La Nouvelle Vague tchèque... et après

Du 29 novembre 2018 au 4 janvier 2019

Un cinéma exorbité

« À ce moment-là, mon pays était comme une planète qui, par un étrange concours de circonstances, avait quitté son orbite et suivait sa propre trajectoire dans l'espoir incertain de rejoindre une autre orbite plus proche du soleil. »
Milan Šimečka

Certaines images ont la force des commencements. Quand il descend dans la fosse du Semafor, célèbre théâtre musical de ces années-là, pour y filmer l'audition de jeunes chanteuses avides de décrocher le rôle qui les sortira de leur anonymat d'étudiante ou de vendeuse, Miloš Forman en ramène la peur et l'élan, la beauté miroitant dans la maladresse, le tumulte des espoirs. Forman tourne ce film, Concours, en 1963. La Tchécoslovaquie est alors arrimée depuis quinze ans au bloc soviétique. Au stalinisme implacable des années 1950 a succédé, malgré les promesses de changement, un statu quo mortifère. Mais sous les slogans toujours ronflants, l'idéologie se lézarde. Pendant les années qui suivent, le cinéma tchèque sera le symptôme continu des métamorphoses d'un système dans l'impasse bousculé par l'impatience de la jeunesse. Il accompagnera le mouvement d'un pays tout entier dans une aventure d'émancipation qui aboutira en 1968 au Printemps de Prague.

Dans les premières années de la décennie, avec Forman, une impressionnante concentration de réalisateurs sort de la FAMU, l'école tchèque de cinéma : Věra Chytilová, Jiří Menzel, Jan Němec, Jaromil Jireš, Juraj Herz, Ivan Passer et d'autres, imprégnés du cinéma d'Eisenstein, de Vigo, de Dovjenko et de Renoir, mais aussi – et ce n'est pas rien derrière le rideau de fer – de Godard, Cassavetes ou Shirley Clarke : une radicalité contemporaine aux accents libérateurs souvent teintés de scepticisme existentiel, très loin des injonctions édifiantes du réalisme socialiste.

Le plus bel âge

La recherche du naturel, l'envie de saisir l'air d'un temps soudain rajeuni sont l'impulsion commune des « nouveaux cinémas ». Après Concours, Forman affine son art de portraitiste de la jeunesse à la fois empathique et cruel : c'est l'apprenti un peu balourd de L'As de pique accablé des incessants reproches de son père ; l'ouvrière fleur bleue des Amours d'une blonde, séduite et abandonnée par un garçon aux airs affranchis, mais échappant lui-même à grand peine à la possessivité de ses parents. Les affres du passage à l'âge adulte, l'éternel conflit parents-enfants y jouent sur le mode du récit individuel et subjectif ce qui semble bien tarauder l'époque : le désir de liberté et le passage de relais entravé d'une génération à la suivante. On en trouve l'écho dans Les Cueilleurs de houblon (Ladislav Rychman), comédie musicale adolescente douce-amère aux allures de West Side Story tchèque, qui prend de surcroît le parti de l'irréductible liberté individuelle contre la tyrannie du groupe. Proche de Forman, Ivan Passer réalise en 1965 l'une des œuvres les plus nuancées de la période, l'élégiaque et renoirien Éclairage intime, portrait de groupe à la campagne où l'harmonie entre générations n'advient qu'au prix, pour certains, du renoncement et d'une mélancolie sans remède.

Le fond de comédie sarcastique et parfois amère que l'on retrouve dans nombre de films de la période sera plus spécifiquement la marque du benjamin de la Nouvelle Vague, Jiří Menzel. Son premier long métrage, Trains étroitement surveillés, d'après le roman de Bohumil Hrabal, emprunte à l'écrivain le goût des passions inconvenantes – l'oisiveté, l'obsession sexuelle, le refus de l'héroïsme – comme force de négation à opposer à l'adversité (l'occupation allemande).

Fables du totalitarisme

Interdite depuis l'arrivée des communistes au pouvoir, l'œuvre de Kafka est officiellement réhabilitée en 1963. Les paraboles opaques de l'auteur du Procès inspirent un autre versant de la Nouvelle Vague. Josef Kilián, de Pavel Juráček et Jan Schmidt, est une variation kafkaïenne menant son protagoniste anonyme à travers des méandres bureaucratiques où la menace la plus lancinante tiendrait à sa propre culpabilité sans objet. Kafka, le théâtre de l'absurde, et un lien renoué avec la tradition surréaliste praguoise d'avant-guerre se combinent dans une tendance à l'allégorie – genre suspect quand il est pratiqué in vitro mais nettement troublé ici par l'expérience de première main du climat totalitaire. Partant de l'insouciance d'une partie de campagne, La Fête et les invités (Jan Němec, 1966) évoque le mécanisme de soumission à une figure arbitraire de l'autorité, vite frappée pourtant du soupçon – angoissant – de sa vacuité.

La tentation de l'indéchiffrable culmine dans Les Petites Marguerites de Věra Chytilová, dont le coup de génie est d'offrir un écrin de luxuriance visuelle difficilement surpassable (l'image virtuose du directeur de la photographie Jaroslav Kučera) à un bloc de régression et de pure destruction – et sans doute le témoignage le plus irréfutable de la liberté créatrice désormais possible.

Fin de partie

Au feu, les pompiers, dirigé par Miloš Forman en 1967, met en scène un bal des pompiers tournant à la débâcle sous le coup de la bêtise et de l'avidité, métaphore transparente d'un système en fin de décomposition. En janvier 1968, le « socialisme à visage humain » annoncé par Alexander Dubček accélère le changement. La censure est abolie. Le cinéma croit pouvoir enfin se passer d'allusions pour évoquer l'horreur de la période passée (La Plaisanterie de Jaromil Jireš d'après Kundera, L'Oreille de Karel Kachyňa, le magnifique Alouettes, le fil à la patte de Jiří Menzel). Mais le 21 août 1968, les chars du Pacte de Varsovie entrent en Tchécoslovaquie et mettent brutalement fin à l'expérience du Printemps de Prague.

En 1970, la Nouvelle Vague n'existe plus. De nombreux films sont frappés d'interdiction, et pour les réalisateurs le choix est clair : émigrer (Forman, Passer), ne plus tourner, ou composer avec les exigences de médiocrité de l'époque qui s'ouvre, la bien nommée « normalisation ».

Věra Chytilová, après des années d'inactivité – dont elle s'extrait par le coup de force d'une lettre ouverte adressée au sommet du parti –, peut réaliser en 1975 Le Jeu de la pomme, comédie acide sur les jeux de pouvoir dans la séduction. Juraj Herz, jadis remarqué pour le glaçant Incinérateur de cadavres, cultive son goût de l'horrifique dans Le Vampire de Ferat, mutilé par la censure à sa sortie. Regarder rapidement par-dessus la clôture, demander des nouvelles de ce qu'il a subsisté du cinéma tchèque à travers une poignée de films modestes mais tenaces des années 70-80, ne doit pas fatalement être une promesse d'amertume.

Nicolas Le Thierry d'Ennequin

Les films

Partenaires et remerciements

Remerciements : Capricci Films, Centre tchèque de Paris (Veronika Řeháčková, Marie Sýkorová, Jiří Hnilica), Malavida, Národní filmový archiv (Kateřina Fojtová).

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