Revue de presse de « Vol au-dessus d'un nid de coucou » (Milos Forman, 1975)

Véronique Doduik - 31 août 2017

Vol au-dessus d'un nid de coucou (Milos Forman, 1975)

En 1962 paraît aux États-Unis un roman de Ken Kesey, figure du mouvement beatnik, intitulé One Flew Over the Cuckoo’s Nest (Vol au-dessus d’un nid de coucou), dont l’intrigue se déroule dans un hôpital psychiatrique de l’Oregon. Il annonce les mouvements de révolte qui allaient secouer l’Amérique dans les années 1960 et sera un best-seller. L’ouvrage paraît en France en 1963 sous le titre : La Machine à brouillard. L’acteur Kirk Douglas en achète les droits d’adaptation et monte à Broadway une pièce de théâtre dans laquelle il joue le rôle principal. Lors d’un voyage en Europe, il a vu le film du réalisateur tchèque Milos Forman L’As de pique (1963), puis aux USA Les Amours d’une blonde (1965). Décidé à porter le roman à l’écran, Kirk Douglas envoie le livre au cinéaste pour lui proposer le film. Mais le courrier ne parviendra jamais en Tchécoslovaquie. Milos Forman émigre à New York en 1968 pour échapper à la répression qui suit le Printemps de Prague. Au début des années 1970, il reçoit de nouveau le livre, cette fois envoyé par le fils de Kirk Douglas, Michael, à qui son père a donné le roman pour ses débuts en tant que producteur. C’est une coïncidence, car le père et le fils n’en ont jamais parlé ensemble.

Milos Forman va adapter au cinéma ce livre que les majors companies ont refusé, jugeant l’histoire trop noire et trop cruelle. Il tourne en 1975 dans un authentique hôpital psychiatrique à Salem, dans l’Oregon. Dans les rôles principaux, l’actrice Louise Fletcher (l’infirmière Miss Ratched) et Jack Nicholson (Randall Patrick McMurphy), qui avait déjà repéré le roman. Vol au-dessus d’un nid de coucou est le second long métrage réalisé par Milos Forman aux États-Unis, après Taking off, tourné en 1970, satire joyeuse de la petite bourgeoisie américaine. Le film y rencontre un très grand succès. Il remportera en 1976 les cinq Oscars les plus prestigieux. Il sort en France le 3 mars 1976, encensé par la critique.

La frontière ténue entre raison et folie

L’action se situe en 1962 dans un hôpital psychiatrique de l’Oregon, dont le fonctionnement routinier est bouleversé par l’irruption de Randall McMurphy (Jack Nicholson), un colosse braillard et remuant, responsable d’agressions et interné à sa demande pour échapper à une longue peine d’emprisonnement dans un pénitencier d’État. Simulateur ou véritable malade mental ? Le titre du film s’inspire des paroles d’une contine populaire : « le premier s’envola vers l’Est, le second vers l’Ouest, le troisième s’envola au-dessus d’un nid de coucou ». Si le mot cuckoo en anglais désigne l’oiseau (le coucou), il signifie aussi en argot américain l’excentrique, le « dérangé », le fou. Le coucou, c’est l’oiseau qui fait son nid dans celui des autres. C’est McMurphy qui déboule parmi les « vrais » déviants. Et qui découvre, au-delà de leur folie, des êtres fragiles et attachants, soumis à l’autorité oppressive de l’infirmière en chef Miss Ratched. « Comme une caserne, une prison, une école, un établissement psychiatrique est un monde où règne l’ordre. Or, beaucoup plus qu’un grain de sable, une véritable météorite s’y introduit, qui va s’ingénier à détraquer la vie quiète de l’asile. Pour extravagantes qu’elles soient, les facéties de McMurphy ne sont jamais gratuites, elles dénoncent la routine, la sottise, parfois la cruauté des traitements subis par les détenus », écrit Jean de Baroncelli dans Le Monde. Milos Forman dépeint avec une précision hallucinante les rites de la psychiatrie traditionnelle. Si « cet asile psychiatrique est un enfer moderne », lit-on dans Écran 76, « c’est un enfer aseptisé, avec les voix suaves des infirmières, la musique douce qui berce, les pilules qui tranquillisent ». Pour Les Nouvelles littéraires, « la découverte d’une certaine forme de sadisme officiellement admise éclate dans le rapport d’humiliations constantes entre les forts (investis d’une charge) et les faibles, démunis à l’égard de tout pouvoir ». « La chimiothérapie assure l’équilibre formel du couple psychiatrisant/psychiatrisé, une cure de pouvoir, une procédure de contrôle », observe Politique Hebdo. « La révolution chimique des dix dernières années est au cœur du “système” remodelant l’individu selon les normes admises par la société (…) Une fois de plus nous voilà revenus au débat sur les limites floues de l’état de raison », renchérissent Les Nouvelles littéraires. D’ailleurs, comme le remarque L’Éducation, « le personnage de Jack Nicholson garde son ambiguïté jusqu’au bout : est-il réellement fou ou simule-t-il ? ». Milos Forman lui-même a déclaré qu’il ne le savait pas vraiment.

