Truffaut par Truffaut La Cinémathèque française
Résumé du chapitre précédent : Cinéas te des passions .  Au fil de sa carrière, François Truffaut explore la passion sous toutes ses formes à travers des histoires de trios, de couples ou d'amour à sens unique. Il suit les mouvements du cœur de ses personnages et s'attache à filmer les émotions amoureuses et la violence des sentiments. Au cœur de chaque film, il montre le même conflit entre les sentiments définitifs et les sentiments provisoires.
8 déc

Acteur

Si j'ai attendu trois ans pour tourner L'Enfant sauvage, en plus des difficultés techniques de l'adaptation, c'est parce que le rôle du Dr Itard m'a posé beaucoup de problèmes. J'ai finalement dû me résoudre à jouer le rôle moi-même. Toutefois, je n'ai pas pris d'emblée cette décision. J'ai d'abord pensé à des acteurs de cinéma, puis à des acteurs de télévision, mais je me suis rendu compte qu'on serait gêné par ce qu'ils avaient joué avant. J'aurais de toute façon pris un acteur peu connu. Mais un acteur peu connu aurait considéré comme une chance pour lui de jouer le Dr Itard, donc il n'aurait jamais admis qu'il devrait s'effacer devant l'enfant, il l'aurait poussé de côté pour qu'on le voie bien... j'ai donc cherché un inconnu pour le rôle du docteur, notamment parmi des journalistes que j'avais rencontrés en province, ensuite parmi des amis. Je n'étais pas encore résolu à interpréter le rôle, mais j'étais déjà jaloux de cet intermédiaire que serait l'acteur entre l'enfant et moi.

La décision est donc venue très progressivement. Jusqu'à ce jour où j'ai senti que le travail essentiel de ce film serait de faire bouger l'enfant, de le manipuler, et que tout cela serait beaucoup plus important que de décider des positions de la caméra. Puis, étant donné que l'enfant ne parle jamais (il n'y a pas de dialogue parce qu'il est quasiment sourd-muet), qu'il fallait le diriger à l'intérieur de l'image et conduire son jeu en jouant avec lui, je me suis rendu compte que je devais essayer de le faire moi-même.

Dans ce film à deux personnages, il était moins important de régler la mise en scène que de s'occuper en permanence de Jean-Pierre Cargol, l'enfant qui joue le rôle de Victor. Un acteur professionnel m'aurait privé de cette attention, de ce contact. J'aurais été gêné et même frustré d'expliquer à chaque instant tous les gestes à faire... Et dans le film, c'est une sorte de domptage que j'entreprends, or on ne peut dompter à travers un intermédaire. J'ai donc voulu le rôle du Dr Itard pour m'occuper moi-même de l'enfant. Je ne voulais pas d'un autre que moi, même si parfois je répondais que c'était pour faire des économies, puisque je ne m'attribuais pas de cachets. Et puis, il fallait un homme au physique plutôt ingrat.

« Pardonne-moi d'avoir fait le cachottier à propos de mon interprétation de Jean Itard, je tenais à garder ça secret jusqu'au dernier moment et j'espère que tu ne seras pas déçu par mon amateurisme. » Lettre de François Truffaut à Jean Gruault, 1969 – La Cinémathèque française, fonds Jean Gruault

Mais c'est surtout après avoir tourné pendant plusieurs jours une émission de télévision pour Janine Bazin, Cinéastes de notre temps, que j'ai senti que je pouvais faire ce rôle, un rôle difficile à jouer d'ailleurs. Le Dr Itard a existé : c'était un pionnier de l'oto-rhino-laryngologie, un homme qui n'est pas célèbre comme Pasteur mais qui est malgré tout connu, peut-être davantage en Amérique qu'en France. Il était important qu'Itard ne fasse rien de sentimental. Mme Guérin, sa gouvernante, est sentimentale. Évidemment, puisque Itard consacre tout son temps à l'enfant, il ressent quelque chose. Mais il y a aussi dans son caractère l'égoïsme d'un homme qui a trouvé sa mission. C'est inconscient, bien sûr. Je suis dur et froid, moi. Ce sont les critiques qui me disent tendre. Et puis, quand une situation est complètement émouvante, le traitement doit en être sec. Il ne faut surtout pas en rajouter.

