Truffaut par Truffaut La Cinémathèque française
Résumé du chapitre précédent : Acteur.  Plusieurs fois interprète dans ses propres films (L'Enfant sauvage, La Nuit américaine et La Chambre verte), François Truffaut ne s'est jamais considéré comme un acteur : « Au lieu de faire la mise en scène derrière la caméra, je la fais devant, et c'est un grand plaisir ». Choisi par Spielberg pour interpréter le scientifique français de Rencontres du troisième type, il participe à ce tournage mémorable et entreprend d'écrire un livre sur les acteurs...
15 déc

Tournages

Le métier de cinéaste est mystérieux pour tout le monde. Nous le sentons aux questions qu'on nous pose et auxquelles nous avons beaucoup de mal à répondre. Pendant la guerre, j'ai demandé à un adulte : « En combien de temps fait-on un film ? » Et il m'a dit : « En trois mois. » J'ai appris que ce qui se passait sur l'écran en deux heures était tourné en trois mois. Mais, à l'intérieur de ces trois mois, tout est mystère. À vrai dire, j'ai pensé à l'intérêt qu'il y aurait de faire un film sur le cinéma chaque fois que je me suis trouvé en tournage, pour cette raison bien simple qu'il se passe toujours des choses ahurissantes sur les tournages, des choses drôles, curieuses ou intéressantes, mais dont le public ne profitera pas puisque ce sont des incidents de tournage en marge des prises de vues.

On se rend mieux compte de la bizarrerie des tournages de cinéma quand on a comme personnage principal un acteur qui n'a jamais tourné, parce qu'on redécouvre l'étrangeté de ce métier à travers ses yeux. Je me souviens m'être rendu en visite sur le plateau de La Baie des Anges, que tournait Jacques Demy. Il y avait là un garçon, Claude Mann, qui n'avait jamais tourné. Dans une scène, il devait entrer dans une chambre d'hôtel avec Jeanne Moreau et allumer la lumière. Au moment du tournage, lorsqu'il a mis sa main sur l'interrupteur, il s'est rendu compte que ce n'était pas lui qui allumait la lumière, mais un électricien hors champ ; il a éclaté de rire et il a fallu arrêter le tournage. Je me souviens de cela comme d'un joli incident : c'est la découverte du cinéma. Moi je l'ai évidemment eu avec Jean-Pierre Léaud, mais là, je dois dire que je le découvrais en même temps que lui sur Les 400 coups, et j'ai retrouvé ça avec le petit Cargol sur L'Enfant sauvage.

Un jour, pendant le tournage de Jules et Jim, je réglais une scène en chuchotant avec les acteurs, Jeanne Moreau, Oskar Werner et Henri Serre. Le moment arriva de passer à ce que nous appelons une « répétition sérieuse » et je demandai aux deux hommes de s'installer devant un jeu de dominos tandis que Jeanne Moreau, debout, une petite baguette à la main, lançait la réplique prévue : « Est-ce que quelqu'un ici accepterait de me gratter le dos ? » À ce moment, on vit entrer dans le champ et se diriger vers Jeanne l'accessoiriste du film qui, abusé par le ton de vérité de l'actrice, se portait volontaire pour lui gratter le dos. Le fou rire gagna évidemment toute l'équipe et le travail reprit avec davantage d'harmonie, car s'il est toujours bon de rire dans la vie, c'est carrément indispensable dans un tournage de film.

« J'adore tourner. Quand il fait un film, un metteur en scène est sacré. Personne n'ose le déranger. Il peut envoyer promener tous les gens qui l'ennuient. Quand on tourne, on est hors du temps, on n'achète plus de chaussettes, on ne va plus chez le dentiste et même pas chez le coiffeur. » Photographie de tournage de L'Amour en fuite © DR

Sur chaque tournage, il se produit des incidents de ce genre, pas forcément drôles. Il en est de simplement étranges ou d'éventuellement cruels, et parfois ils contrastent par leur force ou leur crudité avec la banalité de la scène que l'on tourne. Dans ces moments-là – par exemple, il ne faut pas moins de deux assistants dissimulés de chaque côté d'un lit pour retenir les draps agités par un couple d'acteurs mimant l'amour physique –, le metteur en scène est bien obligé de se dire que le « film du film » serait autrement plus amusant et vivant que le film lui-même.