L’hôpital psychiatrique, gardien de l’ordre social

Les critiques sont nombreux à voir dans Vol au-dessus d’un nid de coucou un film essentiellement métaphorique. Pour La Quinzaine littéraire, « L’asile psychiatrique joue comme un microcosme de la société ». Henry Chapier déclare dans Le Quotidien de Paris : « le défi de McMurphy devient une attitude révolutionnaire qui menace l’ordre établi (…) Le véritable sujet de Milos Forman, c’est la répression sociale qui se manifeste sans fard au niveau de la thérapeutique : ce que l’on veut guérir, ce n’est pas la maladie, mais la résistance des récalcitrants accrochés à leur “différence”. Les Nouvelles littéraires déclarent : « L’agressivité à peine rentrée de l’infirmière, la science incertaine des médecins, reflètent surtout l’intolérance sociale érigée en dogme scientifique. Le destin du malade que l’on met à plat et que l’on n’est prêt à sauver de la destruction qu’au prix d’un abandon total du “moi” subversif devient l’acte d’accusation le plus impitoyable jamais dressé contre le “système”. Jusqu’à quel point le pouvoir a-t-il le droit de “casser” des individus qui contestent les règles qu’on leur impose, et à partir de quel moment ces individus cessent-t-ils d’être “normaux” pour devenir des “fous” ?, telle est la question posée par Milos Forman. Dès lors, « que se passe- t-il quand un faux fou, plus sain que la moyenne, plus “fou de vivre” que de raison, plus libre que les médecins, s’introduit dans le jeu social de la folie ? », s’interroge Jean Duflot dans Politique hebdo. Il devient l’inadapté suprême, l’ennemi à abattre qui en menace l’aberrante cohérence. Murphy, révolté par la docilité des « malades », engage une lutte avec Miss Ratched, qui, commencée à la façon d’un jeu, se terminera en tragédie. « L’ascendant de cet anarchiste inconscient sur sa “brigade de ramollis” » est alarmant et l’homme est dangereux » (Pariscope).

Cinéma-vérité

Milos Forman a vécu plusieurs semaines « en immersion » dans l’hôpital de l’État de l’Oregon où le film a été intégralement tourné, afin de s’imprégner de l’ambiance et des thérapeutiques mises en œuvre. L’Humanité relève le réalisme de certaines scènes, qui évoque le « cinéma direct » caractéristique des premiers films tchèques du cinéaste, comme L’As de pique, tourné en 1963. Le médecin qui dirige l’établissement joue son propre rôle. Pour le casting, le réalisateur a sélectionné ses 18 personnages parmi près de 900 acteurs, mais a confié des fonctions techniques à de « vrais » malades. D’après Pariscope, les comédiens qui entourent Jack Nicholson, tous inconnus, à l’exception de Louise Fletcher, « sont tellement dans la peau de leurs personnages que l’on peut prendre certains d’entre eux pour des aliénés réels ». Mais seules quelques silhouettes en arrière-plan sont de vrais pensionnaires. Les critiques sont particulièrement impressionnés par l’acteur qui joue l’Indien à la stature gigantesque, surnommé Big Chief ou Chef Bromden, que tout le monde croit sourd-muet. « Milos Forman cisèle des portraits d’excentriques déchaînés, orchestre le pandémonium des disputes absurdes sur des riens qui transforme en aventures picaresques les frasques de McMurphy le libérateur », écrit Le Point, tandis que L’Aurore note que « La caméra est toujours très proche des personnages et fait sentir la sourde violence qui est en eux ».

