Robert Bresson

Du 4 au 29 juillet 2018

À Josette Khannibal

Le miracle de ces mains vides

En quarante ans de carrière et treize long métrages, Robert Bresson (1901-1999) déploie le Cinématographe, un art souverain, autonome, d'une inventivité radicale et inépuisable. Dépouillement, renoncement aux éléments dramatiques, sobriété hallucinée des dialogues, précision des cadres et rigueur extrême du montage sont les caractéristiques d'une œuvre aussi célèbre que trop souvent méconnue.

La beauté dans l'ineffable*

On y voit Mouchette heureuse. À la fête foraine, l'adolescente découvre une joie nouvelle, unique et éphémère : l'échange de regards, le sourire complice et enfin la poursuite avec un garçon dans les autos-tamponneuses. Cette séquence, singulière et inégalée, au découpage fiévreux et interrompue par la gifle du père, apparaît comme un délire fragile, seul moment de communion d'une âme de jeune fille avec l'espoir. Et puis, il y a les pleurs de la Pucelle. Après la première comparution devant le Tribunal religieux, Jeanne se tient pleine d'assurance. Lorsqu'elle retourne dans sa cellule, elle sanglote dans l'unique moment intime et charnel du film. En un plan séquence, Jeanne, paysanne et croyante, soldat et sorcière, désespère comme seule une enfant saurait le faire.

La joie de l'adolescente dans Mouchette (1967) et les larmes de l'héroïne du Procès de Jeanne d'Arc (1962) sont des événements uniques, aigus, qui désordonnent les films et montrent, en un éclair, l'envers secret de l'insolence des héroïnes. Un rapport de force s'inverse, provisoirement : souveraine, Mouchette ; trop humaine, Jeanne.

Ces deux séquences témoignent de la manière dont les choses adviennent dans le cinéma de Robert Bresson, par une liaison plus essentielle que celle de la causalité ou de la succession, celle induite par le jeu des « acteurs », ainsi que du rapport que les images entretiennent entre elles, puisqu'elles se transforment au contact les unes avec les autres.

La qualité d'un monde neuf qu'aucun des arts existants ne laissait soupçonner

Indifférent à l'idée d'être moderne, Bresson reste, faut-il le rappeler, l'un des réalisateurs les plus célèbres et intemporels. Son œuvre se fonde sur une dénonciation du théâtre filmé. Plus encore, elle bâtit un appel rhapsodique à l'art du Cinématographe, un langage nouveau en pleine possession de ses moyens techniques. En 1975, paraissent les Notes sur le Cinématographe, une série d'aphorismes qui exprime un état cristallin de la pensée du réalisateur. Le recueil, considéré désormais comme un bréviaire par les cinéastes du monde entier, témoigne de la rigueur inouïe et de la quête solitaire de l'ensemble de l'œuvre, puisqu'il a derrière lui la plupart de ses films les plus reconnus. La sévérité de ces maximes au ton parfois lapidaire (« Cinématographe : continuellement croire ») rappelle sans cesse le rejet légendaire d'un certain type de dramaturgie et sonde le rapport à l'image en mouvement. Pourtant, la fulgurante beauté des Notes suppose aussi la poésie frémissante, inquiète et mobile de son cinéma, celle qui triomphe jusque dans les interstices.

Je vous invente comme vous êtes

Bien que souvent adaptés d'écrivains majeurs (Diderot, Bernanos, Dostoïevski), les films de Robert Bresson exigent de concevoir les œuvres littéraires à travers le regard neuf d'un créateur qui place, au sommet de l'art, l'impératif de la suggestion.

Dans ses deux premiers longs métrages, il engage comme dialoguistes des écrivains reconnus : Giraudoux dans Les Anges du péché (1943) et Cocteau dans Les Dames du bois de Boulogne (1945). Il renonce ensuite à travailler avec des acteurs professionnels, allant jusqu'à récuser l'appellation d'acteur ou d'interprète, préférant nommer « modèles » les protagonistes de ses films. C'est que, défenseur d'un irréductible réalisme cinématographique, le réalisateur préfère le geste naturel au geste de théâtre. Il parvient à capturer un réel très précis, si précis qu'il peut sembler halluciné, en supprimant l'émotion du jeu de ces modèles. Dans le plan même, il prend le temps de montrer le visage impassible, toujours magnifique, des modèles – une effigie, Anne Wiazemsky ou Martin Lasalle, n'apparaissant que comme une nécessité. Bresson rappelle souvent le travail du pianiste roumain Dinu Lipatti, virtuose à force de pratique : ce que le cinéaste exige de ses modèles est la scansion ou l'automatisme de la parole, en somme que, comme pour le pianiste, la répétition neutre fasse surgir l'émotion. La voix devient ainsi plus révélatrice que la vue d'un personnage, et cette voix de derrière le masque porte le réalisme à un degré suprême.

