La restauration de « La Baie des Anges » de Jacques Demy (1962)

Hervé Pichard - 25 novembre 2014

La Cinémathèque française et Ciné-Tamaris ont restauré et numérisé La Baie des Anges de Jacques Demy avec le soutien du Fonds culturel franco-américain, des Archives audiovisuelles de Monaco, de la SOGEDA et la participation de Kodak.

La Baie des Anges est certainement l'œuvre la plus discrète des premiers longs métrages de Jacques Demy. Elle est réalisée entre Lola, qui révéla le cinéaste, un style nouveau et une musicalité que l'on retrouvera tout au long de ses films, et Les Parapluies de Cherbourg qui éblouit entre autres par ses couleurs flamboyantes et ses chansons ininterrompues. Ces deux films célèbres ont certainement estompé le souvenir de la beauté et de la simplicité de La Baie des Anges. Cette restauration est donc l'occasion de redécouvrir les qualités et la singularité d'une œuvre inspirée à la fois par la sobriété des films de Robert Bresson et par la confusion des sentiments, le hasard des rencontres amoureuses des films de Max Ophuls.

Redécouvir La Baie des Anges apparaît indispensable pour apprécier l'œuvre globale de Jacques Demy. Plus que tout autre réalisateur, Demy s'apprécie en regardant l'ensemble de ses films car ils se construisent et se font écho les uns par rapport aux autres.

Comme pour beaucoup d'éléments originaux des films des années 60, le négatif de La Baie des Anges s'est fragilisé avec le temps mais les outils numériques permettent d'obtenir un résultat très satisfaisant. Il était cependant essentiel pour l'ensemble des partenaires de présenter une restauration, certes sans défaut physique, mais qui avant tout respecte l'œuvre originale, le grain du 35 mm, l'étalonnage d'origine et le son d'époque.

Au début de la restauration, la société Ciné Tamaris a confié à la Cinémathèque française les originaux 35 mm : négatif image, négatif son et positif intermédiaire combiné. Une expertise des différentes pellicules a été menée afin de repérer précisément les dégradations et les défauts physiques les plus marquants, ceux qui sont visibles à l'intérieur du cadre et ceux qui fragilisent la pellicule. De nombreux défauts étaient présents sur l'ensemble du film, des rayures et des taches superficielles côté support, des images détériorées mais aussi des perforations éclatées et quelques images déchirées souvent en début et fin de plan au niveau des collures et particulièrement visibles en projection. Ont aussi été relevés les différentes pellicules utilisées, les marques d'étalonnage et les plans truqués (fondus enchainés, fermeture et ouverture au noir). Trois types de pellicules avaient été utilisés lors du tournage : une pellicule Kodak pour une grande partie du film, un internégatif pour les trucages traditionnels et une pellicule Agfa Ultrarapid, plus sensible et plus granuleuse pour les plans de nuit par exemple. Toutes ces informations permettent de différencier les qualités photochimiques de certains plans et de respecter ces textures originales lors de la restauration. Dans l'ensemble, les éléments ont été bien conservés et on n'a pas noté de dégradation chimique. Les défauts physiques sont des problèmes liés aux multiples manipulations du négatif au laboratoire. La plupart des images déchirées sont dues aux collures de montage d'époque qui se décollent lorsqu'elles sont sous tension.

Le négatif original noir et blanc, aujourd'hui fragilisé, conserve une belle texture. Nous avons donc choisi, en accord avec les ayants-droits et le laboratoire Digimage, de faire une captation 4K (4096 x 3112) de très haute qualité réalisée sur Arriscan. La résolution de cette numérisation permet de restituer des images proches du négatif et de retrouver le grain de la pellicule. Le traitement des images a ensuite été réalisé en 2K. Ce format normalisé pour les projections numériques est considéré comme proche de la définition des copies positives 35 mm. Dans un premier temps, un traitement électronique des images sur Phenix élimine les poussières et certaines fines rayures. Puis, la restauration image par image se fait sur palette graphique. Plus d'une centaine d'heures ont été nécessaires pour supprimer les moindres défauts et retrouver la beauté originale du film. De même, un effort particulier a été fait pour atténuer l'instabilité générale du film et en particulier les sautes entre les plans dues à l'épaisseur des collures.

Par ailleurs, le générique était particulièrement dégradé. Ciné-Tamaris a retrouvé le fond neutre sans les titres (le long travelling arrière sur la fameuse Baie des Anges à Nice). Le laboratoire a ainsi pu refaire ce générique. Les titres ont été redessinés et réintroduits numériquement à l'aide d'un système de cache.