Un prodigieux duo d’acteurs

La critique est unanime pour saluer la performance de Jack Nicholson dans le rôle de Randall McMurphy, « un acteur échappant à toute classification » selon L’Express, néanmoins qualifié d’« acteur-cabot démesuré » par Les Nouvelles Littéraires. Ce personnage haut en couleurs, à la vitalité débordante, insoumis, tente de réintroduire l’authentique jeu de la vie dans le système abstrait de l’asile. Pour Télérama, le film est ainsi ponctué de morceaux de bravoure : la scène où il mime à lui tout seul en le commentant un match de baseball, ou encore « cette virée admirable et délirante de la partie de pêche ». La presse rend également hommage au talent de l’actrice Louise Fletcher, dans le rôle de l’infirmière en chef aux grands yeux bleus candides et glacés, qui affronte Nicholson dans un duel implacable. La Revue du cinéma souligne la façon dont sont abordés dans le film les rapports de groupes : « avant l’arrivée de McMurphy, l’infirmière chef est le leader incontesté. Quand arrive ce malade récalcitrant, qui a aussi l’étoffe d’un chef, et qui représente l’indépendance, l’individualité, les malades vont être ballotés entre deux influences, le désir de conserver un semblant de tranquillité dans leur atmosphère ouatée, et celui de se rebeller, de vivre leur vie. Tout le film est construit sur la lutte que ces deux fortes personnalités exercent sur la masse inorganisée des malades ».

De l’ironie au drame

Comparé à d’autres films de fiction de la même époque traitant de la folie et du système asilaire (citons Family Life de Ken Loach en 1971 ou Asylum / Fous de vivre de Peter Robinson en 1972), Vol au-dessus d’un nid de coucou se démarque par le point de vue délibérément ironique qu’il adopte. Du moins dans un premier temps. Comme l’écrit Le Quotidien de Paris, « au premier degré, il y a un personnage haut en couleurs, dont la vitalité débordante se trouve confrontée à l’impitoyable absurdité des règles qui gouvernent l’univers castrateur d’un hôpital psychiatrique. L’occasion pour Milos Forman de multiplier les scènes où la fantaisie se mêle étroitement à l’observation réaliste la plus rigoureuse sans qu’il y ait jamais la moindre dissonance ». Au début, le spectateur se trouve face au modèle imaginé : la maison de fous. « De sympathiques maniaques se persécutent mutuellement de leurs idiosyncrasies galopantes et McMurphy se contente de louvoyer entre la soumission et l’insolence en distribuant autour de lui un peu de bonne humeur », écrit Le Point. Dans Les Cahiers du cinéma, Serge Daney observe : « pendant toute la première partie, on est laissé libre de croire que McMurphy est maître du jeu (il possède la clé du dehors/dedans, on le voit ainsi s’enfuir du terrain de basket). Ce sont les autres qui semblent épinglés là comme des papillons. Puis McMurphy découvre, en même temps que le spectateur, que les autres malades sont là pour la plupart de leur plein gré, qu’ils peuvent partir pour peu qu’ils le veuillent, alors que lui ne le peut plus ». Tous sont des internés volontaires, un peu déboussolés mais parfaitement normaux. Que manipule avec une froideur calculatrice, Miss Ratched, gardienne de l’ordre établi. Celle-ci a reconnu en McMurphy un homme sain d’esprit, mais surtout un fauteur de troubles qui met en danger son univers clinique. La tonalité grinçante mêlée d’humour et de cocasserie du début laisse sourdre une inquiétude qui se transforme en angoisse. « McMurphy comprend trop tard qu’un piège monstrueux vient de se refermer sur lui, qu’il ne sortira de cette autre prison qu’au gré du bon vouloir du corps médical. Dès lors, le film, commencé sur un ton de franche comédie, vire au drame », constate Écran 76.

