Truffaut par Truffaut La Cinémathèque française
Résumé du chapitre précédent : Le passage à la réalisation.  « Je me suis éloigné des Cahiers du jour où j'ai tourné mon premier film, et c'est vrai que j'ai eu le sentiment d'avoir changé de camp. » Malgré une expérience peu concluante avec Une visite, le cinéphile et critique François Truffaut se lance dans la réalisation. Encouragé par ses camarades des Cahiers du cinéma qui songent à écrire des scénarios, il descend à Nîmes pour tourner Les Mistons, un portrait de la jeunesse qui annonce la Nouvelle Vague quelques années avant le succès des 400 coups.
27 oct

Nouvelle Vague

La Nouvelle Vague n'a jamais été une école ou un club, ça a été un mouvement spontané et important qui a rapidement dépassé nos frontières et dont je me sens d'autant plus solidaire que j'en avais fortement souhaité la venue à travers mes articles, au point de rédiger en mai 1957 cette sorte de profession de foi naïve mais convaincue : « Le film de demain m'apparaît donc plus personnel encore qu'un roman individuel et autobiographique, comme une confession ou comme un journal intime. Les jeunes cinéastes s'exprimeront à la première personne et nous raconteront ce qui leur est arrivé : cela pourra être l'histoire de leur premier amour ou du plus récent, leur prise de conscience devant la politique, un récit de voyage, une maladie, leur service militaire, leur mariage, leurs dernières vacances, et cela plaira presque forcément parce que ce sera vrai et neuf... Le film de demain sera un acte d'amour. »

La Nouvelle Vague n'avait pas de programme esthétique, elle était simplement une tentative de retrouver une certaine indépendance perdue aux alentours de 1924, lorsque les films sont devenus trop chers, un peu avant le parlant. En 1960, faire du cinéma, pour nous, c'était imiter D. W. Griffith réalisant ses films sous le soleil de Californie, avant même la naissance de Hollywood. À cette époque, les metteurs en scène étaient tous très jeunes. C'est ahurissant de voir que Hitchcock, Chaplin, King Vidor, Walsh, Ford, Capra ont tous fait leur premier film avant l'âge de 25 ans. C'était un métier de gamin que celui de cinéaste, et ça doit l'être. Alors il faut que des jeunes arrivent, comme Guy Gilles ou Lelouch, ou plus jeunes encore, caméra au poing, juchés en déport sur le côté des hélicoptères, prêts à se faire bouffer par les moustiques en Amazonie.

Je crois que si nous avons rué dans les brancards, et si ça a donné au fond la Nouvelle Vague, c'est parce que nous avons réclamé pour le cinéma la même liberté que pour les autres arts, c'est-à-dire qu'on puisse y rentrer plus jeune et qu'il devienne un art aussi vivant que les autres.

Tournage d'Adieu Philippine (Jacques Rozier, 1960) © Raymond Cauchetier
Affiche de Paris nous appartient (Jacques Rivette, 1960) - La Cinémathèque française © DR /
Couverture des Cahiers du cinéma, n° 103, janvier 1960 © Cahiers du cinéma

Au moment où nous commencions à vouloir faire du cinéma, c'était Rivette le plus actif. À l'époque, il n'y avait qu'Astruc qui pouvait vraiment se considérer comme un metteur en scène. Nous, nous pensions au cinéma sans trop oser formuler nos idées. Rivette était le plus nettement décidé et il donnait l'exemple en faisant des films en 16 mm. Rohmer, lui aussi, se considérait comme cinéaste, mais il attendait davantage que ça vienne. Rivette fut le premier à proposer des solutions concrètes. Il nous fit nous réunir, proposa des plans, suggéra l'idée de cinéastes associés, de groupements de metteurs en scène...

Je me souviens d'une démarche que nous avions faite auprès de Resnais, avec Rivette, Bitsch, et Chabrol, pour lui demander si cela l'intéressait de participer à ce groupement. Sur le papier, c'était très beau et très simple : Astruc faisait un film, Resnais faisait un film... dans le film de Resnais, Rivette était assistant, puis Rivette faisait un film dont j'étais assistant, puis je faisais un film dont Bitsch était l'assistant, etc.

