Truffaut par Truffaut La Cinémathèque française
Résumé du chapitre précédent : « Fahrenheit 451 », un tournage difficile.  1966. François Truffaut débute le tournage de Fahrenheit 451, l'adaptation du roman de science-fiction de Ray Bradbury. Problèmes de langue, contraintes techniques, production très lourde, incompréhension avec son acteur Oskar Werner : jamais François Truffaut n'a connu un tournage si difficile.
1er déc

Cinéas te des passions

L'amour, c'est le sujet le plus important, c'est le sujet des sujets. Il peut très bien mériter qu'on lui consacre la moitié de sa carrière (comme Bergman) ou les trois-quarts (comme Renoir) parce que chaque récit a sa valeur propre, de même que chaque amour est unique. Personnellement, une histoire d'amour m'intéresse quand elle a quelque chose de très particulier, d'exceptionnel même.

Jules et Jim, c'est l'histoire d'une femme qui aime deux hommes et en meurt. C'est également une histoire d'amour avec cette idée que, le couple n'étant pas toujours une notion réussie, satisfaisante, il semble légitime de chercher une morale différente, d'autres modes de vie, bien que tous ces arrangements soient voués à l'échec. À l'époque, j'avais été frappé par le fait que, dans tous les films, même les bons, si on montrait une personne aimée par deux autres, on donnait à choisir au public un personnage de préférence à l'autre. Il n'y avait pas l'idée de « l'impossible choix ». Et c'était ça qui me plaisait, l'idée de montrer que, parfois, on ne peut donner raison à personne, qu'une femme peut aimer deux hommes et que les deux soient bien. Il fallait, en partant de la situation la plus scabreuse qui soit – deux hommes et une femme vivant ensemble pendant toute une vie– réussir un film d'amour le plus « pur » possible, et cela grâce à l'innocence des trois personnages, leur intégrité morale, leur tendresse et surtout leur pudeur ; grâce encore à la forme d'amitié entre les deux personnages masculins. Je ne sais pas d'ailleurs si je savais clairement ce que je faisais, parce que j'avais moins de trente ans quand je l'ai tourné, et j'ai l'impression de l'avoir tourné avec une certaine naïveté, mais enfin avec fraîcheur aussi, et avec admiration.

La Peau douce, c'est parti d'une image que j'avais vue quelques années avant, que j'avais imaginée du moins, d'un couple dans un taxi. Je voyais cela vers 19h30. Ils doivent rentrer dîner, ils ne sont pas mariés ou, s'ils le sont, c'est chacun de leur côté, avec des enfants, et c'est un baiser terriblement charnel dans ce taxi, dans une grande ville. Dans le film, comme l'héroïne est hôtesse de l'air, qu'elle n'est pas mariée et qu'elle n'a pas d'enfant, cette scène n'existe pas. Mais le film est parti de là, d'une image, d'une image et d'un son, car j'imaginais que durant ce baiser, on entendrait les dents qui s'entrechoqueraient...

Notes préparatoires de François Truffaut pour la présentation de Jules et Jim - La Cinémathèque française © Succession François Truffaut
Affiche de La Peau douce par René Ferracci © ADAGP, Paris 2014 / Coupure de l'Espoir-Nice du 27 juillet 1965

Le scénario est bâti sur plusieurs faits divers touchant à des histoires d'amour qui ont mal tourné et dont on a tiré une seule histoire. C'est moins original que Jules et Jim. La Peau douce est une histoire d'adultère, plus traditionnelle et très réaliste, qui donne de l'amour une image anti-poétique, l'inverse en quelque sorte de Jules et Jim, comme une réponse polémique. Ce qui m'intéresse le plus, c'est le personnage de la femme trompée : on en fait toujours le personnage ingrat, mais ici elle est considérée de la façon la plus anticonventionnelle possible, elle est l'équivalent du Jules de Jules et Jim. Pourquoi veut-il la quitter ? Je voulais que ce soit toute la question, tout le mystère du film – quelque chose qui pèse sur les trois personnages. Inexorablement. Mais que les trois personnages soient égaux. Car je ne fais le procès de rien du tout.