Je ne sais pas si j'ai eu raison ou non de jouer, je ne sais pas si je suis un bon acteur ou un mauvais acteur, mais je ne regrette pas ma décision : je sens que si j'avais confié le rôle du Dr Itard à un comédien, cela eût été de tous mes films celui où j'aurais eu le moins de satisfactions, parce que je n'aurais eu qu'un travail technique. Comme ça, nous avions plus de complicité. Quand je tournais le dos à la caméra, je pouvais lui indiquer les choses qu'il avait oubliées. Il en faisait autant pour moi. Car il m'arrrivait d'oublier de parler ou même d'entrer dans le champ. Jean-Pierre Cargol me le rappelait. D'ailleurs, ce film n'aurait pas tout à fait été le mien si j'avais confié ce rôle-là à un comédien. Je suis content de l'avoir fait moi-même. Car, du jour où j'ai décidé de jouer Itard, le film a pris pour moi une raison d'être tout à fait complète et définitive. De cette expérience, je ne retire pas l'impression d'avoir joué un rôle mais simplement d'avoir dirigé le film devant la caméra et non derrière, comme habituellement. Pour moi, ce n'est pas tellement jouer la comédie que faire de la mise en scène devant la caméra. D'ailleurs, je n'ai pas eu l'impression de jouer un rôle. Je ne me disais pas : « Comment aurait fait le Dr Itard ? » J'étais à sa place.

« S'il y avait eu un acteur jouant le rôle d'Itard, j'aurais eu l'impression d'avoir un intermédaire entre Jean-Pierre Cargol et moi. Pour être près de mon jeune héros aussi bien devant que derrière la caméra, je me suis donc attribué ce rôle. » François Truffaut et Jean-Pierre Cargol, photographie de tournage de L'Enfant sauvage (1969) © DR

Finalement, le choix de cette histoire est plus révélateur que je ne le pensais moi-même, et j'en m'en suis aperçu après coup. Pendant que je tournais le film, je revivais un peu le tournage des 400 coups, pendant lequel j'initiais Jean-Pierre Léaud au cinéma, pendant lequel je lui apprenais au fond ce qu'était le cinéma. Si bien que la décision de jouer moi-même le rôle du Dr Itard est un choix plus profond que je ne l'ai cru sur le moment. Je l'ai en effet d'abord vu comme une commodité, mais il est probable que ça avait des significations plus profondes : jusqu'à L'Enfant sauvage, quand j'avais eu des enfants dans mes films, je m'identifiais à eux. Et là, pour la première fois, je me suis identifié à l'adulte, au père...

Sur le plateau, l'équipe de L'Enfant sauvage était un peu sceptique. Ils voulaient tout le temps me faire sourire. Je ne voulais pas. Même si j'avais voulu, je n'aurais pas pu. Je blaguais, j'étais détendu, mais dès que ça tournait, il y avait comme un masque qui venait se poser sur mon visage. Je l'ai expliqué plus tard à Jeanne Moreau, et elle m'a dit : « Bien sûr, sourire, c'est ce qu'il y a de plus difficile. » Le premier jour, j'étais crispé, timide ; le second, j'étais très joyeux ; et puis, le troisième, j'aurais aussi bien pu demander : « Voulez-vous que je fasse mon entrée en sautant ? »

Maintenant que je joue moi-même, je trouve, comme Greta Garbo, qu'un acteur passe son temps à attendre. Cela a changé ma vision de l'acteur. On a remarqué ensuite que j'avais été plus dur avec les acteurs sur Domicile conjugal. Ce n'est pas étonnant, puisque les types les plus durs avec les acteurs sont les anciens comédiens. On est moins épaté, et l'on devient plus exigeant sur la lisibilité du jeu.