Le projet de La Nuit américaine s'est lentement constitué à partir de tous ces menus détails. Tous ceux qui ont visité pour quelques heures un plateau de cinéma ont éprouvé une sorte de malaise, le sentiment de se sentir de trop et de ne pas comprendre ce qui se passe. Venus là avec l'espoir de trouver la réponse à leurs questions, ils repartaient insatisfaits et c'est à cela que nous avons pensé, Jean-Louis Richard, Suzanne Schiffman et moi, en écrivant le scénario de La Nuit américaine.

Avant le tournage des Deux Anglaises, je prenais des notes, lisais, écoutais tout ce qu'on me disait. Une maquilleuse m'a raconté un jour l'histoire de cette pauvre Martine Carol qui, dans son dernier film, s'était trompée de porte pendant le tournage d'une séquence. J'ai senti que cela ferait une scène extraordinaire. Je l'ai donc utilisée dans La Nuit américaine. Je me suis aussi remémoré les tournages de mes autres films. La séquence du petit chat, par exemple, provient directement d'un petit incident qui a eu lieu pendant le tournage de La Peau douce. Je n'avais pas oublié la tension de toute l'équipe qui se demandait anxieusement si oui ou non le chat irait sur le plateau. Dans les Deux Anglaises, javais demandé une fausse fenêtre avec un petit rideau tout autour. Jean-Pierre Léaud ouvre les rideaux, puis la fenêtre, et regarde les deux Anglaises, au loin, dans leur jardin. En tournant la scène, j'étais amusé de voir cette fausse fenêtre autour de laquelle s'agitaient tous les membres de l'équipe technique. C'est une scène que l'on retrouve également dans La Nuit américaine.

Photographie d'exploitation de La Nuit américaine © Warner Bros
Photographie de tournage des Deux Anglaises et le continent © DR

Si les acteurs de La Nuit américaine avaient été insupportables, si le climat de Nice m'avait déprimé, si le Studio de la Victorine nous était apparu comme une prison, si j'avais eu un deuil dans ma famille, le film serait probablement devenu grave et triste, mais, en réalité, nous nous sommes amusés comme des fous. Nous organisions trois fêtes par semaines, j'écrivais les dialogues le soir pour le lendemain, un jour, Graham Greene est venu jouer un petit rôle en se faisant passer pour un figurant anglais, bref, c'était l'euphorie et, comme il est normal, l'humeur du tournage a imprégné le film. Pour moi, le cinéma est un art de la prose. Définitivement. Il s'agit de filmer de la beauté, mais sans en avoir l'air, ou en n'ayant l'air de rien.

Le tournage de La Peau douce fut beaucoup moins agréable. Ce fut pénible, trop dur, démoralisant. Jean Desailly, à l'écran d'un bout à l'autre, n'aimait ni le film, ni le personnage, ni le sujet, ni moi, alors nos rapports furent hostiles et sournois. Françoise Dorléac, charmante et excellente, se conduisit aussi bien que Jeanne Moreau. Comme je ne recule devant aucune faute de goût, les scènes du ménage Lachenay, avec Nelly Benedetti, se passèrent dans mon appartement, rue du Conseiller-Collignon.

Sur La Sirène du Mississipi, j'ai tourné pour la première fois de façon complètement chronologique. C'était formidable parce que j'ai pu tout le temps travailler en fonction de ce qui avait été tourné trois jours avant. Je disais : « Là, ils se disaient "vous", là maintenant vous allez pouvoir mélanger le "tu" et le "vous", maintenant c'est le tutoiement, après vous vous fâchez, vous revenez au vouvoiement... » J'ai construit le couple vraiment jour par jour et c'était pour eux aussi très agréable. Je faisais les dialogues le soir pour le lendemain, pour profiter encore plus des avantages psychologiques que m'offrait le tournage chronologique. Jean-Paul Belmondo et Catherine Deneuve étaient très souples pour ça, très rapides. Ils apprenaient les dialogues en se maquillant, en se coiffant. Ce n'était pas un problème pour eux. Ils avaient tout juste le temps d'apprendre les textes qu'on leur remettait au dernier moment, leur surprise passait alors immédiatement dans la scène, et ils en vérifiaient l'intensité en voyant les réactions de l'équipe technique, qui découvrait les péripéties avec eux.