Avant, je ne cherchais pas dans les détails. J'aimais un film ou je ne l'aimais pas, et j'aurais aimé celui-là parce qu'il est plein d'un matériel que j'aime, de choses que j'avais envie de voir au cinéma. Par exemple, j'avais envie de voir un homme et une femme dans un ascenseur. Comment ils s'observent, comment ils rêvent, comment ils sont curieux l'un de l'autre. J'ai fait un film sur l'adultère, mais en m'appliquant à tourner les scènes que l'on ne montre pas habituellement. Les hasards, les entre-deux. Ce qui me plaisait, c'était de commencer une scène par le poncif et de le dépasser. Il ne faut pas fuir les catégories. La Peau douce entre dans la catégorie des films psychologiques français sur l'adultère. Dans ce genre de films, la maîtresse a les seins à l'air et la femme, c'est Edwige Feuillère. Ici, Françoise Dorléac dit : « J'aime bien faire l'amour, mais je peux très bien m'en passer. » Elle n'est pas du tout une allumeuse. Et la femme est violente, belle, attirante. Pour parvenir à éviter le sordide, j'ai évoqué les scènes entre les amants dans un climat onirique – qui correspond à l'état amoureux –, et les scènes conjugales avec une violence presque excessive, susceptible de donner au quotidien une dimension tragique.

L'amour est le sujet des sujets. Il prend une telle place dans la vie, dans les appartements, dans les rues, dans les bureaux, dans les journaux, dans la politique, dans la guerre, dans les usines, dans la réussite, dans l'échec, dans les fêtes foraines, dans les squares, dans les écoles, dans les casernes et aussi dans les avions, que si l'on me prouvait, statistique en main, que neuf films sur dix sont des films sur l'amour, je répondrais que ce n'est pas suffisant. Les autres sujets ne m'intéressent pas. Chaque cas mérite un film, et je pourrais tourner vingt-cinq fois les mêmes scènes avec des personnages différents. Des films sur l'amour, j'en ai une trentaine dans la tête, et ces trente films, je les réaliserai dans les quarante-cinq années à venir.

« Chez moi, un film sur deux est romantique, l'autre s'efforçant de détruire ce romantisme. Il y a là une espèce de contradiction affective. Très souvent un nouveau film est une réponse violente au précédent ; ainsi, La Peau douce l'est par rapport à Jules et Jim. » Françoise Dorléac et François Truffaut sur le tournage de La Peau douce, photographie de tournage de Raymond Cauchetier © Raymond Cauchetier

J'aime les scènes d'amour un peu paradoxales, c'est-à-dire lorsque l'un des personnages n'est pas là. Par exemple, ce que j'ai aimé dans l'histoire de La Mariée était en noir, c'est que l'objet de son amour n'est pas sur l'écran. La Mariée est effectivement un film d'amour, mais de pur sentiment, puisqu'il s'agit, pour Julie, d'un amour au passé : son mari a été tué le jour-même des noces, à la sortie de l'église. En fait, une chose me passionnait : faire un film d'amour sans aucune scène d'amour. On ne trouvera pas un baiser dans ce film. L'action, sur l'écran, est quasiment celle d'un film criminel, et pourtant le dialogue ne concerne jamais cette action ; il ne traite que des rapports entre les hommes et les femmes. Le grand avantage que j'ai à utiliser un schéma d'aventure policière, c'est que si l'histoire est très simple et si les situations sont très claires, je peux me servir du dialogue d'une façon complètement indépendante de l'intrigue. Celle-ci marche toute seule, et on obtient alors deux films parallèles qui avancent simultanément. Tirez sur le pianiste, La Mariée était en noir et La Sirène du Mississipi sont des films dans lesquels le dialogue ne parle jamais de l'action policière, qui avance par les images, visuellement. Le dialogue est entièrement sur les relations entre les hommes et les femmes. C'est-à-dire des choses finalement assez intimes et qui ne sont pas les mêmes d'un film à l'autre. C'est une façon indirecte de m'exprimer qui me convient et c'est un grand plaisir de raconter deux films en même temps.

Ainsi, le vrai thème du Pianiste, c'est l'amour. Les hommes n'y parlent que des femmes et les femmes n'y parlent que des hommes. Au plus fort des bagarres, des règlements de comptes, du kidnapping, des poursuites, on ne parle que de l'amour : sexuel, sentimental, physique, moral, social, conjugal, etc. Dans mes films, il y a toujours des choses pudiques et des choses impudiques. Mais, généralement, les personnages ne disent jamais exactement ce qu'ils pensent. Je n'aime pas que les choses soient directes. On ne se dit jamais : « Je t'aime. » Je veux qu'on devine les sentiments. Par exemple, j'aime qu'un personnage dise : « Vous m'agacez beaucoup », de telle sorte que le public pense le contraire. C'est une façon détournée d'arriver au but.