En étudiant le devis, nous avions vu que l'on pouvait faire des films qui, pour 25 millions, auraient été confortables. C'était juste. Notre idée se prolongeait ainsi : nous disions à untel : « Avec 100 millions, vous faites un film en ignorant s'il sera rentable ou non. Nous, avec 100 millions, nous en faisons quatre et c'est bien le diable si l'un d'eux n'est pas un succès. »

Claude Chabrol et Jean-Luc Godard sur le tournage d'À bout de souffle (Jean-Luc Godard, 1959) © Raymond Cauchetier
Extrait d'une interview de François Truffaut, 1er septembre 1959 © INA

Je crois que la Nouvelle Vague a eu une réalité anticipée. C'était d'abord une invention de journalistes qui est devenue une chose effective. En tout cas, si l'on n'avait pas créé ce slogan journalistique au moment du Festival de Cannes, je crois que cette appellation ou une autre aurait été créée par la force des choses au moment où l'on aurait pris conscience du nombre des premiers films.

Les journalistes cinématographiques se sont servis de cette expression pour désigner un certain groupe de nouveaux cinéastes qui ne venaient pas forcément de la critique, puisque aussi bien Alain Resnais que Marcel Camus y étaient inclus, et c'est ainsi que s'est forgé ce slogan qui à mon avis ne correspondait pas à une réalité, dans la mesure où, à l'étranger, on a pu croire par exemple qu'il y avait une association de jeunes cinéastes français qui se réunissaient à des dates régulières et qui avaient un plan, une esthétique commune, alors qu'il n'en était rien et qu'il ne s'agissait que d'un rassemblement fictif, tout à fait extérieur. Je ne vois qu'un point commun entre les jeunes cinéastes : ils pratiquent tous assez systématiquement l'appareil à sous, contrairement aux vieux metteurs en scène qui préfèrent les cartes et le whisky.

« Le Cinéma français reconnaît ses enfants terribles », magazine Jours de France, 2 mai 1959
Extrait de l'émission Reflets de Cannes, 9 mai 1959 © INA

Certes, nous nous connaissions, nous aimons les mêmes films, nous échangions des idées avec sympathie, mais quand on juge sur l'écran le résultat de nos réalisations, on constate que les films de Claude Chabrol n'ont rien à voir avec ceux de Louis Malle, qui n'ont rien à voir avec les miens. Les films des jeunes cinéastes ressemblent extraordinairement aux gens qui les font, parce qu'ils les font en toute liberté. Les grands metteurs en scène français avaient depuis longtemps perdu l'habitude de choisir leur sujet, c'est-à-dire une idée de film qu'ils portaient en eux, qu'ils avaient dans les tripes et dans la tête. En devenant des vedettes, ils étaient devenus très sollicités. Ils choisissaient donc en fonction des propositions qu'on leur faisait.

La Nouvelle Vague c'était un groupe, comme il en existe aussi en peinture, en littérature. Mais là, c'était un groupe sans programme, c'était un groupe qui simplement était partisan de rajeunir le cinéma. Il n'y avait pas de programme esthétique commun. Il y avait peut-être l'idée de faire des films plus personnels, parce que les films étaient arrivés à un certain anonymat, quand même. Un producteur achetait très cher les droits d'un roman célèbre, il achetait très cher le travail de deux scénaristes qui faisaient une adaptation qui transformait le roman en pièce de théâtre, et puis après le producteur partait à la recherche d'un metteur en scène, et le tout donnait des films que nous trouvions anonymes, et qui souvent d'ailleurs trahissaient le livre original. Nous, nous étions pour faire des films où le metteur en scène s'exprimerait plus directement et où les films ressembleraient finalement un peu à des premiers romans. Et puis, à l'époque, nous étions en noir et blanc, nous voulions quitter le studio, tourner dans des vrais appartements, suivre davantage un personnage, ne pas penser qu'on doit avoir des vedettes et, derrière, des seconds rôles comiques ou ridicules, ne pas faire une inégalité de traitement sur les personnages. C'est un peu une volonté démocratique ce que je dis, mais il y avait de ça.

Colloque des jeunes réalisateurs à La Napoule, 1959. Du premier au dernier rang, de gauche à droite : François Truffaut, Raymond Vogel, Louis Félix, Edmond Séchan, Édouard Molinaro, Jacques Baratier, Jean Valère, François Reichenbach, Robert Hossein, Jean-Daniel Pollet, Roger Vadim, Marcel Camus, Claude Chabrol, Jacques Doniol-Valcroze, Jean-Luc Godard, Jacques Rozier © DR

Le cinéma était assez antipathique : il y avait la vedette prestigieuse et il y avait le second rôle qui disait des bêtises. Moi, au fond, je trouvais que les vedettes devaient pouvoir dire des bêtises et qu'un second rôle devait pouvoir être prestigieux. C'était un point de vue moral auquel je crois encore aujourd'hui d'ailleurs.