« Le sujet des films influence les équipes. Pendant Jules et Jim, tout le monde s'était mis à jouer aux dominos, pendant La Peau douce, tout le monde trompait sa femme (ou son mari), et sur Fahrenheit 451, tout le monde se mettait à lire. » Photographie de tournage de La Peau douce © Raymond Cauchetier

Je n'aime pas que les acteurs arrivent sur le plateau en sachant leur dialogue par cœur. Je veux qu'ils l'apprennent dans la chaleur du moment. Je pense que lorsqu'on est fiévreux, au sens médical du terme, on est beaucoup plus vibrant, et je veux que mes films donnent l'impression d'avoir été tournés avec quarante de fièvre. C'était un peu plus dur pour Michel Bouquet, un de mes grands amis et un grand acteur. Il est arrivé sur le lieu du tournage de la Sirène à Aix-en-Provence un lundi, le seul jour où il ne jouait pas au théâtre, et je lui ai donné son texte quand il est descendu de l'avion, ce qui lui laissait le temps de l'apprendre entre l'aéroport et le set. Il est venu me voir dans un état de panique et m'a dit : « François, je ferais n'importe quoi pour vous, j'ai entièrement confiance en vous mais, je vous en prie, ne me demandez pas de faire ça. » Je lui ai donc dit de revenir le lundi suivant.

Aux États-Unis, on réunit les acteurs quelques jours avant le tournage et on leur fait lire le scénario à haute voix. Il me serait impossible d'écrire une seule ligne de dialogue si on devait procéder de cette façon-là, moi qui ai l'habitude de donner les dialogues en douce. Je trouve aussi très indécent de répéter avec la même sincérité, avec la même conviction que lorsqu'on joue. Un comédien qui pleure en répétant la scène me rend malade.

La Sirène du Mississipi est dédié à Jean Renoir parce que, dans mon travail d'improvisation, c'était à lui toujours que je pensais. Devant chaque difficulté, je me demandais : « Comment Renoir s'en sortirait-il ? » Je crois qu'un cinéaste ne doit jamais se sentir seul s'il connaît bien les trente-cinq films de l'auteur de La Règle du jeu et de La Grande illusion.

Curieusement, au bout de deux ou trois jours, je me suis rendu compte qu'il me serait impossible de tenir le journal de tournage de la Sirène, probablement pour la raison que Henri-Pierre Roché résume en une phrase : « Le bonheur se raconte mal, mais il s'use même si l'on en perçoit mal l'usure ». Précisément, il s'agissait de mon meilleur tournage depuis Jules et Jim. Je parle évidemment de l'ambiance et non du résultat.

Photographie de tournage de La Sirène du Mississipi © DR

Si mes films se déroulent en province, ce n'est pas dans le but de montrer « la France telle qu'elle est ». C'est d'abord pour fuir Paris, qui n'est pas un lieu favorable créativement. Dans Domicile conjugal, que j'ai tourné à Paris, l'ambiance n'était pas bonne, j'en garde un mauvais souvenir. Il n'y a de mobilisation émotionnelle sur un tournage que si l'on a quitté sa maison, sa famille, ses amis. Quand on tourne hors de Paris, on emmène la table de montage. Cela permet de voir les morceaux de film au fur et à mesure que nous les filmons et de commencer le montage.

Je choisis les cadrages en fonction du décor, mais aussi à cause de la scène, en regardant les acteurs jouer. Il arrive qu'on commence une scène que l'on voulait découper beaucoup et, qu'en fonction du jeu des acteurs (s'ils sont dans une bonne ambiance et que cela s'arrange en un plan), on continue la scène. On la règle alors en un seul plan. Je fais quand même plusieurs prises parce que je suis un maniaque du dialogue. Jean-Pierre Léaud veut toujours lire son texte au dernier moment. Alors il le sait mal. De plus, il ne fait pas de répétitions sérieuses. On peut donc considérer les premières prises comme des répétitions. On arrive alors à six ou sept prises.

Tableau des projets de tournages – La Cinémathèque française © Succession François Truffaut

Je suis exigeant sur le vocabulaire. J'aime que l'on dise mes mots. Le dialogue est familier mais pas argotique. Je n'aime pas l'improvisation. Je n'ai jamais vu un acteur faire un texte meilleur que ce qu'on avait écrit pour lui. Pourtant, j'aime beaucoup les acteurs, mais je préfère qu'ils disent le texte que j'ai prévu pour eux. Je trouve qu'ils n'ont pas beaucoup d'invention. Peut-être qu'en fait je les dirige, et c'est le mot qui ne me plaît pas. Je préfère parler d'aiguillage, comme quand vous dirigez les trains. La plupart du temps, je leur demande de jouer avec modération et vraisemblance. Ça ne les enthousiasme guère et cela me vaut ensuite des critiques exaltantes du genre : « Truffaut, toujours en demi-teintes, le doux, le tendre Truffaut... » Avec Une belle fille comme moi, j'ai eu la chance de filmer une histoire dont les personnages sont tous fous, ce qui permettait aux acteurs de jouer à fond. Et puis on cherchait, on inventait. Quand un plan était neutre, on se disait qu'il fallait changer, trouver quelque chose. Avec Bernadette Lafont, on ne faisait qu'ajouter des choses tout le temps. Je riais tout seul en l'imaginant dans ce rôle. Il faut dire qu'on s'était bien amusés tous les deux en tournant Les Mistons, le film de nos débuts respectifs. À cette époque-là, je me prenais les pieds dans tous les câbles et je confondais la caméra avec le projecteur.