Une métaphore politique

Milos Forman dit avoir respecté dans son adaptation, l’esprit du livre de Ken Kesey. Néanmoins, pour Positif, « le film, plus concret, n’abandonne jamais, à l’exception du final résolument symbolique, baignant dans un climat d’onirisme, le registre du réalisme le plus clinique, alors que le roman, écrit à la première personne, livrait sa signification dernière à travers les monologues intérieurs de l’Indien ». Ce journal écrit par ailleurs : « la transposition à l’écran par un cinéaste tchèque émigré aux États-Unis d’un roman américain qui, au début des années 1960, fut l’un des phares de la contestation Outre-Atlantique, constitue une rencontre privilégiée ». En effet, la presse relie très vite le film aux convictions politiques de Milos Forman qui a fui son pays après la « normalisation » consécutive au Printemps de Prague. Positif poursuit : « la colère d’un artiste nourrie à l’encontre d’un système socialiste d’intention, mais de fait oppresseur et oligarchique, se superpose littéralement à la révolte d’un exilé de l’intérieur, hippie d’un ex-Nouveau-Monde et de la contre-culture au début des années 1960 ». L’hôpital psychiatrique représenterait la Tchécoslovaquie, et McMurphy, double de Forman, le résistant au totalitarisme communiste. Quant à l’infirmière Ratched, « elle est la représentante exécutive du pouvoir. C’est une fanatique. Elle suit la ligne », écrit L’Express, qui ajoute : « Le petit groupe de malades, qui accepte clairement sa condition sans résister et sans s’enfuir, incarne la population fatiguée et misérable que le réalisateur a laissée derrière lui ».

Totalitarismes

Selon Les Nouvelles littéraires, Milos Forman, « après avoir posé sur la société socialiste de son pays (avec L’As de pique, Les Amours d’une blonde, Au feu, les pompiers !) un regard insolent et démystifiant, poursuit dans la patrie du capitalisme son entreprise de renversement des idées et des idoles reçues, la poussant même beaucoup plus durement au niveau des institutions alors qu’il s’en tenait, à Prague, à celui des mentalités et de la psychologie ». Cette revue livre une lecture politique plus large du film : « Si l’Union soviétique manie le système répressif à la perfection, en condamnant les dissidents au Goulag, l’Amérique exerce aussi, à sa manière, la tyrannie de son modèle de société à l’égard de tous les insoumis (…) Dans ce pays où le conformisme est devenu une véritable névrose collective, la volonté de guérir ceux qui s’écartent du prototype social établi engendre de sérieux abus, bénéficiant de la caution éclairée des savants et du corps médical ». Toujours selon ce même journal, « nul autre transfuge de l’Est n’aurait su déceler mieux que Milos Forman ce cuisant échec du libéralisme occidental : bien qu’elle soit fondamentalement différente du totalitarisme soviétique, la répression américaine est omniprésente dans la vie quotidienne du citoyen, et surtout au niveau de son rapport avec le monde du travail et les institutions ». La Quinzaine littéraire renchérit : « La société libérale prétend donner une chance égale à tous. Elle réprime, mais sans vouloir le faire au nom d’un ordre puissant étranger à la volonté de chacun. Ratched représente d’évidence le prototype de cette attitude et son domaine clinique figure l’espace du libéralisme. Elle feint de ne rien imposer (cf. la comédie démocratique du vote). De même, elle n’affronte pas directement les opposants. Elle prétend au contraire entrer dans leur jeu, ou bien elle s’efforce indirectement d’opposer les factions solidaires les unes contre les autres. Elle entretient la délation, l’autopunition, l’autocensure. C’est un artifice politique bien connu. Pour Télérama, Vol au-dessus d’un nid de coucou est bien « un film sur le pouvoir, l’oppression, et ce qui se passe quand on essaie de résister ». Et Le Point conclut : « c’est une fable magnifique qui bouleverse, oppresse et délivre à la fois. Elle offre au spectateur une expérience émotionnelle intense ».


Véronique Doduik est chargée de production documentaire à la Cinémathèque française.