Scénario de Tirez sur le pianiste - La Cinémathèque française © Succession François Truffaut

Même si j'ai la réputation de faire beaucoup de films d'amour, avec La Sirène du Mississipi, j'ai très clairement senti que, pour la première fois, je faisais un film sur un couple. Ce qui m'intéressait, c'est qu'il n'y avait qu'un homme et une femme et que le conflit était entre eux deux. C'était une question de caractères : comment allaient-ils l'un l'autre s'ajuster ? J'écrivais les dialogues le dimanche pour la semaine, en fonction de l'évolution de ce couple. Dans la Sirène, il n'y a pas de deuxième homme ou de deuxième femme et j'ai pu me concentrer sur l'intimité d'un couple : le passage du voussoiement (comme disait Gide) au tutoiement, avec des retours au voussoiement, les confidences, les longs silences et ce qui, à travers des épreuves ou des déceptions, amène deux personnes à se rendre indispensables l'une à l'autre. La Sirène est avant tout le récit d'une dégradation, par amour, d'une passion. Je crois que la plupart de mes films sont construits sur le principe d'un engrenage dans lequel se trouve pris le protagoniste, toujours plus faible que sa partenaire. À chaque étape, le spectateur doit savoir exactement où en sont les personnages dans leurs rapports sentimentaux et sexuels. C'est peut-être par là que le film, qui pourrait appartenir à la catégorie des films d'amour et d'aventures, se trouve décrire un couple d'aujourd'hui. La Sirène, c'est finalement l'histoire d'un type qui épouse une femme qui est exactement le contraire de ce qu'il voulait. Il voulait une jeune fille sage, et il a une femme qui a vécu, qui a souffert, qui a été une délinquante. Mais l'amour est apparu, et il l'accepte telle qu'elle est. En même temps, à travers elle, lui qui ne connaissait rien de la vie devient un homme. Pour moi, l'intérêt de La Sirène du Mississipi, et ce qui a probablement causé l'échec de ce film auprès du public, c'est que j'avais une histoire d'amour inversée.

L'histoire des Deux Anglaises et le continent n'est pas résumable. Elle nous donne à suivre les mouvements du cœur de trois jeunes gens romantiques et romanesques qui vivent une passion sur une longue durée. Au contraire de Jules et Jim, qui est l'histoire de trois personnes qui habitent ensemble, les Deux Anglaises, c'est plutôt l'histoire d'une séparation : les personnages sont loin les uns des autres et ils communiquent en échangeant leurs journaux intimes, en s'écrivant des lettres comme on faisait à l'époque. Comme presque toutes les histoires de sentiments, les Deux Anglaises traite des amours empêchées et contrariées, mais les obstacles – même si le plus important d'entre eux est concrétisé par l'attitude d'une mère abusive – sont moraux, intérieurs, je dirais même mentaux.

« Il y a une scène qui plaisait je crois et qui est ma préférée : la scène d'amour au coin du feu lorsqu'ils s'interrogent l'un l'autre et se posent des questions comme s'en posent forcément des amoureux récents, soucieux d'en savoir plus long l'un sur l'autre. » Photographie de plateau La Sirène du Mississipi par Leonard de Raemy, 1969 © Marc de Raemy
Affiche de Michel Landi pour Les Deux Anglaises et le continent, 1972 © ADAGP, Paris 2014 /
Scénario des Deux Anglaises et le continent annoté par François Truffaut - La Cinémathèque française © Succession François Truffaut

J'ai senti le besoin d'aller plus avant dans la description des émotions amoureuses, un peu plus loin qu'on ne va d'ordinaire. Il existe parfois en amour une vraie violence des sentiments, c'est cela que j'ai voulu filmer. Je ne parle pas seulement des étreintes – que j'ai tenté de traiter avec objectivité et crudité, sans musique –, mais aussi des aveux, des confessions, des ruptures, qui peuvent conduire les personnages jusqu'au vomissement ou à l'évanouissement. Pour résumer cette tentative en une phrase, j'ai essayé de faire non pas un film d'amour physique, mais un film physique sur l'amour.