« Il m'a semblé que le travail essentiel dans ce film n'était pas de régler la mise en scène mais de s'occuper de l'enfant. » François Truffaut et Jean-Pierre Cargol dans L'Enfant sauvage, photographie de Pierre Zucca, 1969 © Succession Pierre Zucca
« Je ne vois pas du tout le rôle comme un rôle. Je ne me dis pas : "Est-ce que ce docteur ferait ce geste ? Est-ce que le docteur penserait ceci ?" Je n'y pense pas. » Extrait de l'émission Cinéastes de notre temps, « François Truffaut : dix ans, dix films » (Jean-Pierre Chartier, 1970) © INA

Pour Une belle fille comme moi, j'ai envisagé un temps de jouer le rôle du sociologue Stanislas moi-même (interprété finalement par André Dussollier). Je n'étais pas encore absolument décidé, soit qu'une idée plus évidente puisse se présenter, soit qu'à un certain moment, je me rende compte que le scénario comportait des scènes difficiles à jouer pour le non-acteur que j'étais. J'aurais retrouvé ici la possibilité de mener le jeu à travers ce rôle d'enquêteur. J'étais sûr de mon impassibilité et du contraste qui serait créé entre Bernadette Lafont et moi, le danger résidant dans un éventuel accès de réalisme ou plutôt de réalité.

J'ai interprété le metteur en scène dans La Nuit américaine. C'est pour cela que je n'ai probablement pas osé dire autant de choses que si j'avais engagé un acteur pour tenir ce rôle. J'ai l'impression d'avoir dit plus de choses sur les différents personnages que sur le metteur en scène lui-même. Mais, à le voir quand même relier tous les fils – puisque, au fond, c'est son travail à l'intérieur de cette équipe –, je crois qu'on devine pas mal de choses, davantage que je n'ai voulu en dire ouvertement, je l'espère...

J'avais besoin d'un petit décalage avec la réalité. C'est pourquoi je me suis mis un sonotone, et cela me donnait l'équivalent d'un postiche pour un acteur. Je voulais trouver une idée qui ne soit pas une idée de maquillage, pour ne pas perdre du temps chaque matin à me mettre un faux nez ou une perruque ou je ne sais quoi. Donc j'ai adopté ce sonotone qu'il me suffisait de mettre dans l'oreille, et cela m'aidait à jouer, car je savais que je n'étais plus tout à fait moi-même, je n'étais plus vraiment Truffaut, j'étais Ferrand. Cela dit, Ferrand est un metteur en scène à qui j'ai beaucoup donné de mes réactions, je montre quel est à peu près mon comportement pendant un film. Je n'ai pas voulu créer un personnage. J'ai vu cela comme un reportage, comme si j'avais été filmé pour une émission de télévision. Finalement, j'ai été plus à l'aise pour jouer dans ce film que dans L'Enfant sauvage, probablement parce qu'il n'y avait pas la raideur du film d'époque, du costume et du langage. Et puis, j'ai eu l'émotion spéciale de me retrouver devant la caméra à côté de Jean-Pierre Léaud.

Pendant le tournage de Rencontres du troisième type, il m'est arrivé plusieurs fois de penser que j'avais fait une folie en acceptant de jouer dans ce film. Si j 'avais su que ce tournage serait si lent et si long, jamais je n'aurais dit oui. Même les acteurs professionnels traversent de tels moments de doutes. Le plaisir que l'on prend aux tournages difficiles est d'ordre rétrospectif. J'écris ces lignes huit ans après et il ne fait aucun doute que je suis très heureux d'avoir fait partie de l'aventure nommée Close Encounters of the Third Kind. Ayant oublié tous les moments de lassitude, je ne conserve plus que des souvenirs forts et joyeux.