Traduire le vent invisible par l'eau qu'il sculpte en passant

C'est pourquoi la parole, notamment la voix off, façonne certaines apparitions. Dans Journal d'un curé de campagne (1951), le curé, d'une maladresse surnaturelle, est atteint d'une profonde impuissance ; or c'est par la parole qu'on comprend qu'il attend la délivrance de l'aube. La voix blanche en off vient charpenter le travail minutieux de Fontaine dans Un condamné à mort s'est échappé (1956). Bresson fait appel aux éléments les plus simples du réel, puisque les bruits inorganisés du monde (la ville, le tram) viennent témoigner de l'espoir. Ici, le supplément d'âme vient de la musique de Mozart, utilisée de manière sporadique, comme pour renforcer le côté solennel de certains gestes quotidiens des prisonniers. Entre désespoir et apathie, le ton monocorde de Michel dans Pickpocket (1959) creuse encore plus la solitude de son acte cynique ; tout comme la voix du récit rétrospectif renforce le dénuement et le désespoir du mari dans Une femme douce (1969). Dans les Quatre nuits d'un rêveur (1971), un monde nouveau, suspendu à la ferveur du jeune homme, se refuse à advenir : la voix dessine alors la parabole de la plus essentielle et la plus triste des rencontres.

L'étincelle attrapée dans sa prunelle

Rien de plus moderne que le cinématographe de Bresson, qui fragmente le monde pour mieux le réassembler à l'écran. Et rien de plus actuel, aussi, qu'un art qui montre la fragilité du lien social, un tissu gangrené par l'argent. L'Argent (1983) convoque littéralement la question de l'impossible rachat, avec ce faux billet initial qui, tel un virus, contamine le monde et déclenche une série croissante de violences. Le Diable probablement (1977) avait déjà abordé l'idée de l'argent sale : les billets qui circulent sont ceux qui permettent à Charles d'acheter sa propre mort. Le film est une somme autour de l'écologie, l'engagement, le nihilisme et la consommation. C'est, de toute part, le « bonheur à crédit » qu'on y dénonce, et c'est pourquoi le garçon affirme que sa seule maladie est de voir clair. Au nom de cette lucidité, le pickpocket se place au-dessus des lois pour prendre l'argent des autres ; cet argent du vieux laid et cupide que Marie refuse dans Au hasard Balthazar (1966), les deniers pourrissants de l'usurier d'Une femme douce. L'argent, finalement, n'aura eu d'utilité que dans Les Dames du bois de Boulogne : la dépense pure, flamboyante, de la vengeance amoureuse d'Hélène.

Car l'économie formelle bressonienne, faite de translations et de ruptures, a pour centre la question de l'échange : le prêt sur gages, l'honneur du chevalier, le cadeau empoisonné à l'ancien amant, l'échange symbolique ou amoureux, mais aussi, quoique personne n'en veuille, le don de soi.

La valeur du don apparaît comme fondamentale : les humbles cadeaux des condamnés (sucre, crayon), la chanson de Mouchette, attestent du matérialisme désenchanté d'une œuvre, où tout peut devenir fongible, le corps, comme la jouissance ou la douleur. C'est les mains vides, dit-il, que le héros revient à Guenièvre dans Lancelot du lac (1974), en allusion à l'échec de la quête du Graal, alors que tout ce que la reine implore, c'est une nuit d'amour. Il se trompe, hélas, comme l'usurier faisant de bonnes actions à dessein afin d'émouvoir une épouse qui le méprise. La seule créature à être toute humilité, c'est l'âne au nom biblique, le malheureux Balthazar devenu témoin de l'avarice et de la cupidité des humains. Peut-être ceux qui n'ont plus rien à perdre peuvent, seuls, recevoir la grâce, comme le pickpocket en prison ou le rêveur, reconnaissant envers celle qui le quitte après quatre nuits d'enchantement. Les religieuses de l'ordre de Béthanie, le curé et Jeanne d'Arc quant à eux, vivent de se donner aux autres. La charité, vertu théologale, est leur moteur : car il faut bien transformer la terre entière en amour.

Gabriela Trujillo

* Tous les intertitres sont extraits des Notes sur le Cinématographe de Robert Bresson (éd. Gallimard)

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Autour de l’événement

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Édition DVD / Blu-ray

Le chef-d'œuvre de Robert Bresson, Les Dames du Bois de Boulogne, fait son entrée dans la Collection Heritage. Pour ce film exceptionnel, proposé en DVD et Blu-ray dans sa version restaurée en 4 K, l'édition proposera de nombreux bonus précieux parmi lesquels le livre épuisé Autour des Dames du bois de Boulogne, le précieux journal de bord du tournage tenu par l'écrivain Paul Guth, ainsi qu'un document audiovisuel autour du film.
Sortie nationale le 25 septembre 2018.

Version restaurée avec le soutien de CHANEL.

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Ressorties en salles

Journal d'un curé de campagne le 4 juillet
Les Dames du bois de Boulogne le 1er août

En versions restaurées par Les Acacias

Partenaires et remerciements

Philippe Arnaud, Mmes Mylène Bresson, Danielle Anezin, Prune Engler, Sophie Mirouze et Sylvie Pras, le Festival du film de La Rochelle, Diaphana Distribution, Gaumont, Les Acacias, Tamasa Distribution, TF1 Studios.

En partenariat avec le Festival international du film de La Rochelle.

En partenariat avec

Festival International du Film de La Rochelle

Avec le soutien de

Chanel (noir sur blanc)

En collaboration avec

TF1 Studio

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