Il y avait une bobine qui me plaisait beaucoup, qu'on appelait « Les Désespoirs de Muriel », une bobine où Stacey Tendeter craquait après que Claude lui eut signifié la rupture. Je lui avais fait enregistrer le texte et elle pleurait sur son propre son. Je m'étais aperçu que ça l'aidait beaucoup. Muriel est une petite sœur d'Adèle Hugo. J'ai retrouvé évidemment cette intensité-là dans le personnage d'Adèle après, en plus concentré.

L'Histoire d'Adèle H. est le récit d'un amour unique et solitaire. En racontant cette histoire vraie dont les péripéties sont plus romanesques que bien des fictions, nous avons fait la description d'une idée fixe. Le film s'attache donc à montrer tous les efforts et les ruses déployés par cette jeune fille amoureuse et déterminée. Le scénario, que nous avons élaboré avec Jean Gruault et Suzanne Schiffman, découvre progressivement le patronyme de l'héroïne : il s'agit d'Adèle Hugo, fille de Victor Hugo, sœur cadette de Léopoldine (qui mourut noyée). Toute sa vie a été dominée par la passion que lui inspirait un lieutenant anglais. J'avais tourné jusqu'ici des films d'enfants ou des histoires d'amour. Histoires d'amour à deux personnages, quelquefois trois, comme Jules et Jim et Les Deux Anglaises et le continent. Ce qui m'a plu, cette fois, c'est la possibilité de conter une histoire d'amour à un seul personnage, dévoré par une passion à sens unique. Il ne s'agit pas du tout d'une reconstitution historique, bien plutôt d'une aventure intérieure. J'avais l'impression de tenter une expérience passionnante.

Ce film est l'histoire d'un amour rêvé. Dans Les Deux Anglaises et le continent, j'avais voulu déjà établir les liens affectifs de deux femmes aimant le même homme et de cet homme les aimant toutes deux, sans que jamais on préfère l'un de mes personnages à l'autre. Ce qui m'intéresse, ce sont les rapports émotionnels. En réalité, avec Adèle H., je raconte l'histoire d'une obsession qui m'entraîne plus loin quant à la manière d'aborder une histoire d'amour. Car ils ne sont ni deux, ni trois. Adèle est le seul personnage de son histoire, de sa passion, une passion vécue à cent pour cent. Je ne sais pas pourquoi j'ai fait un film comme ça, aussi triste. Mais l'idée fixe a quelque chose de vertigineux et je crois que j'ai été entraîné dans ce vertige. Dès le début, je montre que c'est foutu : jamais le lieutenant n'aimera Adèle. Et tout le film est la description de son insistance. On a l'impression de revoir tout le temps la même scène. Au lieu que l'émotion naisse de la surprise, je voulais qu'elle se dégage de la répétition. Pour une fois, je crois que la critique ne dira pas que j'ai fait un film en demi-teinte. On pleure beaucoup sur l'écran, et nous n'avons pas eu peur du ridicule.

J'ai fait le film pour la scène où elle passe à côté du lieutenant sans le reconnaître. Adèle ne regarde personne. Pour elle, tous les hommes ou l'idée même d'homme s'incarne dans ce lieutenant Pinson.

Page de scénario de L'Histoire d'Adèle H. annotée par François Truffaut - La Cinémathèque française © Succession François Truffaut
« Animée par une idée fixe, Adèle poursuit un but inatteignable. Aucune phrase, aucun geste d'Adèle ne se rapporte à autre chose qu'à son idée fixe. Même si elle mène un combat perdu, elle se montre continûment active et inventive. » Phototographie de plateau de L'Histoire d'Adèle H. par Bernard Prim, 1975 © Monique Prim

Pour Bertrand Morane, dans L'Homme qui aimait les femmes, c'est le contraire : lui ne peut pas choisir. Il trouve que chaque femme est unique et irremplaçable, et il les veut toutes. Nous avons écrit, Suzanne Schiffman, Michel Fermaud et moi, le scénario de L'Homme qui aimait les femmes à l'intention de Charles Denner et par admiration pour lui, pour sa voix, qui est la plus belle voix d'acteur que je connaisse. Il n'y a pas de musique, seulement la voix de Denner et le cliquetis de la machine à écrire. Ce n'est pas un play-boy, mais un coureur anxieux, grave : le contraire du personnage qu'on s'attend à trouver dans cet emploi. Et s'il y a presque autant de femmes dans ce film qu'il y avait d'enfants dans L'Argent de poche, il ne s'agit pas d'une série de sketches plus ou moins lestes ou « légers ». Le film commence avec la mort de Bertrand, et l'on va ensuite vers la recherche de ce que fut sa vie.