La Baie des Anges a marqué les esprits pour la beauté des images noir et blanc, exacerbées par la chevelure blond platine de Jeanne Moreau et ses tenues extravagantes. Nous avons attaché beaucoup d'attention à l'étalonnage du film. Il était important de retrouver toute la douceur du noir et blanc, la luminosité et l'éclairage naturel des villes du sud, Nice et Monaco. Il fallait aussi conserver la surexposition qui illumine certains plans, les intérieurs des casinos par exemple dont les grandes verrières font entrer en abondance la lumière du soleil. Par ailleurs, de nombreux plans-séquences suivent les personnes dans différents espaces. Ils se déplacent de lieux extérieurs vers des intérieurs (de la rue, à l'hôtel et inversement). Ces plans débutent dans des zones sombres pour se poursuivre vers des zones plus éclairées. On note d'ailleurs sur certains longs plans plusieurs marques qui, techniquement, indiquent des changements d'étalonnage dans le plan. Ces informations peuvent être prises en compte pour choisir la densité lumineuse de certaines séquences.

Mathieu Demy, cinéaste et fils du réalisateur, a supervisé et validé l'étalonnage de La Baie des Anges. L'étalonnage numérique s'est fait en direct, en projection cinéma, dans des conditions particulièrement confortables. Jérôme Bigueur, coloriste chez Digimage, a proposé une base d'étalonnage. Puis Mathieu Demy a donné des orientations précises tout en respectant les choix faits par son père et le chef opérateur Jean Rabier en 1962.

L'élément sonore d'origine est un négatif son optique monophonique à élongation variable conservé dans 10 boîtes de 300 mètres. Ce mixage original a été envoyé au studio L.E. Diapason, spécialisé dans la restauration sonore. La Cinémathèque française comme Ciné-Tamaris ont travaillé sur divers projets avec ce studio devenu une référence (Lola Montès, Les Vacances de monsieur Hulot, Les Demoiselles de Rochefort).

Une première écoute a permis d'évaluer la qualité sonore du film. Nous avons été confrontés à des imperfections classiques comme les « drops » et les « plops » mais aussi à deux problèmes plus dérangeants. Tout d'abord, le son du générique de début était, comme pour l'image, d'une qualité médiocre. Il était donc nécessaire de rechercher d'autres sources sonores. Nous avons sollicité l'aide de Stéphane Lerouge, spécialiste de la musique de film, qui, au même moment, numérisait les bandes magnétiques des enregistrements de Michel Legrand. Nous avons ainsi pu avoir accès à une partie des bandes magnétiques numérisées des musiques seules. Tout en respectant le mixage d'origine, le Studio Diapason a remplacé les premières phrases musicales qui faisaient défauts sur le négatif.

Par ailleurs, tout au long du film, certaines voix grésillaient lorsque le niveau sonore était trop élevé, en particulier celle de Jeanne Moreau. Nous avons pu, avec les outils numériques appropriés, atténuer ce type de défauts.

Pour mener à bien cette restauration et aller jusqu'au bout du processus qui implique aussi un retour sur pellicule, nous avons sollicité l'aide financière d'une autre cinémathèque, Les Archives Audiovisuelles de Monaco. Le directeur, Vincent Vatrican, ancien journaliste des Cahiers du Cinéma, aime particulièrement ce film. Il soutient nos plus belles restaurations qu'il présente dans ses programmes à Monaco. L'une des vocations des Archives Audiovisuelles de Monaco est de conserver des images animées représentant la Principauté. Or, dans La Baie des Anges, Jacques Demy filme longuement Monaco. C'était donc une belle occasion pour que nos institutions coopèrent et que nos compétences convergent autour de ce film. Par ailleurs, la société Ciné-Tamaris a une volonté très affirmée de préserver et valoriser l'ensemble de son catalogue. C'est donc sur ces exigences communes que cette restauration a débuté. Les équipes techniques dirigées par Bruno Despas et Thierry Delannoy (DIGIMAGE) pour l'image et Léon Rousseau (L.E. Diapason) pour le son ont apporté beaucoup de soin à ce projet, sur la base des indications que nous leur avons fournies.

Nous disposons désormais d'un nouvel internégatif image et son du film restauré, destiné à la conservation de l'œuvre et permettant de protéger le négatif original. Concernant la diffusion du film, des DCP ont été fabriqués et serviront aux projections numériques en France comme à l'étranger. De même, grâce au mécénat de la société Kodak, de très rares copies 35 mm de prestige seront tirées à partir du nouvel internégatif. Le tout premier tirage est destiné à la projection en avant-première à Monaco du film restauré.


Hervé Pichard est directeur des collections films à la Cinémathèque française.