de l'opéra, Rupert Julian, 1925), mais ce fut Browning qui l'entraîna dans un territoire inconnu, au-delà même du maquillage. Il en fit un corps théorique capable de moduler son anatomie et même de soustraire certains de ses membres. Dans L'Oiseau noir (1926), il est un vicaire aux jambes paralysées en un angle atroce. Dans À l'ouest de Zanzibar (1928), un magicien qui rampe sur le sol comme une limace, traînant derrière lui ses membres sans vie. Dans L'Inconnu (1927), sommet de leur collaboration, il interprète Alonzo, un faux manchot se dissimulant dans un cirque pour échapper à la police. Il y a cette scène où utilisant machinalement ses pieds pour allumer une cigarette, il regarde avec terreur ses bras inertes dont il a oublié de se servir. Chaney atteint le moment impossible, véritable trou noir, où son propre corps lui devient étranger et littéralement inconnu. Cette rupture à l'intérieur du personnage, avant même la mutilation irrémédiable, lui fait franchir la ligne séparant l'homme de son dissemblable : le freak.

La terreur que travaillait Browning passait par la désarticulation de l'anatomie humaine, les scénarios de mutilation et une sexualité tortueuse et masochiste. Des images aussi hallucinées que Joan Crawford en femme au fouet, cinglant des chevaux sur le point de démembrer un hercule de foire (L'Inconnu), n'avaient plus leur place dans les films d'horreur du début du parlant. Rien de commun entre le lumpen du monde forain et Dracula, aristocrate maléfique venu d'un pays lointain. Paradoxalement, ce fut son peu d'intérêt de Browning pour le surnaturel qui fit la réussite de son Dracula. Les pouvoirs du vampire étaient minorés pour ne garder qu'une figure opaque : un Rudolph Valentino dark aux appétits contre natures. Chez Browning, Dracula était d'abord un dandy fardé, en frac et haut de forme, qui boit le sang d'une petite marchande de fleurs avant d'entrer à l'opéra. Dans cette Angleterre de studio, peuplée de jeunes premiers insipides, Lugosi, par la lenteur hypnotique de son jeu et ses gestes fascinants, demeure la seule présence tangible d'un monde déjà exsangue. Si en 1935 La Marque du vampire (remake du film perdu London after Midnight interprété par Chaney) surpasse Dracula, c'est parce que, entre-temps, Lugosi était devenu une icône hiératique mais surtout un phénomène du cinéma. À ses côtés, se tenait une autre énigme : Caroll Borland, adolescente fanatique de l'acteur dont ce fut le seul rôle. Le Comte Mora et sa fille Luna, liés par un secret incestueux, n'étaient pourtant pas de vrais vampires mais des comédiens tentant de confondre un criminel. Leurs pouvoirs, dépassant ceux de Dracula, n'étaient que des trucs de théâtre. Cependant, même après cette révélation, un mystère demeurait : pourquoi, à l'abri des regards, persistaient-ils à jouer leurs rôles comme des somnambules ? Comme au carnival, c'était dans l'indécidable que résidait le monde poétique, ce rêve de vampire où marchaient Bela Lugosi et Caroll Borland.

Les figures éthérées de La Marque du vampire étaient comme le songe d'un cinéaste sur le point de se retirer du monde. La rupture avait eu lieu quelques années auparavant avec Freaks (1932), film impensable, censuré et mutilé, qui laissa Browning aussi brisé que les personnages interprétés par Chaney. Si on l'a surnommé l'« Edgar Poe du cinéma », c'est du côté de Hop-Frog, le bouffon difforme qui fait flamber ses persécuteurs, qu'il faut le chercher. Lorsqu'il filme comme un mélodrame sec la rupture entre les lilliputiens Hans et Frida, le cadre est précisément ajusté à leur échelle. Les intrus, ceux qui détruisent l'équilibre, sont Cleopatra et Hercules, dont la normalité ne sert qu'à assouvir les désirs matériels. Rarement un cinéaste aura rendu à ce point répulsive la peau d'une femme, pourtant blanche et sans défaut. Freaks advient depuis un monde à jamais non réconcilié, n'acceptant ni notre pitié ni notre compassion. Browning saisit sur le visage de Schlitzie le microcéphale, l'énigme de l'innocence elle-même. Et le plaisir qui illumine sur le visage d'une siamoise alors que c'est sa sœur que l'on embrasse. Et Johnny Eck dont le corps s'arrête aux hanches mais qui pourtant ne semble manquer de rien. Ce qui provoqua le scandale était la vision de créatures dont les amours trop évidentes, la dignité et la colère, dérangeaient l'Amérique hygiéniste. Plus dangereux encore, Freaks remettait en question le droit du plus fort au cœur d'un pays inégalitaire. Toutes les minorités, les parias et les marginaux pouvaient alors s'approprier la devise des monstres : « En blesser un, c'est les blesser tous. »

Stéphane du Mesnildot

Les films

Le Club des trois. Ciné-concert de Gary Lucas et discussion avec Nicole Brenez
Le Club des trois
Tod Browning , 1925
Lu 19 fév 19h30   HL

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