Luigi Zampa
Du 27 janvier au 14 mars 2016
L'art de se débrouiller
Entre Giuseppe De Santis et Mario Monicelli, c'est-à-dire entre une vision « vulgarisée » du néoréalisme et un regard un peu cruel sur les individus et leurs mœurs, il y a peut-être Luigi Zampa, cinéaste moins reconnu que nombre de ses contemporains, et en même temps au centre d'un art ayant absorbé son époque comme une éponge. Car c'est tout un portrait de la société italienne d'après-guerre qui se détache d'une filmographie dense et contrastée, en même temps qu'un regard très personnel, entre l'inquiétude et le désenchantement, sur l'histoire de celle-ci.
Luigi Zampa est né le 2 janvier 1905 à Rome. Après des études au Centro Sperimentale, il débute comme scénariste pour Mario Camerini, Mario Soldati, Camillo Mastrocinque et d'autres. Il réalise son premier film en 1941, L'Attore scomparso, mais c'est véritablement dans l'effervescence de l'après-guerre qu'il va se faire remarquer avec Vivere in pace (Vivre en paix) en 1947, et L'Onorevole Angelina (L'Honorable Angelina) la même année. Le premier est une tragi-comédie marquée par l'absurde sur les derniers jours de la guerre, le second, construit sur des faits réels, raconte la lutte pour le logement et les mouvements populaires l'ayant nourri, qui marquent l'Italie de la fin des années 1940. C'est un des grands rôles de la Magnani, en pasionaria des pauvres prenant la tête d'une révolte spontanée contre les pouvoirs publics.
Une description féroce de la société italienne
Dès lors, avec des films comme Anni difficili (Les Années difficiles) en 1948, Campane a martello (Tocsin) en 1948, Anni facili en 1953, Anni ruggenti (Les Années rugissantes) en 1962, et surtout le bien nommé L'Arte di arrangiarsi (1954), Zampa s'attache à démontrer comment les Italiens ont toujours su trouver des accommodements avec le pouvoir, quel qu'il soit, fût-il celui du parti fasciste. Ces films entreprennent tous une description féroce de la lâcheté et de l'opportunisme, de la manière de composer avec le vent de l'Histoire et d'accepter les combinazioni qu'imposent la survie et l'ascension sociale. Car Zampa est un moraliste angoissé tout autant qu'un observateur froidement sarcastique. Dans Anni difficili, un modeste fonctionnaire est contraint d'adhérer au parti fasciste pour sauver sa place. À la Libération, celui qui l'a contraint à faire ce choix sera celui qui l'en sanctionnera. Alberto Sordi incarna génialement parfois ces figures d'opportunistes peureux et cyniques dans le cinéma de Zampa. Dans L'Arte di arrangiarsi (que l'on peut traduire par « l'art de se débrouiller »), il joue un secrétaire de mairie sicilien. Il est successivement socialiste, fasciste, communiste et enfin démocrate-chrétien, endossant, au gré des événements, tous les costumes nécessaires à sa réussite sociale. Dans Ladro lui, ladra lei (1958), il est un voleur qui ne parvient pas à abandonner sa nature profonde de voleur. Le mal est profondément ancré, jusqu'au gag. Dans Anni ruggenti, adapté d'une pièce de Gogol, un agent d'assurance ordinaire (Nino Manfredi) est pris par les notables d'un village pour un inspecteur du parti fasciste venu incognito, et c'est à qui fera le plus talentueusement assaut de servilité.
C'est ainsi que la corruption des mœurs dépeinte par le cinéma de Zampa prend la forme d'une prostitution généralisée. La Romana (La Belle romaine) en 1954, d'après Alberto Moravia, décrit la vie sentimentale d'une jeune prostituée que sa mère espère caser avec un riche bourgeois. Ragazza d'oggi (La Chasse au mari), en 1958, est une fausse bluette dépeignant, sous un mode faussement frivole, la quête amoureuse de jeunes femmes que les temps incitent à choisir les hommes fortunés. Dans La Ragazza del Palio (La Blonde enjôleuse) en 1958, un prince fauché (Vittorio Gassman) espère épouser celle qu'il prend pour une riche touriste américaine (Diana Dors). L'argent parasite les rapports amoureux dans cette Italie des années 1950 où chacun veut sa part de gâteau du miracle économique à venir.
La comédie va dès lors souvent devenir un monde en décomposition dans les années 1960, et ensuite, une manière de décrire avec élégance et cruauté, et avec l'aide des grands comédiens du genre (Nino Manfredi, Alberto Sordi, Ugo Tognazzi), l'immoralité de cette époque de prospérité. Il medico della mutua (1968) fut un des grands succès de Zampa. Alberto Sordi y incarne un médecin idéaliste qui, petit à petit, perd ses illusions et entreprend de s'enrichir sur le dos de la sécurité sociale. Una questione d'onore (1966) décrit, au terme d'une pochade où le rire s'étrangle plus d'une fois, les crimes d'honneur commis en Sicile au nom d'une absurde morale patriarcale. Bello, onesto, emigrato Australia sposerebbe compaesana illibata (1971) dépeint la vie et la solitude des immigrés italiens en Australie. Plus qu'un auteur engagé, comme il a parfois été décrit, Zampa est un observateur pessimiste de son époque et de l'histoire italienne. Sa vision va s'assombrir radicalement dans ses derniers films, où la décomposition de l'Italie, tout autant que la permanence d'une violence archaïque, est au cœur de cette impitoyable trilogie, témoignant d'un abandon de la comédie par son auteur, constituée de Bisturi (Bistouri, la mafia blanche) en 1973, Gente di rispetto en 1975 et Il Mostro en 1977. La dénonciation de la corruption, de la médecine de classe et sans conscience, de la presse à scandale et de l'obscénité médiatique, d'une contagion générale de la peur, caractérise la fin d'une carrière durant laquelle le souci du divertissement populaire s'est toujours marié avec l'expression personnelle d'un homme en colère.
Jean-François Rauger