Les films Triangle - Galerie d'extraits de films : A Child of the Paris Streets (Lloyd Ingraham, 1916)

La Cinémathèque conserve une copie 16 mm noir et blanc acquise en 1984. Elle est issue d'une copie d'époque pour la distribution américaine, avec les cartons anglais d'origine.

Analyse

Lloyd Ingraham est un des grands réalisateurs au service de la Triangle, dans l'unité Fine Arts supervisée par Griffith. Il participe donc de droit à la politique de prestige de la firme. Le film bénéficie manifestement d'un budget d'importance, avec de nombreux figurants et deux des vedettes phares de l'équipe Griffith : Mae Marsh et Robert Hannon, acteurs que l'on apparie volontiers dans les films en opposant le côté policé de Harron et la nature un peu frustre qu'affectionne Mae Marsh.

Le fil de l'histoire est un peu compliqué : la fille d'un juge est, par vengeance des malfrats, kidnappée et élevée à la dure parmi les apaches de Paris. Parallèlement, un jeune Américain mène la vie de bohème à Montmartre où il fait ses gammes de peintre débutant.

L'extrait montre la rencontre entre la jeune femme, « truandisée », et le jeune homme, dans le cabaret où les Apaches la font travailler. Comme il a réussi à vendre une de ses toiles, il a décidé de fêter cela avec ses camarades de soupente (tout début de l'extrait) et le coup de foudre les unit au premier coup d'œil échangé.

On notera d'abord la différence entre les deux numéros dansés. Le premier, celui de l'héroïne, est caractérisé par son aspect totalement loufoque. Le second, au contraire très stylisé, est une paraphrase de Carmen. Le premier numéro dit aussi clairement que la jeune femme n'est pas une danseuse de cabaret (elle n'en a pas la technique et la grâce), et que malgré ce qu'on lui fait subir elle a gardé sa spontanéité et sa première nature (sous le personnage, Mae Marsh refait surface). Le second montre à l'opposé les risques que l'on court dans ce milieu si on n'en respecte pas les règles.

L'extrait est ici intéressant à au moins trois titres. Le premier est la mise en scène du coup de foudre, qui est pour nous aujourd'hui peu évidente, avec cet isolement de la tête auréolée de la jeune femme, sans symétrique dans un premier temps pour le jeune homme. Le second est le commentaire de l'idylle en train de se nouer par le numéro de danse des deux Apaches : l'héroïne risque sa vie en tombant amoureuse d'un garçon qui n'est clairement pas du milieu. Le troisième est la rencontre entre une petite Parisienne et un jeune Américain, sorte d'entente doucement cordiale entre les deux pays au moment où la guerre a éclaté en Europe et où les États-Unis n'y sont pas encore entrés. À la fin du film, les malfrats seront capturés par la police et le jeune peintre emmènera sa fiancée, avec la bénédiction du père qu'elle a retrouvé, aux États-Unis : le film se terminera dans le port de New York devant la statue de la Liberté.

La publicité pour le film, dans The Triangle, la newsletter de la Triangle, sur une double page, met explicitement l'accent sur le parallèle entre les Indiens et l'armée américaine d'une part et les Apaches et les policiers français d'autre part. Le film, qui critique mezzo voce les trop grands écarts de classe entre riches et pauvres dans la société française, entend par ailleurs souligner la proximité entre les deux nations deux ans après le déclenchement de la guerre en Europe.

Ce film de 1916, relativement luxueux, participe encore d'une certaine tradition misérabiliste de l'époque précédente, notamment dans la représentation des bas-fonds. Le fonds d'archives de la Cinémathèque française comprend le continuity script du film et la comparaison montre qu'après la rédaction finale, des simplifications sont intervenues pour rendre l'histoire encore plus resserrée (dans le continuity script, la jeune femme appartient à la noblesse provinciale bonapartiste, alors que dans le film, elle est n'est que la fille d'un juge rigoureux).