Personnellement, j'ai refusé systématiquement de faire des films avec cinq vedettes : Fernandel, Michèle Morgan, Jean Gabin, Gérard Philipe et Pierre Fresnay. Ce sont des artistes trop dangereux, qui décident du scénario ou le rectifient s'il ne leur plaît pas. Ils n'hésitent pas à sacrifier l'intérêt du film à ce qu'ils appellent leur standing, et portent, selon moi, la responsabilité de nombreux échecs.

Nous réprouvions les dialogues à la Audiard ou à la Jeanson, qui ne présentent que des personnages spirituels sachant résumer, dans la moindre de leurs phrases, leur expérience en des aphorismes heureux et brillants ; la crémière qui parle comme l'ingénieur, de façon définitive, et se prononce sur le sort du monde et de la vie. Notre volonté était de cerner la vérité. Nous avons tenté de déthéâtraliser le dialogue. Pour Les 400 coups, mon dialoguiste, Marcel Moussy, a été décisif de ce point de vue. Il excelle à dialoguer les conflits familiaux et son expérience de professeur lui a inspiré des dialogues de maîtres et d'élèves qui frappent tout le monde par leur justesse. De même dans les choix des sujets. Nous tournons des films où il ne se passe à peu près rien. Ni sang, ni coup de poing, ni drames, ni violence, mais une suite de petits incidents quotidiens qui composent la matière d'un film. Le danger, bien sûr, serait de créer une nouvelle mode ou de se regarder soi-même.

Dans chaque film, il y a moi et il y a ce que j'ai entendu, ce que j'ai vu, ce que j'ai lu. J'essaye tout le temps de faire entrer la vie dedans. Et faire entrer la vie, c'est aussi bien me souvenir brusquement d'un fait divers que de me souvenir des voisins du dessus quand j'étais enfant. C'est tout ce qui peut me revenir, ou ce qu'on a pu me raconter.

Henri Decaë, qui était d'ailleurs beaucoup plus âgé que les metteurs en scène qui l'employaient, était en France ce phénomène rare : un opérateur d'avant-garde. Il a fait Le Silence de la mer, Les Enfants terribles, et il était un peu symbolique de ce nouveau style de tournage où tout est simplifié, où l'équipe est extrêmement peu nombreuse, où l'on éclaire très peu et où l'on prend énormément de risques. Il a été à peu près le seul parmi les autres opérateurs français à avoir eu ce courage. Et comme il avait en plus un style de photo où la chaleur de la prise et le côté vivant étaient préférés au jeu d'ombres et de lumière, par exemple, je crois qu'il s'est trouvé en accord avec nos positions esthétiques. Il y a eu cette bonne coïncidence.

Pendant le tournage des 400 coups, on me demandait : « Qu'est-ce que vous ferez après ? » Je répondais : « Je ne sais pas. J'espère que je ferai du cinéma, mais je n'en suis pas sûr. » Et je me suis aperçu que c'était très mauvais de savoir ce qu'on ferait après. C'est d'ailleurs pour cela que j'ai abandonné mes projets... Le premier film vous est si proche, si personnel que, tout naturellement, par réaction, par besoin aussi, le second est emprunté. Avant de présenter une chose qui vous tient à cœur, on est angoissé : « Au fond, se dit-on, ça n'intéresse que moi, je me suis trompé. » Et si on a utilisé le sujet d'un autre : « J'ai pillé la littérature, cette histoire ne me concerne pas, le cinéma ne peut-il donc s'alimenter lui-même ? » Les deux attitudes suscitent le même doute. Mais j'aime à penser que Jean Renoir, le cinéaste que j'admire le plus, possède à son actif environ six adaptations pour dix films.

« Le tournage ne peut commencer avant le 1er octobre car je prends comme opérateur Henri Decaë, celui que je préfère en France. Actuellement, il tourne Les Amants de Louis Malle, puis Les Cousins de Claude Chabrol, et ne sera libre que début octobre. » Jacques Demy, François Truffaut, Henri Decaë et (à l'arrière-plan) Jean-Luc Godard sur le tournage des 400 coups – Cinémathèque française © DR

