Revue de presse de « L'Arbre aux sabots » (Ermanno Olmi, 1978)

Véronique Doduik - 30 mars 2015

L'Arbre aux sabots

Mai 1978. En remportant la Palme d’or, L’Arbre aux sabots du cinéaste italien Ermanno Olmi crée l’événement au Festival de Cannes. Cette chronique de la vie paysanne à la fin du XIXe siècle dans l’Italie du Nord détonne dans le paysage cinématographique de l’époque : une durée de presque trois heures, des acteurs non professionnels, un texte interprété en dialecte régional en font une œuvre à contre-courant qui révèle au grand public un cinéaste quasi-inconnu dont le film L’Emploi avait remporté un certain succès critique en 1961.

L’Arbre aux sabots dépeint la vie quotidienne et les rites communautaires de plusieurs familles réunies dans une ferme de Lombardie, vers 1880. Le propriétaire agricole qui les emploie comme métayers les exploite et les traite comme des serfs. Ermanno Olmi vient de ce monde paysan. Il a grandi dans une ferme semblable à celle qu’il décrit. Pour le scénario, il s’est inspiré de ses souvenirs d’enfance et des histoires que lui racontait sa grand-mère.

Les critiques apprécient le caractère artisanal de cette œuvre réalisée en un an pour un budget minime. Olmi a porté ce film en lui très longtemps. Il en est l’auteur complet, à la fois scénariste, metteur en scène, adaptateur, directeur de la photographie, cadreur et monteur.

Un film empreint de vérité

De façon unanime, la presse est séduite par l’impression d’authenticité qui se dégage du film. Ce film « rude et noble a l’âpreté du sol où puisent ses racines. Aucune fausse poésie, aucun lyrisme frelaté », écrit Jean de Baroncelli dans Le Monde. Pour L’Aurore, « Olmi est entré totalement dans cette âme paysanne de la fin du XIXe siècle ». L’Humanité-Dimanche parle « du premier grand film « paysan » que le cinéma nous ait jamais donné ». Ce qui frappe d’emblée, c’est le rejet de tout artifice cinématographique. Dans cette « non-dramatisation du réel » (Charlie Hebdo), « l’important, le primordial est dans les attitudes et surtout dans les regards » (La Croix de Toulouse). « Tous les personnages, tous les sentiments sont vrais, mais cette vérité est transcendée par un lyrisme pudique qui atteint notre cœur avant de réjouir notre intelligence » (France Soir). Pour Positif, ce que recherche Olmi, « c’est la rencontre avec la vie quotidienne collective de ses ancêtres, en communion mystique avec eux ». Le film est une « chronique intimiste où le souvenir, le respect, l’affection de l’auteur pour un monde disparu éclate à chaque scène (L’École Libératrice). « Un film troublant (…) sans autre action particulière que la vie » (La Croix), dont le tissu de choses quotidiennes et banales constitue l’élément dramatique, un film « étranger à toutes les modes de notre temps » (L’Éducation).

Des acteurs qui ne « jouent » pas

Cet accent de vérité tient aussi au jeu des acteurs que le cinéaste a voulus, comme à son habitude, non professionnels. Olmi a choisi des paysans de la région de Bergame, qui tiennent ainsi le rôle de leurs propres ancêtres. « Ces acteurs improvisés sont merveilleux de spontanéité », s’enthousiasme Elsa Casals dans Le Dauphiné Libéré. Des voix s’élèvent pourtant contre ce choix : Mireille Amiel dans la revue Cinéma, si elle reconnait la vérité du regard d’Olmi et son respect des paysans, estime qu’il y a tromperie ou erreur dans le choix de comédiens amateurs : « le plus souvent, la totale inexpression des visages est un piège pour le spectateur qui investit dans le vide d’un regard bien plus qu’il ne devrait ».

Des lumières naturelles

Le réalisateur a privilégié les lumières naturelles, celle du soleil et des saisons, et celle des chandelles et des lampes à pétrole. Les critiques dans leur ensemble relèvent la splendeur de l’image et des éclairages. Pour Albert Cervoni (France Nouvelle), « Olmi réussit totalement à inscrire sa sensibilité, son goût de la belle image dans la densité, dans la rugosité et la beauté de l’univers rural. La magnifique photographie fait penser [aux tableaux] des Frères Le Nain, de Corot, de Courbet ». Néanmoins, la presse spécialisée, à commencer par Cinéma, estime qu’il y a là « une subtile tromperie ». Ces lumières « naturelles » « se voient ». C’est aussi le point de vue de Laurent Cugny dans Cinématographe : « Olmi affirme avoir voulu employer le plus possible les éclairages naturels et éliminer tout artifice, pour éviter de retomber dans la palette traditionnelle des films en couleurs sur le XIXe siècle. Et c’est tout l’inverse qui se produit ». On serait en présence d’une qualité d’image « déjà vue », où la technique prime.

