John Huston

Du 8 juin au 31 juillet 2016

Le désir de la grande aventure

« L’histoire possède cette ample trajectoire qui, dans nos cœurs, survit même à la vieillesse – le désir perpétuel de la grande aventure. » Longtemps, John Huston songea à son adaptation de Kipling, L’Homme qui voulut être roi, finalement tournée en 1975. L’inlassable vibration d’aventure était si justement adéquate à son propre destin – amoureux du souffle plus encore que de l’œuvre achevée. Cette carrière excentrique et vorace laisse une impression d’immense exploration et de résultats étranges, entre œuvres majeures et pièces désinvoltes ou négligées en fin de carrière. John Huston était lui-même le héros de sa propre fiction, créateur rebelle, rabelaisien, séducteur, chasseur et grand buveur, artiste passionné, raconteur de fables et destructeur – tel le portrait qu’en fit Peter Viertel dans son roman Chasseur blanc, cœur noir, inspiré par le tournage d’African Queen et plus tard filmé par Clint Eastwood.

La saga familiale des Huston commença avec Walter, star de la scène et de l’écran dans les années 30-40, père de John (qui naît en 1906), pour se prolonger avec la carrière d’Angelica et Danny, enfants du cinéaste, et de Jack, son petit-fils. Dès le parlant, John travailla comme scénariste puis comme réalisateur à succès à partir du Faucon maltais (1941), mais il fut surtout un cinéaste-écrivain, cultivé, passionné de littérature, soucieux de signer ses propres sujets et avide d’autonomie. Dès ses débuts, il filme avec économie, conçoit le montage au tournage pour maîtriser « son » œuvre. Toute la carrière de Huston semble ensuite répondre à une quête de liberté, marquée par de grandes espérances artistiques et doublée des extravagances d’un fanfaron flamboyant, faussement superficiel, et acteur de personnages souvent démesurés (l’ogre gangster de Chinatown). Proche d’intellectuels engagés comme Richard Brooks (sur les thèmes de la rébellion et la tyrannie en Amérique latine, Les Insurgés de Huston, sorti en 1949, est parallèle à Cas de conscience de Brooks, sorti l’année suivante), ami fidèle de William Wyler et Lewis Milestone, Huston apparaît comme trait d’union majeur entre la fabrique hollywoodienne et le milieu littéraire. Le cinéaste avait ses amis écrivains (Hemingway) et ses coscénaristes préférés (Peter Viertel, Anthony Veiller). Toute sa filmographie est placée sous le signe des grandes ambitions littéraires (une collaboration orageuse avec Sartre sur le scénario de Freud, passions secrètes), des adaptations prestigieuses, exigeantes (Kipling, Tennessee Williams, Carson McCullers, Arthur Miller, Romain Gary, Flannery O’Connor) et impossibles (Stephen Crane, Herman Melville, James Joyce, Malcolm Lowry). À partir de 1954, il se libéra d’une forme hollywoodienne pour lui timide, qu’il défiait de ses projets féconds, et préféra des sujets marqués par le goût des romanciers de la modernité.

Devant l’hétérogénéité ou l’arlequinade des sujets, la critique pointa assez vite un fil directeur – un héroïsme en négatif, un goût de l’échec flamboyant, d’une démiurgie qui s’abîme avec lucidité, une fidélité aux récits de la quête finalement vaine, évidente dès Le Faucon maltais et l’or dispersé du Trésor de la Sierra Madre. Cette alliance entre vision matérialiste de l’existence et odyssée mythique décrit bien l’imaginaire de Huston, avec ses voyages divers et ses animaux chargés de légende (la baleine blanche, l’éléphant des Racines du ciel, le cheval fou et l’oiseau-phénix de Reflets dans un œil d’or, le reptile érotique de La Nuit de l’iguane). En 1958, le chasseur d’éléphants Huston accepte de diriger Les Racines du ciel pour la Fox – une aventure sur la préservation des éléphants. Outre l’adrénaline du tournage en Afrique, Huston y est fasciné par le mythe logé dans le sujet – tuer un éléphant n’y est pas un crime, mais un péché – un acte avec une aura d’imaginaire. En 1967, l’extravagant Huston se retrouve à jouer Noé et à diriger La Bible pour Dino De Laurentiis, et le cinéaste fort peu orthodoxe y trouve pourtant un intérêt. À ses yeux, l’Ancien Testament regorge de mystères, s’impose comme anthologie mythologique, et ses récits réclament d’inventer des solutions visuelles pour raconter la Création du monde, le Déluge, la tour de Babel ou les généalogies prodigieuses. Il envisage le Déluge comme un conte merveilleux et enfantin (et pense même à Chaplin ou Alec Guinness comme interprètes). Et l’adaptation de Freud en 1962 repose au fond sur la même soif d’enquête mythographique – aussi bien dans les séquences oniriques que dans la tapisserie des compositions saturées de formes symboliques. John Huston n’était pas un classique. Il fut en un sens le premier grand cinéaste « international » au fil des contrées de tournage (Irlande, Angleterre, France, Mexique, Congo, Tchad, Japon) et des sujets exotiques. Les œuvres des années 1960-1970 montrent un artiste conscient de l’évolution du réalisme physique, avec un existentialisme cynique et un goût des extérieurs qui lui font passer sans problème le cap de l’ère moderne. Le tempérament de ce cinéaste non lyrique, non romantique, se rapproche du versant prosaïque et dur, ni métaphysique, ni spirituel, du classicisme – proche du pragmatisme d’un Hawks, mais moins populaire, moins enclin à la comédie et davantage à la farce grotesque et au film noir. Chez lui, l’humanité est vue à la lumière de l’existence organique et les stars apparaissent sous le jour de la fatigue, de l’âge, de la décadence ou du malaise physique (Robinson dans Key Largo, Bogart dans African Queen, Gable et Marilyn dans Les Désaxés, Burton dans La Nuit de l’iguane, Finney dans Au-dessous du volcan, Brando dans Reflets dans un œil d’or).