« Ferrand est un metteur en scène à qui j'ai beaucoup donné de mes réactions. J'ai vu cela comme si on faisait un film de télévision sur mon travail. » Photographie d'exploitation de La Nuit américaine, Pierre Zucca © Succession Pierre Zucca

Tout a commencé en février 1976, dans mon bureau de la rue Marbeuf, par un coup de téléphone d'Amérique. Au bout du fil, Steven Spielberg. Il préparait un film sur les soucoupes volantes et il me destinait le rôle de Claude Lacombe, un savant français. Spielberg avait décidé que le spécialiste des O.V.N.I. serait un Européen. Pour donner davantage de poids à son personnage, il souhaitait un non-acteur. Il m'avait vu dans L'Enfant sauvage et dans La Nuit américaine, et la plausibilité de mes deux personnages l'a décidé. En temps ordinaire, j'aurais refusé la proposition sans l'examiner car, lorsque je ne suis pas en tournage, je suis en train de préparer un nouveau film. Mais cette fois, il y avait une sorte de trou dans mon emploi du temps. Alors j'ai dit oui parce que j'aimais le travail de Spielberg et parce que j'ai eu l'impression que je pouvais jouer Claude Lacombe sans me forcer, en restant moi-même, comme je l'avais fait dans L'Enfant sauvage ou dans La Nuit américaine. Enfin, la perspective me plaisait d'assister à un tournage de film en restant assis sur une chaise et sans avoir peur de gêner comme peut le faire parfois un visiteur occasionnel sans fonction précise. Je ne l'ai pas regretté bien que le tournage ait été, pour moi, beaucoup trop long. D'ailleurs, sachant bien que l'attente occupe la plus grande partie du temps de l'acteur, j'avais pris soin d'emporter ma machine à écrire pour avancer le script de L'Homme qui aimait les femmes.

Steven Spielberg n'avait pas encore trente ans et, réellement, c'était un plaisir de le voir travailler tout au long de ce tournage qui en aurait terrassé plus d'un. En Alabama, en plein été, nous étions deux cent cinquante personnes, travaillant douze heures par jour dans un immense hangar sans air conditionné. Sur les passerelles, il y avait quarante électriciens dirigés par talkies-walkies, tout cela était si lourd et si dur à remuer qu'il n'était guère possible de tourner plus de deux plans par jour. Lorsque les conditions de tournage deviennent si ingrates, il arrive que chacun se désintéresse progressivement du film lui-même, en tant que projet artistique. En septembre 1976, la Columbia décida qu'il fallait fermer le hangar. Je rentrai en France à l'automne pour commencer L'Homme qui aimait les femmes à Montpellier, mais je ne tardai pas à recevoir des nouvelles de Spielberg. Il avait besoin de moi en Inde, à Bombay, où je ne pus le rejoindre qu'en mars 1977 car il n'était pas question d'interrompre mon propre tournage.

Lettre de François Truffaut à son avocat américain Louis Blau, mars 1976 – La Cinémathèque française © Succession François Truffaut

Toujours souriant, inchangé, infatigable, Spielberg organisa à toute allure une grande scène d'action avec les figurants et des villageois hindous. Il me dit que son film était au montage, que le puzzle s'ajustait bien mais qu'il aimerait encore tourner une scène ou deux, peut-être au Mexique, peut-être à Monument Valley... Dans l'euphorie de ce très agréable tournage indien, je répondis que j'étais d'accord, que j'aimais décidément beaucoup l'idée que ce tournage serait sans fin. Deux mois plus tard, je retrouvai Steven et son équipe dans le désert de Palmdale, en Californie. Cette fois, je trouvai la blague plutôt saumâtre. Quatre immenses hélices tournoyaient sans arrêt, et devant elles on vidait des sacs de sable dont le contenu nous arrivait en pleine figure ! La même chose m'avait semblé très drôle six mois plus tôt, quand il s'agissait d'épater les banquiers de Wall Street mais, cette fois, devenu la victime, cette symphonie pour ventilateurs ne me faisait plus rire du tout. Les instructions que Steven nous avait données étaient des plus vagues. Nous savions seulement que nous sautions d'une jeep en plein désert (et en pleine tempête de sable) pour découvrir des épaves d'avions disparus depuis trente ans. Lorsque j'ai vu le film, j'ai découvert que cette tempête constituait la scène d'ouverture du film et qu'elle était superbe. Je ne mens pas en disant que je m'étais senti très misérable en la tournant... D'ailleurs, c'est visible dans le film. Quand le gros soldat mexicain a fini de parler et qu'on distingue dans la tempête jaunâtre une silhouette affolée, vacillante, sur le point de perdre l'équilibre : c'est moi !