Le mal qu'il se donne pour conquérir les femmes l'intéresse plus que le résultat. J'ai essayé d'éviter d'être poétique. J'ai donné au héros un travail scientifique et je voulais qu'il parle des femmes sous un angle scientifique. Je pensais à Howard Hughes, qui a envoyé un très célèbre mémo sur la façon dont le soutien-gorge de Jane Russell devait être construit pour Outlaw – un mémo extraordinaire, très émouvant, de trente ou quarante lignes, dans lequel il parle de ce soutien-gorge avec une précision incroyable comme s'il s'agissait d'un moteur d'avion. Je pense que c'est cet aspect scientifique que je recherchais dans L'Homme qui aimait les femmes, quand Denner dit que les jambes des femmes sont des compas...

Je suis pour un érotisme habillé. Mais la nudité elle-même, non. Je m'intéresse énormément à Henry Miller, mais la nudité qu'il évoque en littérature, transposée à l'écran, n'aurait plus la même valeur. Au cinéma, la nudité devient anecdotique ou trop pittoresque et cela nuit à l'histoire : on s'interroge sur la forme des seins, les taches de rousseurs, les poils. Je ne veux pas filmer des corps nus, ni des étreintes, ni des baisers, seulement des histoires de sentiments.

« Chacune lui semblait posséder quelque chose d'unique et d'irremplaçable, une promesse de plaisir qu'il ne fallait pas se laisser perdre. » Affiche de Guy Jouineau et Guy Bourduge pour L'Homme qui aimait les femmes, 1976 © Guy Jouineau – Guy Bourduge

La Chambre verte est une histoire d'amour, comme tous les films que Jean Gruault et moi avons écrits ensemble. Il s'agit cette fois encore de montrer des déchirements affectifs, et aussi la lutte qui se livre en nos cœurs entre les sentiments provisoires et les sentiments définitifs. Le film décrit donc l'évolution des relations entre deux êtres qui aiment les morts et les respectent, un homme et une femme qui refusent l'oubli. Contrairement à ce que les habitudes sociales et religieuses font croire, il arrive que l'on entretienne avec certains morts des relations aussi agressives et passionnées qu'avec les vivants. Que se passerait-il si, indifférents à l'usure du temps, nous restions attachés aux morts par des sentiments aussi violents que ceux qui nous lient aux vivants ?

S'il y a quelque chose que je ne peux pas supporter, c'est l'oubli. On aime quelqu'un, il meurt, on l'oublie. Je résiste aux pressions de l'actualité qui nous dévore. Mais je reconnais que mon héros, Julien Davenne, est un cas. Dans son amour des morts, il oublie de regarder les vivants. Par contre, la jeune femme qu'il rencontre aime les morts qu'elle a connus, tout en continuant de s'intéresser aux vivants. On peut dire que Julien n'est pas normal. Mais la passion est-elle normale ? Pour moi, La Chambre verte appartient à une famille de films où l'on trouve Fahrenheit 451, L'Enfant sauvage et Adèle H. Les morts y sont comme les livres de Fahrenheit, on s'y acharne à faire vivre des choses inertes, les vivants leur insufflent leur propre souffle, leurs propres passions. Je le vois comme une variante ou une variation de film d'amour. De même que L'Enfant sauvage, où il n'y a pas d'histoire sentimentale, est quand même un film d'amour, simplement par les relations entre le Dr Itard et l'enfant dont il s'occupe.

Synopsis de La Fiancée disparue, version de travail de La Chambre verte, 1977 - La Cinémathèque française © Succession François Truffaut
« La plus grande partie de mes films sont des films d'amour, probablement parce que je travaille avec ce qui me plaît, ou du moins j'élimine déjà tout ce que je n'ai pas envie de filmer. » Extrait de l'émission Morceaux de bravoure, « Les Films d'amour : François Truffaut », ORTF, 1973 © INA