Un récit superbement maitrisé

La chaîne des saisons, les actes essentiels de la vie et les rites communautaires constituent la matière de cette chronique rurale. Centré sur l’histoire particulière de la famille Battisti, le film s’articule autour de plusieurs récits. Les critiques s’accordent sur la subtilité de la construction narrative : « Le vrai miracle » du film est l’extraordinaire limpidité formelle des épisodes séparés et de l’ensemble », note Lorenzo Codelli dans Positif. Pour Gilles Gourdon dans Cinématographe, « Les séquences s’enchaînent et se fondent en une sorte d’art de la fugue visuel, fruit d’une science magistrale du contrepoint ». Robert Grélier renchérit dans Image et Son : « Comme une tapisserie, une fresque, chaque thème s’insère verticalement et horizontalement, invitant le spectateur à une lecture multidimensionnelle ». « Quant à la longueur du film, elle résulte obligatoirement de la lenteur même du rythme de la vie », lit-on sous la plume de René Prédal (Jeune cinéma). Elle s’accorde à la respiration intérieure des êtres et des choses. « C’est cette respiration de la nature qui nous entraîne au long de ces trois heures de projection, sans « histoire » racontée, sans suspens « (L’Éducation), qui relève aussi dans le film un « sens extraordinaire de l’ellipse ». Olmi s’abstient de montrer, il suggère, comme dans l’épisode qui donne son titre au film. Première en revanche, « malgré l’indiscutable beauté des images », s’irrite du « classicisme ronronnant de la mise en scène et de l’utilisation systématique de la musique de Bach à chaque moment émouvant du film », tandis que Le Figaro note que la musique « vient souligner le rythme essentiellement liturgique et le caractère éminemment sacral des travaux et des jours ».

Une lecture politique ?

Olmi a-t-il fait un film politique ? François Forestier écrit dans L’Express : « L’Arbre aux sabots, c’est le « Paradis perdu » d’Olmi. Mais dans la description de cette société « repliée sur elle-même, où tous les actes répondent à la volonté divine ou à la nécessité de vivre », le critique décèle un « discours politique discret, que la réalisation se garde bien de souligner. Une famille est chassée parce que le père a abattu un arbre sur la terre du propriétaire, afin de tailler des sabots à son fils : misère (comprenez : injustice) ».

La problématique de L’Arbre aux sabots est bien celle de la sortie de la condition paysanne par l’ascension sociale (l’école pour l’enfant). Mais les avis sont partagés sur la charge contestataire du film : Mireille Amiel écrit dans Cinéma : « La misère est sans cesse montrée, les responsables en sont globalement désignés (…) mais on a un peu l’impression qu’Olmi se donne l’alibi nécessaire pour retourner dès que possible à sa description émerveillée d’un mode de vie dont il perçoit mieux les valeurs que l’injustice ». Pour Positif en revanche, « cette manière de raconter en mettant tout sur le même plan, si elle n’est sûrement pas d’obédience marxiste, si elle se rattache sûrement à un spiritualisme christianisant, n’est pas mystificatrice ».

L’Arbre aux sabots est souvent rapproché de deux autres films italiens réalisés sensiblement à la même époque : de Padre padrone, des frères Taviani (1976), histoire d’un petit berger sarde privé d’école par son père ; mais surtout de Novecento (1900) de Bernardo Bertolucci (1974), grande fresque historique qui décrit les tumultes sociaux du début du XXe siècle dans une grande propriété terrienne du Nord de l’Italie. Pour L’Éducation, à la différence de 1900 ou de Padre padrone, « L’Arbre aux sabots ne met pas l’accent sur un sentiment de révolte des paysans … ; au-delà de la pauvreté, de l’ignorance, de l’injustice, il met en lumière l’amour conjugal, paternel, filial, la solidarité … ». Pour Les Échos, « c’est un récit. Un simple récit, sans message, du moins affiché ». Là où Bertolucci faisait passer un souffle épique et révolutionnaire, « Olmi juxtapose une suite de scènes banalement quotidiennes, la naissance d’un enfant, la maladie d’une vache… ». Les Cahiers du cinéma parlent d’un « univers angélique, qui absorbe les conflits dans un rassurant retour du même ». Michel Devillers conclue dans Cinématographe : « Après les lectures marxistes des frères Taviani et de Bertolucci, l’ingénuité savante d’Olmi ne laissera pas d’étonner. Pour Laurent Cugny, dans la même revue, le film d’Olmi est en fait « un aveu d’impuissance, insupportable, qui ne fait que souligner le complexe de culpabilité d’un réalisateur nostalgique d’une impossible innocence. Il témoigne de l’époque dans laquelle vit le réalisateur plutôt que sur celle qu’il prétend décrire et montrera de quelle façon un Italien né en 1931 pouvait en 1978 concevoir la classe dont il était issu et dont il voulait retrouver la vérité ».

Du « cinéma-vérité »

Pour conclure, on retiendra que pour l’ensemble de la presse, malgré les avis divergents sur sa critique de la condition paysanne dans l’Italie de la fin du XIXe siècle, L’Arbre aux sabots révèle un véritable auteur, « un cinéaste de la condition humaine, enraciné dans une culture et un terroir, qui accède avec ce film à l’universalité » (Le Figaro). « Cette chronique paysanne dépasse le stade du réalisme même poétique, pour atteindre sans enflure et sans complaisance le ton épique. C’est aussi beau que du Virgile et c’est sans doute la simplicité et l’extrême justesse du ton qui en fait la grandeur (France Soir). Beaucoup n’hésitent pas à inscrire Olmi dans la lignée des grands documentaristes : celle de Robert J. Flaherty, de Roberto Rossellini, et surtout de Georges Rouquier, auteur de cet autre grand film paysan, Farrebique (1944). Pour L’Humanité, L’Arbre aux sabots « nous renvoie aussi à l’une des grandes sources d’inspiration du cinéma italien d’après-guerre, à la grande veine néo-réaliste qui depuis la Terre tremble de Luchino Visconti (1947) n’avait été illustrée par une œuvre d’une telle ampleur, d’une telle beauté ».


Véronique Doduik est chargée de production documentaire à la Cinémathèque française.