On m'a souvent demandé si, en tant que metteur en scène, j'avais été tenté de conseiller, juger ou critiquer mon confrère Spielberg. La réponse est non, définitivement. J'ai voulu être pour lui l'acteur idéal, celui qui ne se plaint jamais, celui qui ne réclame rien, pas même une indication. Je l'avais prévenu : « Je serai un acteur neutre, je suis seulement capable d'être moi-même, ne me demandez pas de rire ou de pleurer sur commande comme un comédien professionnel. » Spielberg avait accepté cette limitation mais, plusieurs fois, sur le tournage, il m'a amené à me dépasser. Il m'a dirigé pour me faire sortir de moi-même. Grâce à cela, j'ai découvert un vrai plaisir d'acteur. Je me suis comporté comme tous les comédiens du monde qui, aussitôt la prise terminée, se tournent vers le metteur en scène pour savoir s'il est satisfait. Et chaque fois que j'arrivais au résultat attendu par Spielberg, j'étais content, comme l'est tout comédien.

« J'avais dit à Spielberg : "Je ne peux jouer que ce que je suis dans la vie". Il me l'avait promis. Finalement, il m'a fait faire toutes sortes de choses. Mais, j'ai triché... » François Truffaut et Steven Spielberg sur le tournage de Rencontres du troisième type © DR / Billet d'avion de François Truffaut – La Cinémathèque française © DR
« Je voulais que Spielberg n'ait jamais de soucis à cause de moi. Je faisais ce qu'il me demandait et, lorsqu'il prononçait le mot "Cut!", comme tous les acteurs du monde, je tournais mon regard vers lui pour voir s'il était content. » © DR

Je savais que le film comporterait cinquante minutes d'effets spéciaux, mais je ne m'étais pas vraiment rendu compte de l'effet visuel recherché par Steven jusqu'à ce que Douglas Trumbull (le superviseur des effets visuels) m'invite à visiter son atelier. Cette visite au département des effets spéciaux me rendit modeste. Je compris que le rôle de l'acteur dans un tel film consistait à donner une image stylisée et qu'il fallait laisser de côté les théories de Stanislavski pour devenir simplement une silhouette dans la tapisserie. Spielberg m'avait montré les deux mille croquis de son storyboard : il voulait obtenir une grande bande dessinée, et je rangeai donc dans ma valise le Stanislavski que j'avais acheté pour l'occasion. Pour certaines scènes, les déplacements de caméra se faisaient par ordinateur afin de garantir la précision des trucages ultérieurs, et nous pouvions donc vérifier le résultat aussitôt sur des récepteurs de télévision. Alors je regardais l'image et je me disais que ce serait plus gracieux si j'écartais un peu les bras pour préciser la silhouette. C'était un vrai plaisir.

Lorsque j'ai vu le film terminé, mon respect pour le talent de Spielberg s'est accru. Je comprenais que les choses qui m'avaient semblé naïves sur le plateau étaient en réalité des habiletés. Un exemple : les scientifiques qui applaudissent et se congratulent après le contact du deuxième genre. « Voilà, pensais-je au tournage, une attitude peu scientifique et peu intéressante dramatiquement. » J'étais dans l'erreur car, lorsqu'on voit le film, ce moment pendant lequel les scientifiques applaudissent et se congratulent donne l'impression d'une scène finale. Le public se sent frustré, il désire encore du drame et effectivement, tout de suite après, quelqu'un regarde en l'air vers les nuages, qui deviennent étrangement agités et perturbés... et le film repart pour la fameuse troisième rencontre. J'étais comme tous les acteurs, qui traversent les tournages sans rien comprendre.