En tournant Le Dernier métro, j'ai voulu satisfaire trois désirs : montrer les coulisses d'un théâtre, évoquer l'ambiance de l'Occupation et donner à Catherine Deneuve un rôle de femme responsable. Nous avons donc établi le scénario, Suzanne Schiffman et moi, en le nourrissant de détails puisés dans les journaux de l'époque et dans les mémoires des gens du spectacle. Il en résulte un film d'amour et d'aventures qui exprime, je l'espère, notre aversion pour toutes les formes de racisme et d'intolérance, mais aussi notre affection profonde pour ceux qui ont choisi le métier de comédien, et qui l'exercent par tous les temps. Mon but était de raconter une histoire sentimentale pas banale. L'Occupation constitue l'arrière-plan de l'histoire mais aussi une chambre d'échos qui amplifie tout. Je voulais surtout dessiner les relations d'un certain nombre de personnages dans une ambiance exceptionnelle. Comme il s'agit de comédiens, ils ne vivent pas cette période comme tout le monde. Naturellement, les sentiments, l'amour, l'amitié interviennent. Comme dans La Nuit américaine, on voit que des gens qui font le même métier s'aiment, sympathisent, s'affrontent, et qu'ils ont des relations passionnelles.

Ni au théâtre, ni au cinéma je n'aime le nu... Les scènes sont plus érotiques avec des vêtements. Ce qu'on cache est plus troublant que ce que l'on montre. Les scènes d'amour, c'est quelque chose d'un peu pénible à faire, mais il faut le faire. Il faut qu'elles soient sacrées sans être ridicules. On ne peut pas faire d'ellipses, parce que je trouve que ce sont des moments importants.

Photographie de plateau du Dernier Métro (1980) par Jean-Pierre Fizet © Jean-Pierre Fizet

Mettre face à face un homme et une femme qui se sont déjà aimés dans le passé est un thème que j'avais en tête depuis plusieurs années et sur lequel je prenais des notes. À l'époque, mon esquisse s'appelait Sur les rails. Simplement, il me fallait trouver le couple idéal... Il a fallu que j'assiste à la rencontre de Gérard Depardieu et Fanny Ardant pour me dire, les voyant côte à côte : « Voilà les amants qu'il me faut. » Mais je n'arrivais pas à me décider. Il y avait quelque chose de trop symétrique. Tout s'est décidé quand j'ai introduit le personnage de Mme Jouve, la confidente et narratrice ; tout passe par elle. Lorsqu'on vit une histoire d'amour, on la vit avec beaucoup trop de force, en croyant que le monde s'est arrêté. Vingt ans plus tard, on sourit de voir à quel point on a été excessif. Mme Jouve représente ce recul indispensable. Quand on relit des lettres d'amour, on est étonné de la violence des coups qu'on se porte. On se dit que tout aurait pu être beaucoup plus doux. J'ai volontairement gardé les conjoints à l'arrière-plan, choisissant d'avantager le personnage de confidente qui lance l'histoire et lui donne sa conclusion : « Ni avec toi, ni sans toi. »

De quoi s'agit-il dans La Femme d'à côté ? D'amour et, bien entendu, d'amour contrarié, sans quoi il n'y aurait pas d'histoire. L'obstacle, ici, entre les deux amants, ce n'est pas le poids de la société, ce n'est pas la présence d'autrui, ce n'est pas non plus la disparité des deux tempéraments, mais bien au contraire leurs ressemblances. Ils sont encore tous deux dans l'exaltation du « tout ou rien » qui les a déjà séparés huit ans plus tôt. Lorsque le hasard du voisinage les remet en présence, dans un premier temps, Mathilde se montre raisonnable, tandis que Bernard ne parvient pas à l'être. Puis la situation, comme le cylindre de verre d'un sablier, se renverse, et c'est le drame. Le scénario rapproche deux êtres qui n'étaient peut-être pas faits pour se rencontrer : c'est la base même de toute intrigue sentimentale. J'ai voulu raconter une histoire d'amour passionné. Mes personnages sont bien ancrés dans le quotidien de 1981 mais ils aiment comme on aimait au siècle précédent. Ce sont peut-être les derniers des romantiques. J'ai l'espoir que le spectateur ne sera pas tenté de prendre parti, de donner tort à l'un et raison à l'autre, mais qu'il les aimera tous les deux comme je les aime.

Sur les rails, projet de film, vers 1972 - La Cinémathèque française © Succession François Truffaut

À partir des Deux Anglaises, mes films d'amour sont devenus plus violents. Contrairement aux États-Unis, en Europe, nous tournons plus facilement des histoires d'amour, de passions, d'idées fixes, ce que j'appelle des histoires « jusqu'au-boutistes », qui en arrivent vite à la mort. Elles sont plus exaltantes. Et puis, quand on écrit, quand on filme, il est agréable de faire souffrir les personnages à votre place. Je vois en ce moment des gens qui me disent avoir été bouleversés par La Femme d'à côté, alors que moi-même je me sens dans un état d'euphorie.