J'ai voulu tourner avec Isabelle Adjani très vite, de toute urgence, car je pensais que je pouvais en la filmant lui voler des choses précieuses, comme, par exemple, tout ce qui se passe sur un corps et un visage en pleine transformation. Il me fallait une actrice qu'on n'a pas encore identifiée à des rôles importants. Je l'ai volée alors qu'il en était encore temps. Je l'ai prise à ce moment précis où les traits bougent et la personnalité se déplace, avec cette jolie turbulence qui meurt avec l'adolescence, offrant tant de choses à saisir. J'ai donc saisi Adjani avant qu'un autre n'y songe, et si elle avait refusé Adèle H., j'en aurais oublié un moment l'histoire pour faire avec elle un autre film.

« L'expression "direction d'acteur" véhicule une idée d'autorité. J'étais très malheureux à l'armée, je ne veux pas qu'on me dirige et je ne veux pas diriger les autres. » Photographie de tournage de Domicile conjugal par Pierre Zucca © Sylvie Zucca
Photographie de tournage d'Une belle fille comme moi © DR

Tout le film s'est fait comme à l'intérieur d'une boîte quels que soient les lieux, les extérieurs, tant le personnage est capable de grands moments émotifs. Je voyais Isabelle Adjani arriver certains matins sur le plateau avec l'impression qu'elle avait un drôle de visage, quelque chose dans la bouche qui lui donnait un autre pli, inhabituel. Pas du tout : elle avait encore transformé son visage. Je ne peux la comparer à aucune actrice car je n'aime pas comparer une femme à une autre femme. Pourtant, si je devais chercher une comparaison, je penserais à Charles Laughton, dont la richesse d'expression m'avait jadis beaucoup impressionné. Pendant le tournage, je la regardais jouer, je l'aidais comme je pouvais, lui disant trente mots quand elle en voulait cent ou lui en disant cinquante quand il en fallait un seul ; mais le bon, car tout était affaire de vocabulaire dans notre bizarre association.

On est tellement inquiet, pendant tout le tournage, de voir le film dévier, descendre, se réduire... Il semble qu'il restera un dixième de ce qu'on a voulu dire. À tel point que, calculant ce qui était déjà tourné, je me disais : « La première moitié est ratée, il me reste la seconde pour me racheter. » Comme les bébés, les films bougent dans le ventre. Ainsi que l'a fait observer Roger Leenhardt : « On a l'idée d'un film, on en tourne un deuxième et le public en reçoit un troisième. »

J'ai toujours un sentiment d'insatisfaction parce que je suis perfectionniste et j'aimerais toujours que les choses soient mieux. Quand j'ai une difficulté littéraire, une comparaison à établir, une citation à faire, je me tourne vers Grimm, Perrault ou La Fontaine. Dans Jules et Jim, mon co-scénariste Jean Gruault faisait dire à Jules : « Catherine a changé, elle est devenue moins Shakespeare et plus Gœthe ». Cela me paraissait tellement insolent vis-à-vis du spectateur qu'au tournage j'ai fait dire : « Catherine est moins cigale, plus fourmi ». C'est pour ça que je n'aime pas le son direct, pour pouvoir simplifier et améliorer à tous les stades, même à la synchro.

Photographie de tournage de L'Histoire d'Adèle H. © DR

Le tournage du Dernier métro fut assez agréable, mais difficile. J'aurais été beaucoup plus détendu si j'avais pu prévoir le succès qu'obtiendrait le film. Au bout de cinq jours, Suzanne Schiffman, ma complice de la première heure, tomba malade et dut quitter le tournage pour un mois. Deux jours plus tard, Catherine Deneuve fit une chute dans un escalier et, lorsqu'elle revint au travail, le docteur interdisait qu'elle portât les robes de théâtre (fortement corsetées) avant dix jours. Il fallut modifier le plan de travail, reporter les scènes de théâtre à plus tard et tourner celles où Catherine apparaissait en robe de ville alors que les décors correspondants étaient encore en cours d'aménagement.