« J'ai accepté parce que j'étais très séduit à l'idée de pouvoir enfin regarder un tournage sans avoir l'impression d'être indiscret. » Interview de François Truffaut par Sélim Sasson, extrait de l'émission Archives cinéma © INA

Je crois que cela m'a amené à avoir encore davantage de patience avec les acteurs. Je pense mieux les aider, leur parler... Lorsque j'ai joué dans mes propres films, cela n'a fait qu'accroître mon amitié, mon admiration et mon respect pour ceux qui s'exposent tout entiers dans une entreprise qui leur procure en même temps ce qu'on peut appeler le « plaisir de la responsabilité limitée ». Quand on est acteur, on ne dit que ce qu'on nous demande de dire, on ne fait que ce qu'on nous demande de faire. On redevient un enfant, donc un être pas totalement responsable. Un acteur est quelqu'un qui est complètement pris en charge. Quand la maquilleuse me met le fond de teint, je me sens comme un bébé à qui on talque les fesses. Je passe d'un monde à l'autre : du monde des acteurs, dont le plaisir est la responsabilité limitée, au monde du metteur en scène, dont la responsabilité est totale.

Lorsque j'ai joué pour un autre metteur en scène, j'ai découvert ce plaisir de la responsabilité limitée et, aussi, les joies de la mauvaise foi, en même temps que sa nécessité. Dans Rencontres du troisième type, le personnage que je joue, Claude Lacombe, expert en soucoupes volantes, devait, au plus fort d'un moment d'enthousiasme, s'écrier : « Einstein was right! » Cette phrase simplificatrice, digne d'une bande dessinée, me consternait, m'inquiétait et, chaque jour, je me disais que j'allais le plus gentiment possible demander à Steven Spielberg de la supprimer. Une sorte de lâcheté, où entrait peut-être un peu de solidarité, m'empêchait de le faire, jusqu'au jour où, en plein milieu du tournage d'une scène d'action, j'ai entendu un de mes partenaires s'écrier : « Einstein was right! » Si je ne me suis pas évanoui à ce moment-là, en tout cas je me suis senti pâlir et j'ai murmuré : « Quel salaud ! Il a donné ma phrase à un autre ! » Une seconde réaction qui m'a fait rire de la première et, ce jour-là, je me suis senti vraiment acteur. Quel beau métier...

Sur le plan humain, j'ai découvert le monde des acteurs et cet envers du décor que je soupçonnais sans le connaître réellement. J'ai vécu cette vie de famille commune à tous les tournages, avec ces intrigues de coulisses que l'on cache au metteur en scène. Je me suis rendu compte que les acteurs avaient besoin, pour jouer, d'être un peu hostiles à l'équipe technique du film. J'ai appris à connaître l'univers des maquilleurs, des habilleurs, des coiffeuses... cette vie où l'on passe davantage de temps dans les loges que sur le plateau. Pendant tout ce temps, j'ai pensé à La Nuit américaine, que cette expérience aurait certainement enrichi. Mais j'ai l'impression aujourd'hui que je n'ai plus envie de jouer dans d'autres films que les miens. Je ne recommencerai jamais mon expérience américaine.

Je comprends mieux les problèmes de comédiens. Durant Close Encounters, dont le tournage a duré cinq mois et demi, j'ai passé mon temps à attendre. Cela m'a donné l'idée d'un livre sur le comportement des acteurs qui s'appellerait L'attente des acteurs. Sur ce mélange de plaisir et d'anxiété que représente ce métier où, finalement, le pourcentage de plaisir est extrêmement réduit par rapport aux moments d'inquiétude. J'ai eu envie d'écrire en voyant certaines réactions qui sont communes à tous les acteurs. Je prétends qu'il y a pour eux un plaisir à n'avoir qu'une responsabilité sur un film, à n'avoir qu'à s'occuper d'un compartiment pendant que les autres, autour de vous, s'occupent du reste.