La Nouvelle Vague est née en 1959 et, très vite, elle a été méprisée. Pour l'opinion publique, elle a été quelque chose de prestigieux pendant un an. Le tournant, le passage de l'éloge au dénigrement, a été marqué par le film de Denys de La Patellière et Michel Audiard Rue des Prairies, que la publicité présentait comme un film anti-Nouvelle Vague : « Jean Gabin règle son compte à la Nouvelle Vague ». C'est là que la démagogie a commencé, c'est-à-dire que les journalistes qui avaient lancé le mouvement ont décidé de donner aux gens les clichés qu'ils avaient envie de lire et pas autre chose. Je suppose que les gens qui déclarent : « La Nouvelle Vague a échoué » sans préciser leur jugement, pensent à des films « intellectuels » qui n'ont pas eu de succès public, et dans leur esprit ils refusent le label aux films qui leur ont plu ou qui ont eu du succès, mais ce tri est arbitraire car la Nouvelle Vague, c'est aussi bien L'Homme de Rio que L'Immortelle, Le Vieil homme et l'enfant que La Musica, Les Cœurs verts que Un homme et une femme...

Je me suis rendu compte qu'il m'est très difficile d'écrire sur les films des autres, bons ou mauvais. Beaucoup de vieux cinéastes sont au chômage à cause de la Nouvelle Vague et, de ma part, jeune chanceux, ce serait vite indécent de parler d'eux. Et pourtant, la Nouvelle Vague est de plus en plus insultée chaque semaine à la radio, à la télévision et dans les journaux ; il me semble même que la profession commence à se protéger. Je ne suis pas un persécuté et je ne veux pas parler d'un complot, mais il devient évident que les films de jeunes, dès qu'ils s'éloignent un peu de la norme, se heurtent en ce moment à un barrage de la part des exploitants.

« La Nouvelle Vague, c'est aussi bien L'Homme de Rio que L'Immortelle, Le Vieil homme et l'enfant que La Musica, Les Cœurs verts que Un homme et une femme... » Affiche de L'Homme de Rio (Philippe de Broca, 1963) par René Ferracci © ADAGP, Paris 2014
Extrait de l'émission Le Pont des arts, France Culture, 6 mars 1982 © INA

Dans un premier temps, mon deuxième film, Tirez sur le pianiste, a été un échec, confirmant l'opinion de la presse dans son dénigrement de la Nouvelle Vague : « Ils réussissent leur premier film parce qu'ils racontent leur vie, ils se cassent la gueule au second parce qu'ils ne sont pas professionnels. »

Les groupes unis par un rêve commun sont destinés à éclater parce qu'au fur et à mesure qu'on réalise ses rêves, les différences s'accentuent, les différences deviennent plus visibles que les ressemblances, et le groupe éclate. Le groupe est destiné à éclater, c'est absolument logique, je crois.

Chacun est resté fidèle à lui-même, mais en le faisant, il s'est éloigné des autres. C'est comme dans le film de Rossellini sur Saint François d'Assise, qui illustre bien ce qui est arrivé à la Nouvelle Vague : à la fin du film, les moines sont ensemble et commencent à tourner sur eux-mêmes très vite jusqu'à ce qu'ils tombent. Quand ils se relèvent, ils partent tous dans la direction où ils sont tombés.

Si on ramène la Nouvelle Vague à ce qu'elle était à l'origine – faire un premier film de contenu assez personnel à moins de 35 ans -, elle a été d'une richesse formidable, elle a tenu ses promesses et elle a suscité des mouvements semblables dans presque tous les pays du monde, ce qui était inespéré.

« La Nouvelle Vague, c'est en principe la dénomination qui groupe tous ceux qui font leur premier film avant l'âge de 30 ans. Alors, dans cette mesure, j'appartiens à la Nouvelle Vague. Mais d'un autre côté, dans la mesure où la Nouvelle Vague est un incessant renouvellement de nouveaux venus, je crois que bientôt je ne lui appartiendrai plus. » Jean-Luc Godard, Suzanne Schiffman et François Truffaut sur le tournage de Fahrenheit 451 (1966) © DR
Propos de François Truffaut extraits de :
  • François Truffaut, Les Films de ma vie, Flammarion, 1987
  • Anne Gillain, Le Cinéma selon François Truffaut, Flammarion, 1988
  • François Truffaut, François Truffaut : Correspondance, Hatier, 1988
  • Jean Collet, Michel Delahaye, Jean-André Fieschi, entretien avec François Truffaut, Cahiers du cinéma, n° 138, décembre 1962
  • Jean-Louis Comolli, Jean Narboni, entretien avec François Truffaut, Cahiers du cinéma, n° 190, mai 1967
  • Serge Daney, Jean Narboni, Serge Toubiana, entretien avec François Truffaut, Cahiers du cinéma, n° 315, septembre 1980
  • Gilbert Salachas, « François Truffaut, réalisateur », Télé-Ciné, n° 94, mai 1961