Travaillant de façon plus instinctive qu'intellectuelle, je ne comprends le sens de mes films que deux ans après leur sortie. Évidemment, je commence bien à m'apercevoir que je ne tourne que des films de sentiments qui montrent ce qu'il y a de boiteux et de douloureux dans certaines relations familiales ou amoureuses. Je suis amené à retrouver, au cœur de chaque film, le même conflit entre les sentiments définitifs et les sentiments provisoires, donc à filmer toujours les mêmes déchirements.

Photographie de tournage de La Femme d'à côté par Alain Venisse © Alain Venisse
Propos de François Truffaut extraits de :
  • Anne Gillain, Le Cinéma selon François Truffaut, Flammarion, 1988
  • Aline Desjardins, Aline Desjardins s'entretient avec François Truffaut, Ramsay, 1987
  • François Truffaut, « Un pur amour à trois », texte du dossier de presse de Jules et Jim, 1962
  • Raymond Bellour, Jean Michaud, « Entretien à propos de "La Peau douce" », Les Lettres Françaises, n° 1000, 30 octobre 1963
  • François Truffaut, « La Vie et le drame », texte du dossier de presse de La Mariée était en noir, 1968
  • François Truffaut, « 46 réponses de François Truffaut à 47 questions de Pierre Ajame », Le Nouvel Adam, n° 19, février 1968
  • Yvette Romi, « Truffaut par Truffaut », L'Observateur, 9 septembre 1968
  • Yvonne Baby, « Entretien avec François Truffaut à propos de "La Sirène du Mississipi" », Le Monde, 21 juin 1969
  • François Truffaut, dossier de presse des Deux Anglaises et le continent, 1972
  • Pascal Thomas, « Entretien », L'Avant-scène cinéma, n° 121, 1972
  • Pierre Montaigne, « François Truffaut 75 », Le Figaro, 23 octobre 74
  • Robert Chazal, « François Truffaut sur les traces de la fille de Victor Hugo », France-Soir, 1er décembre 1974
  • Patrick Thévenon, « La Chronique d'Isabelle A. », L'Express, 6 octobre 1975
  • Claude-Marie Trémois, « François Truffaut : "Je ne sais pas pourquoi je fais un film aussi triste" », Télérama, n° 1319, 26 avril 1975
  • Dominique Maillet, entretien avec François Truffaut, Cinématographe, n° 15, octobre-novembre 1975
  • François Truffaut, « Pourquoi ce film ? Pourquoi pas », L'Avant-scène cinéma, n° 165, 1976
  • Guy Teisseire, « "L'Homme qui aimait les femmes", ni Don Juan ni Casanova », L'Aurore, 25 avril 1977
  • Jean-Marie Sourgens, « François Truffaut a terminé à Lille les prises de vue de son nouveau film, "L'Homme qui aimait les femmes" », La Voix du Nord, 6 janvier 1977
  • Jacques Fieschi, « François Truffaut : "Je crois au film-objet" », Cinématographe, n° 27, mai 1977
  • Danièle Heymann, Catherine Laporte, « François Truffaut à propos de "Jules et Jim" », L'Express, 13 mars 1978
  • François Truffaut, « Pourquoi "La Chambre verte" ? », dossier de presse, mars 1978
  • Monique Pantel, « La Chambre verte », France-Soir, 1er avril 1978
  • Pierre Montaigne, « Un métro de première classe », Le Figaro, 13 septembre 1980
  • Monique Pantel, « 10 questions à François Truffaut », France-Soir, 16 septembre 1980
  • François Truffaut, « Pourquoi "La Femme d'à côté" », dossier de presse, 1981
  • Pierre Montaigne, « Romantisme pas mort », Le Figaro, 13 septembre 1981
  • « Les Films d'amour : François Truffaut », interview par André Halimi, émission Morceaux de bravoure, réal. Georges Paumier, ORTF, 3 septembre 1973
  • Émission Ciné Regards, interview par Anne Andreu, FR3, 19 avril 1978
  • Émission Les Grandes traversées, « François Truffaut : l'homme-cinéma » par Serge Toubiana, réal. Manoushak Fashahi, 31 juillet 2008