Lettre de Steven Spielberg à François Truffaut, décembre 1977 - La Cinémathèque française © DR

J'ai décidé de jouer dans La Chambre verte pour que le film soit plus intime. Charles Denner l'aurait interprété magnifiquement, mais il m'a semblé que, si je jouais le rôle, j'obtiendrais la même différence que lorsque, faisant mon courrier au bureau, je dicte certaines lettres, qui sont tapées à la machine, et que j'en écris d'autres à la main. La Chambre verte, c'est comme une lettre à la main. La machine à écrire, c'est différent. Ce n'est pas dans mon esprit une comparaison méprisante pour les acteurs, parce qu'il y a des Olivetti avec des caractères merveilleux, des Underwood, des Remington qui ont beaucoup de personnalité, des Japy portatives. Moi, j'adore les machines à écrire.

Pudique, je ne le suis pas vraiment. C'est de l'impudeur de faire un film sur un sujet qui vous tient autant à cœur que l'amour que l'on voue aux morts. C'est aussi de l'impudeur de se mettre au centre de l'écran. Mais Julien Davenne, ce n'est pas moi, c'est un personnage que j'ai composé. Lorsque je montais le film, je disais « lui » en parlant de moi acteur. Au contraire, dans le film de Spielberg Rencontres du troisième type, j'éprouve une certaine gêne à me revoir, tellement c'est moi tel quel.

J'ai beaucoup aimé jouer avec Nathalie Baye, je me suis senti à l'aise. Mais c'est étrange d'être à la fois acteur et metteur en scène. On est en même temps des deux côtés de la caméra. Je dis souvent que je ne suis pas acteur, mais dans La Chambre verte je le suis un peu plus. Pour les films comme L'Enfant sauvage et La Nuit américaine, je me contentais d'être moi-même. Là, par le sujet même, je crois que j'ai été obligé de sortir un peu de moi-même, d'exprimer des choses un peu plus fortes, de faire l'acteur. Le fait de jouer me rend le film plus cohérent, plus personnel. Je me sens plus en harmonie, parce qu'au lieu de faire la mise en scène derrière la caméra, je la fais devant, et c'est un grand plaisir.

Tout le monde peut jouer, au moins son propre rôle. Les problèmes commencent quand on veut jouer un autre personnage, c'est-à-dire quand on veut se mettre en colère, changer sa voix, se transformer, changer sa démarche... C'est là, au fond, que le métier d'acteur commence, et ça me plaît de l'explorer. Mais je ne me considère pas comme un acteur, juste comme un interprète occasionnel. Quand je tournais Fahrenheit 451 à Londres, les acteurs avaient des doublures qui prenaient leur place pendant les réglages de lumière, et je me suis rendu compte que ces doublures répugnaient à bouger à l'intérieur du décor. Comme je réglais souvent des plans-séquences avec Nicolas Roeg, j'ai pris plusieurs fois la place d'Oskar Werner et je me suis aperçu qu'en face de la caméra, l'inspiration pour la mise en scène est assez différente. C'est ce qui m'a décidé à jouer le rôle du Dr Itard dans L'Enfant sauvage, à prendre l'enfant en charge plus complètement et jouer la neutralité absolue. C'est le même exercice dans La Nuit américaine, où je circule au milieu des acteurs au lieu de leur faire des signes à distance. Dans Close Encounters, où j'aurais dû me sentir enfin acteur, je n'ai jamais eu l'impression de jouer un rôle, seulement de prêter mon enveloppe charnelle.

Le jeu d'un acteur-metteur en scène est toujours spécial, je crois que j'ai écrit quelque chose là-dessus à propos d'Orson Welles. Non seulement le jeu est différent, mais le réglage de la mise en scène l'est également. Si je joue dans une scène à plusieurs personnages, dès que je n'ai plus rien à dire ou à faire, je quitte le champ et je reviens à côté de la caméra pour suivre la scène, alors que s'il s'agissait d'un comédien, je lui aurais donné une place en amorce jusqu'à la fin du plan. Donc les entrées et les sorties de champs sont différentes dans les films des acteurs-metteurs en scène. Le style de jeu est également affecté par la double fonction, c'est un jeu de surveillance. Dans Le Bal des vampires, c'est émouvant et très marrant à regarder. Vous avez un vieil acteur qui est là et Roman Polanski se tient à côté de lui. Par moments, le vieux a des répliques assez longues et, si au lieu de le regarder, vous observez Roman, vous le voyez remuer les lèvres en même temps que le vieux et le regarder intensément avec l'espoir qu'il arrivera à dire toutes ses lignes sans se tromper.