Ce qui me rassurait, c'était de vérifier la bonne adéquation des acteurs avec leur rôle. Travaillant pour la première fois avec Gérard Depardieu, je m'émerveillais de la chaleur et de la vérité qu'il apportait au rôle de Bernard. La légèreté de Jean Poiret me ravissait. Dans le rôle d'une jeune actrice aux grandes ambitions, je retrouvais l'adorable petite Sabine de Jules et Jim. C'est avec Heinz Bennent que je travaillais le plus, une heure dans sa loge chaque matin car, ainsi que nous le souhaitions tous deux, il devait, malgré son bel accent allemand, parler dans le même rythme que les comédiens français. Catherine nourrissait des inquiétudes quant aux scènes de théâtre. Elle était la seule de toute la distribution à n'être jamais montée sur les planches et elle se demandait si elle serait capable d'articuler comme au théâtre, de ralentir son débit de parole et de projeter sa voix vers le balcon. Elle y réussit parfaitement.

Photographie de tournage du Dernier métro © DR
Photographies de tournage de Vivement dimanche ! et La Femme d'à côté © DR

Le comportement des actrices pendant le tournage varie beaucoup de l'une à l'autre. Il y a celles qui ont peur et qui dissimulent leur peur. Il y a celles qui sont heureuses mais évitent de le montrer. Fanny Ardant, elle, est très heureuse de jouer et ne songe nullement à le dissimuler. Elle se concentre rapidement avant de jouer les scènes graves, sans jamais recourir au stratagème dérisoire de l'hostilité à l'égard de l'équipe au travail, et, sitôt la scène tournée, son visage s'épanouit, elle garde le silence et laisse venir un sourire qui semble dire : « Je suis pleine, je suis remplie, je suis comblée. » En 1961, lorsque je tournais Jules et Jim devant un chalet alsacien, chaque jour je sentais que, grâce à Jeanne Moreau et Oskar Werner, le film serait supérieur au scénario. Pendant La Femme d'à côté, j'ai retrouvé, grâce à Fanny Ardant et Gérard Depardieu, la même impression, celle de faire du bon travail, quelque chose de mieux que du travail : un film.

Dès le début du tournage, j'eus la confirmation que Fanny Ardant, notre femme d'à côté, était bien la femme de la situation. Après le tournage de la première scène de leur nouvelle rencontre, Gérard Depardieu me dit : « Quand Fanny m'a regardé dans les yeux pour dire bonjour, elle m'a terrifié et je vois bien ce que nous allons tourner : un film d'amour qui fera peur. »

Ce qu'il y a de plus agréable dans le métier de cinéaste, c'est qu'on peut n'avoir l'air de rien, avoir l'air d'un idiot ou simplement du type qui a filmé de la beauté sans s'en apercevoir. Voilà pourquoi je suis le plus heureux des hommes ; je réalise mes rêves et je suis payé pour ça. Je suis metteur en scène.

La Nuit américaine © DR
Propos de François Truffaut extraits de :
  • Anne Gillain, Le Cinéma selon François Truffaut, Flammarion, 1988
  • François Truffaut, François Truffaut : Correspondance, Hatier, 1988
  • François Truffaut, Le Plaisir des yeux, Éd. Cahiers du cinéma, 1987
  • François Truffaut, « Journal de tournage de "Fahrenheit 451" », Cahiers du cinéma, n° 177, avril 1966
  • Noël Simsolo, « Entretien avec François Truffaut », La Revue du cinéma,n° 245, décembre 1970
  • Yvonne Baby, « Entretien avec François Truffaut à propos de "La Sirène du Mississipi" », Le Monde, 21 juin 1969
  • François Truffaut, « Pourquoi et comment "Le Dernier métro" ? », L'Avant-scène cinéma, n° 303-4, février 1983
  • Monique Pantel, « L'Enfant sauvage », France-Soir, 18 juillet 1969
  • Jacques Fieschi, « François Truffaut : "Je crois au film-objet" », Cinématographe, n° 27, mai 1977
  • Anne Gaspéri, « François Truffaut à l'ombre de Victor Hugo », Le Quotidien de Paris, 2 mai 1975
  • François Truffaut, La Nuit américaine, scénario du film [avant-propos], Seghers, 1974
  • « Les Films d'amour : François Truffaut », interview par André Halimi, émission Morceaux de bravoure, réal. Georges Paumier, ORTF, 3 septembre 1973