Maniériste, contrebandier de l’absurde ou dilettante de carnaval ? Plusieurs fois ce cinéaste provocateur joua à l’absurde avec le classicisme. En 1953, il se lance dans le tournage de Plus fort que le diable avec un scénario en perpétuelle réinvention. Cette comédie noire apparaît comme un pastiche explicite du Faucon maltais, comme une intrigue qui se moque de l’action et de l’exotisme. Amateur de cette curieuse forme de gag, Huston en saupoudra son Juge et hors-la-loi grâce à l’hyperbole des légendes (la mort du tueur albinos Bad Bob vue par un trou géant à travers le thorax) qui dévoyait le scénario sérieux de John Milius. Avec Veiller, Huston imagina aussi le fameux Dernier de la liste, jeu sur l’enquête à l’anglaise, scandé de noms improbables et de stars déguisées à reconnaître par simple facétie visuelle et mise en abyme moderniste.

À la Warner, Huston fit ses gammes de cinéaste. Marqué par le film noir et son âpreté plastique, il en conserva des éléments le long des décennies suivantes – huis-clos des visages, claustrophobie graphique, contre-plongées… Une fois indépendant, Huston devient maître d’œuvre des tournages exotiques et techniquement audacieux. Parfois l’aventure technique, l’achèvement même du sujet donne à l’image son intérêt (les caméras Technicolor en plein Congo pour African Queen). Avec l’opérateur anglais Oswald Morris, il se lance dans des recherches esthétisantes. Huston et Morris façonnent pour Moby Dick une image sépia, ocre, bleue et grise, un noir et blanc coloré à la fois gravure et parchemin, eau-forte abîmée et texture onirique pour les marines. L’inspiration picturale crée sur Moulin Rouge une sensation de peinture en création – les mondes de Lautrec y apparaissent avec des nuages de couleurs que l’on sent tout juste posés sur l’écran, à peine figés. Avec un impact sensoriel, le tirage jaune de Reflets dans un œil d’or sert d’atmosphère et d’humeur plastique qui enveloppe cette histoire de perversions dans un vieux fort du Sud, comme les contrastes surexposés des flashbacks dans Freud livrent une sensation d’exploration éblouissante et malaisée. Ces plastiques formalistes restent sans doute le pan le plus aisément sidérant de l’œuvre post-1950, le moment où l’inspiration visuelle retrouve quelque chose de l’intimidante impossibilité des œuvres adaptées et des sujets démesurés.

Désordre créatif derrière la passion. Certains grands projets enflamment l’imagination du cinéaste, mais donnent des œuvres finalement décevantes – ces Racines du ciel qu’il échoue à traiter, de son propre aveu. D’autres lui paraissent plus banals, et il s’invente alors une méthode ou un style pour les tourner – l’opératique western Le Vent de la plaine, finalement puissant. D’autres encore voient converger l’esprit du sujet et le tempérament du cinéaste (Les Désaxés, La Nuit de l’iguane). Huston est un écrivain de cinéma d’abord déçu par le traitement hollywoodiens des romans, et dépourvu de l’esprit romantique qui lui permettrait d’en saisir l’intérêt. Cette fierté moderne lui fait évoquer le scénario comme une scansion purement poétique et le film comme un monologue de conscience. Avec ces espoirs, Huston chercha moins à adapter qu’à trouver l’équivalent des œuvres qu’il transposait, à trouver une viabilité filmique. Dira-t-on qu’il n’y traitait que ce qui l’intéressait ? Tel est sans doute l’enjeu – et la limite – de cette filmographie hasardeuse et démiurge. Car le paradoxe de nombre d’œuvres réside à la fois dans le succès d’une forme trouvée, mais l’échec d’une forme finalement moins ambitieuse que l’original (Moby Dick, Au-dessous du volcan). L’inspiration du cinéaste-écrivain lui fait sacrifier maint pan mystique, baroque ou tortueux des sujets, au risque d’un aplatissement prosaïque. L’arlequinade résonne alors comme aveu de timidité et d’une impuissance bien vécue. Avec Huston, l’on touche régulièrement à quelque chose qui serait la nature à la fois vorace, admirable, et profondément limitée du cinéma.

Pierre Berthomieu

Les films

Casino Royale
John Huston, Ken Hughes, Robert Parrish et Joseph McGrath , 1966
Ve 8 juil 21h30   GF Lu 18 juil 14h30   HL

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Coffret Blu-ray Collection John Huston

(Re)découvrez 4 grands films réalisés par John Huston réunis dans un coffret Blu-ray collector. Inclus : Key Largo (pour la première fois en Blu-ray), Le Faucon maltais, Le Trésor de la Sierra Madre et Reflets dans un oeil d'or. Éditions Warner

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