Affiche de Guy Jouineau et Guy Bourduge pour La Chambre verte, 1977 © Guy Jouineau – Guy Bourduge

Filmographie de François Truffaut acteur

  • 1978 : La Chambre verte (Julien Davenne)
  • 1977 : Rencontres du troisième type de Steven Spielberg (Claude Lacombe)
  • 1977 : L'Homme qui aimait les femmes (un homme à l'enterrement, non crédité)
  • 1976 : L'Argent de poche (le père de Martine, non crédité)
  • 1975 : L'Histoire d'Adèle H. (un officier, non crédité)
  • 1973 : La Nuit américaine (Ferrand, le metteur en scène)
  • 1972 : Une belle fille comme moi (la voix d'un journaliste, non crédité)
  • 1971 : Les Deux Anglaises et le continent (le narrateur, non crédité)
  • 1970 : Domicile conjugal (le marchand de journaux, non crédité)
  • 1970 : L'Enfant sauvage (le Dr Jean Itard)
  • 1964 : La Peau douce (la voix du pompiste, non crédité)
  • 1960 : Tire-au-flanc 62 de Claude de Givray (le taulard passionné de lecture, non crédité)
  • 1959 : Les 400 coups (un homme à la fête foraine, non crédité)
  • 1956 : Le Coup du berger de Jacques Rivette (un invité à la fête, non crédité)

Propos de François Truffaut extraits de :
  • Anne Gillain, Le Cinéma selon François Truffaut, Flammarion, 1988
  • Aline Desjardins, Aline Desjardins s'entretient avec François Truffaut, Ramsay, 1987
  • François Truffaut, préface à L'Aventure Spielberg de Tony Crawley, Pygmalion, 1984
  • François Truffaut, François Truffaut : Correspondance, Hatier, 1988
  • Monique Pantel, entretien avec François Truffaut, France-Soir, 18 juillet 1969
  • Daniel Verdier, entretien avec François Truffaut, L'Humanité, 16 septembre 1969
  • Jean-Louis Tallenay, « L'Enfant sauvage », Télérama, n° 1028, 22 septembre 1969
  • André Besseges, « Le prochain Truffaut », France Catholique, 5 décembre 1969
  • Noël Simsolo, entretien avec François Truffaut, La Revue du cinéma, n° 245, décembre 1970
  • JPA, « François Truffaut et "L'Enfant sauvage" », Le Cri du monde, 1er mars 1970
  • Pierre Bénichou, entretien avec François Truffaut, Le Nouvel Observateur, 2 mars 1970
  • Judith Weiner, « "L'enfant sauvage", c'est mon passage dans le camps des adultes », France-Soir, 4 avril 1970
  • François Truffaut, « Comment j'ai tourné "L'Enfant sauvage" », L'Avant scène-Cinéma, n° 107, octobre 1970
  • Yvonne Baby, entretien avec François Truffaut, Le Monde, 18 mai 1973
  • Monique Pantel, « L'acteur Truffaut écrit un livre sur... les acteurs », France-Soir, 1977
  • Monique Pantel, « La Chambre verte », France-Soir, 1er avril 1978
  • Danièle Heymann, Catherine Laporte, entretien avec François Truffaut, L'Express, 19 mars 1978
  • Serge Daney, Jean Narboni, Serge Toubiana, entretien avec François Truffaut, Cahiers du cinéma, n° 316, octobre 1980
  • « François Truffaut à propos de son film "La Chambre verte" », émission Pour le cinéma, Réal. Pierre Mignot, TF1, 15 mars 1978