Projection 16 mm de « Sur les cimes, tout est calme » (Angela Ricci Lucchi et Yervant Gianikian, 1998)

Hervé Pichard - 7 juin 2018

« Où sommes-nous maintenant, quelles guerres s'y sont déroulées, qui est mort ici, pour qui, pour quoi ? Je suis l'herbe, je recouvre tout, laissez-moi faire mon travail. » (Yervant Gianikian et Angela Ricci Lucchi, extrait de leur journal Ceci est un voyage)

Angela Ricci Lucchi est décédée en février 2018. Avec son mari, le cinéaste Yervant Gianikian, ils étaient d’inséparables compagnons de voyage, imaginant des œuvres insolites et uniques. Ils n’ont cessé de s’interroger sur l’histoire tragique du XXème siècle, en reprenant des images de films retrouvés, se saisissant de la pellicule pour en approfondir les motifs et en révéler la part cachée, effectuant un travail manuel et à même le support, à rebours de l’évolution des métiers du cinéma actuel, un geste créateur et expérimental d’une modernité qui influence en retour toute une jeune génération de cinéastes d’avant-garde.

Angela Ricci Lucchi et Yervant Gianikian réalisent Sur les cimes, tout est calme (Su tutte le vette è pace) à partir d’images d’archives de conflits dans les Alpes entre Italiens et Autrichiens, durant la Première Guerre mondiale – des images filmées par Luca Comerio, pionnier des reportages de guerre. En réalisant Sur les cimes, tout est calme, ils se sont attachés à représenter la guerre à partir de films des débuts du cinéma tournés sur pellicule nitrate, fragiles, dégradés, quelquefois en décomposition. Les images projetées provoquent un télescopage visuel, à la fois doux et violent, entre le spectateur et une Histoire souvent ignorée, voire refoulée. Regarder ce film en salle est une expérience qui enveloppe, hypnotise, transporte dans un territoire poétique et politique. Comme en suspens, Sur les cimes, tout est calme raconte notre propre condition humaine.

Le geste artistique des deux cinéastes relève de l’intime, se déroulant essentiellement autour d’une table de montage, dans la pénombre, pour visionner dans un premier temps des images cinématographiques, les re-filmer au ralenti et délivrer un sens nouveau qui les éloignent de leur vocation idéologique première. Il s’agit de remonter les films, de les remontrer, d’en exposer le sens et de le retourner, d’y associer des « images ennemies » et de les faire apparaître comme des « images frères » d’hommes-soldats traçant dans la neige des lignes indistinctes.

Sur les cimes, tout est calme (Angela Ricci Lucchi et Yervant Gianikian, 1998) Photogramme 3

Tournés dans les Alpes, les plans montrent essentiellement des hommes silencieux en uniforme italien ou autrichien, marchant péniblement, transportant leurs armes, leurs sacs et leurs canons, s’affairant à leurs occupations militaires et s’exposant aux tirs ennemis. Les hommes semblent grimper continuellement cette chaîne de montagnes belle et lugubre pour affronter des adversaires invisibles. Ils pourraient représenter des soldats inconnus, mais ces figures, visages fatigués, souriants, inconscients, apparaissent autant comme des fantômes. Ils semblent nous parler de leur sort prévisible et de l’absurdité des guerres de territoires où l’on défend, à la vie à la mort, des frontières au sommet du monde. De même, les teintages et la dégradation de la pellicule prennent autant d’importance que le contenu des images : les traces de moisissure, les taches et les rayures, marquées par l’usure inévitable des films nitrate, entretiennent l’apparence fantomatique des images et les hommes semblent quelquefois s’effacer sous nos yeux.

L’un des cartons italiens contient quelques indications géographiques et témoigne de cette dimension poétique propre aux deux artistes, il donne des repères en même temps qu’il désoriente :
« Ricerca dell’individuo, del soldato-uomo nell’archivio raffigurante masse anonime. Nei dettagli, nei particolari, le espressioni, la microfisionomia, i comportamenti dei singoli. Ripresi attraverso il corpo ferito del materiale nitrato. Sulle Alpi. »
« Recherche de l’individu, de l’homme-soldat dans les images d’archive représentant des masses anonymes. Dans les détails, les traits, les expressions, la micro-physionomie, les comportements des individus. Filmés à travers le corps blessé du support nitrate. Aux Alpes. »


Hervé Pichard est directeur des collections films à la Cinémathèque française.