Les films Triangle - Galerie d'extraits de films : Deux extraits de The Despoiler (Châtiment), Reginald Barker, 1915 (restauration Cinémathèque française 2010)

En 1991, la Cinémathèque a acquis une copie nitrate teintée pour la distribution en France. Cet élément, légèrement incomplet et dont la version diverge de la version d'origine américaine, semble cependant être l'unique élément conservé de ce titre et a donc été restauré par la Cinémathèque en 2010, qui a procédé au tirage d'un contretype et d'une copie couleur (procédé Desmetcolor).

Analyse

Ce film est tout simplement étonnant. Il est réalisé par Reginald Barker, bras droit de Thomas H. Ince en matière de réalisation (il co-signe avec lui le monumental Civilization de 1916), avec un talent que la cinéphilie classique a tout simplement omis de retenir, alors que l'homme est aux commandes pour tous les films de prestige de la New York Motion Picture sous le label Kay Bee. Associé ici au directeur de la photographie Robert Newhard, il atteint des sommets dans la mise en scène et dans l'éclairage des scènes. Signe de l'importance du film dans la politique de la Triangle : il fait partie des premiers programmes lancés puisqu'il est diffusé à New York le 15 décembre 1915.

Mais l'étonnement ne s'arrête pas là : le film s'empare d'une question d'actualité internationale brulante : le génocide arménien dont les plus grands crimes relèvent de cette même année 1915. Certes des précautions ont été prises et les indications sont relativement brouillées, mais l'essentiel est bien là et est bien indiqué : l'action se passe en Arménie entre des tenants de l'Islam et les tenants de la Chrétienté. Pour corser le tout, le clou du film est une scène de viol répétée, impliquant les deux plus grandes stars de la Kay Bee : Frank Keenan, dans le rôle de l'émir amateur de chair fraîche, et Enid Markey, dans le rôle de la martyre se sacrifiant pour sauver les religieuses qui l'ont abritée. Cette violence peu voilée vaudra au film de sérieux ennuis avec la censure américaine, à tel point semble-t-il qu'il n'a pas pu être diffusé par la Triangle même, mais par une société montée en hâte à cette seule fin. Symétriquement, cela fera sans doute le bonheur de sa distribution en France, dans la mesure où le méchant est soutenu, par la grâce des cartons, par un colonel allemand.

Il faut ici ouvrir une parenthèse : la copie (française) dont on dispose montre des troupes kurdes à l'assaut d'une abbaye, pendant qu'un officier européen demande à un conseil municipal de livrer la ville sans combat. Dans le générique américain, le colonel et sa fille ont des noms à consonance française (Damien), alors que la copie française prend le soin de leur attribuer des noms à consonance germanique.

La scène retenue est exemplaire à plus d'un titre. Tout d'abord, c'est un siège au carré si l'on peut dire puisque les troupes kurdes cherchent à investir une abbaye et que leur chef prend d'assaut une des jeunes femmes. Évidemment, la construction dramatique fait que le second est permis pour éviter le premier : la jeune Béatrice cède au tyran pour sauver l'ensemble des autres femmes promises aux soldats kurdes. Ensuite, la mise en scène ne manque de force ni dans la construction opposant les soldats à l'extérieur et les religieuses à l'intérieur (les premiers brûlant de passer à l'action et les secondes pétrifiées dans la prière et la crainte), ni dans le réglage des mouvements quasi chorégraphiques entre l'émir et sa proie, mais aussi entre l'émir et les religieuses. Ainsi, quand il revient de la chambre pour demander à boire, son arrivée provoque comme des vagues en cascade dans la foule agenouillée des religieuses. Ensuite encore, toute la scène se trouve sous-tendue par l'épisode biblique de Judith et Holopherne : Béatrice se sacrifie comme Judith avec le même objectif : abattre le tyran et sauver sa communauté. Frank Keenan donne d'ailleurs, servi par un éclairage rasant, toute leur puissance aux convulsions de sa face, le torturé de son âme se retrouvant dans la complexité du drapé de ses vêtements bariolés. En opposition, Enid Markey offre, à côté du crucifix, le lisse et le blanc de son visage, et la simplicité de sa mise.

L'ensemble de ces scènes est structuré selon la coda chère aux films de l'époque dans le cercle de Griffith : dans un réduit, la civilisation risque de succomber au siège et à l'assaut de sauvages omniprésents. Dans le schéma habituel, une cavalerie arrive au dernier moment pour empêcher le massacre final. Mais Ince et Barker ont décidé de pousser le bouchon ici plus loin : non seulement il n'y aura pas de sauvetage final, mais en plus la victime des viols, meurtrière de son agresseur, sera abattue par son propre père colonel, qui ne la reconnaît pas sous le voile où elle pensait se cacher (le père tuant par mégarde son enfant dans le contexte d'une guerre civile est un schéma narratif exploité à l'envi par Ince, de la Mutual à la Triangle). Il faudra qu'il reconnaisse sa terrible méprise pour arrêter le carnage qu'il était en train d'autoriser.

Le premier viol a eu lieu dans une pièce presque entièrement plongée dans le noir. Dans le film, on sort du noir quasi-complet lorsque l'émir allume au premier plan et en plein milieu de l'image une unique et frêle bougie. Dans les extraits, le second viol semble évoqué entre le retour de l'émir avec sa bouteille de Chianti (!) et la découverte du révolver sur la table (juste avant, une coupure sépare volontairement les deux extraits proposés ici). On est ainsi passé de l'obscurité à la lumière. La situation se renverse quand, déjà touché par une balle, l'émir renverse la table et la bougie avec, permettant à l'obscurité de se réinstaller. Le jeu sur la lumière accompagne et souligne donc l'intensité dramatique. Jeu qu'il faut mettre en relation avec ce qu'étaient les codes du teintage, à l'époque : bleu pour les extérieurs nuit, ambre pour les intérieurs, rose pour les extérieurs de l'aube.

Le film, comme cet extrait, démontre les ambitions esthétiques et politiques de la Triangle qui entend bien rendre compte, à travers ses longs métrages, de la situation internationale et des hésitations des États-Unis dans la conduite à suivre. Par exemple, on ne sait pas si la censure, contrariant la distribution du film sur le sol américain, a visé en priorité l'évocation trop insistante d'un viol ou la représentation trop transparente des liens entre les Turcs et les Allemands.