La méthode Pimenoff : La trahison de Paris ?

À la sortie du film, le public semble apprécier ces caractéristiques visuelles. Les critiques de cinéma sont eux plus sévères. S'ils saluent à l'unanimité la fidélité au texte du Victor Hugo, c'est la mise en scène qui déçoit. Ils citent notamment comme référence la version de Raymond Bernard (1933). Pourtant cette version a été celle de référence pour Le Chanois dont il en « admire la ferveur, la qualité et l'esprit »1 et à laquelle il a participé en tant qu'assistant et dont certaines reprises et les influences sont explicites, comme dans les plans observant la foule devenue incontrôlable. D'après la critique, les grands défauts du film se résument à quatre : n'être qu'une illustration du livre au point d'être trop proche du dessin au détriment de l'action ; avoir trahi Paris par des décors en studio et de surcroît allemands, être complaisant avec les révolutionnaires et enfin la durée (4 heures), jugée trop longue. Dans Le Monde, on peut lire que : « ce n'est pas du cinéma, au sens où nous entendons ordinairement ce mot, mais de l'illustration cinématographique [mais] il serait trop facile de se moquer d'un film qui n'est et ne veut être qu'une adaptation imagée de ce livre »2.

Dans Radio cinéma et télévision on estime que : « Le film de Jean-Paul Le Chanois n'est pas délirant. Il est même sage (…) Ni franchement mélo, ni imagerie d'Epinal, ni pamphlet, cette nouvelle version des “Misérables” a tantôt le trait épais des bandes dessinées, tantôt le fin tracé des imageries romantiques »3. Claude Mauriac dans Le Figaro littéraire d'avril 1958, parle de « trahison de Paris », en raison du fait qu'on aurait pu tourner le film en décors réels : « Il paraît qu'on n'aurait pas pu tourner en décors réels : ce n'est pas si sûr, certaines des rues nommées par Hugo existent encore. Et il y a de toute façon dans Paris maintes anciennes façades, maintes vagues subsistances de vieux toits ». Mauriac finit par évoquer Berlin-Est, où a été tournée une adaptation d'un monument de la littérature française. Photo 31, Photo 32, Photo 33, Photo 34, Photo 35 Comme en témoigne la correspondance de Le Chanois, celui-ci a dû défendre ce choix en justifiant des alliances économiques (accords entre Pathé et la société berlinoise Defa, qui possédait à l'époque les célèbres studios de Babelsberg4), mais aussi par des raisons pratiques - impossibilité de bloquer la circulation de Paris pendant plusieurs semaines -, tentant aussi de désavouer les insinuations politiques liées à ses sympathies avec le Parti Communiste français. Certains commentateurs - tels Charles Ford - mentionnent de plus la place selon eux trop importante donnée à l'épisode des barricades, dénonçant ainsi une complaisance politique du cinéaste avec ces événements. Rappelons enfin le contexte politique de l'époque : la guerre d'Algérie. Le film sort sur les écrans deux mois avant une grande manifestation à Paris le 28 mai 1958, rassemblant toute la gauche pour s'opposer à l'investiture du général de Gaulle.

En tout état de cause, les choix esthétiques de Le Chanois ne pouvaient pas convaincre les amateurs d'un cinéma aux formes plus épurées. Avant même le premier tour de manivelle, son projet était très personnel et pourtant si proche de l'esprit du roman au point qu'on pourrait paradoxalement remplacer le mot « film » par le mot « roman » sous la plume de Victor Hugo : « Ce ne sera pas un film historique, mais on y verra de l'histoire. Ce ne sera pas un film de reconstitution, mais on y verra le Paris d'autrefois. Ce ne sera pas un film de costumes, mais on y retrouvera une époque. Ce ne sera pas un film colorié parce que « c'est la mode », mais un film où la couleur apportera au sujet ses éléments indispensables, de même que le cinémascope lui apportera la large fenêtre par où passera le souffle de la grandeur et de la générosité »5. Et lorsque le film sort sur les écrans, en réponse aux critiques, il écrit : « je ne discute pas les appréciations des décors, leur interprétation, leur style, que j'ai voulu, avec mes collaborateurs, fidèles aux gravures et aux estampes de l'époque »6. Certains articles semblent avoir saisi tout l'enjeu de ce choix.

Dans le Combat du 17 mars, on peut lire : « Le Chanois et ses collaborateurs ont choisi la méthode la moins critiquable de toutes. (…) Ils ne tentent jamais de nous mettre dans l'action. Un commentateur file l'histoire citant le plus souvent le texte réel, ne craignant donc ni les digressions ni les descriptions. L'image montre l'essentiel, comme une belle gravure en hors-texte. Si l'on pouvait douter de ce parti pris, le travail de Pimenoff le confirmerait. Il n'essaie que rarement de construire des décors « vrais » qui fassent croire à un vrai faubourg. Il donne plutôt corps et relief à un dessin, à un lavis, à une toile, parfois à une eau-forte colorée et douceâtre, comme le jardin des amours. (…) Le Chanois n'essaie jamais de faire croire, il montre, ce qui est très différent : il trace des tableaux, il illustre ». D'autres réactions également « militantes », parmi lesquelles celle de Georges Sadoul ou des membres du Comité Central du Parti Communiste français et de Maurice Thorez lui-même7, défendent le film et mettent notamment en évidence la qualité du travail de Serge Pimenoff.

1 « Pourquoi je vais tourner les Misérables », Les Lettres françaises, Paris, 16/01/1957, p. 1.
2 Jean de Baroncelli, « Les Misérables », Le Monde, 20/03/1958.
3 « Les Misérables, l'illustration d'un chef-d'œuvre », Radio cinéma télévision, 30/03/1958.
4 Dans le fonds Jean-Paul Le Chanois, (dossier Les Misérables, Boîte 22 B 14, Archives BIFI, Cinémathèque française) plusieurs pièces sont consacrées au tournage du film dans les studios de Babelsberg.
5 Voir Fonds Le Chanois, Boîte 22 B 14, Archives BIFI, Cinémathèque française.
6 Lettre du 12 avril 1958 de Jean-Paul Le Chanois en réponse à Claude Mauriac pour son article paru dans Le Figaro. Boîte 22 B 14, Archives BIFI, Cinémathèque française.
7 Voir le dossier de presse présent dans le fonds Jean-Paul Le Chanois, dossier Les Misérables Boîte 22 B 14, Archives BIFI, Cinémathèque française.

Photo 31 Photo 32 Photo 33 Photo 34
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Photographies de décors de cinéma à Babelsberg, pour le film Les Misérables, de Jean-Paul Le Chanois (1957)
Serge Pimenoff / Collections Cinémathèque française
Photographies de décors de cinéma à Babelsberg, pour le film Les Misérables, de Jean-Paul Le Chanois (1957)
Serge Pimenoff / Collections Cinémathèque française
Photographies de décors de cinéma à Babelsberg, pour le film Les Misérables, de Jean-Paul Le Chanois (1957)
Serge Pimenoff / Collections Cinémathèque française
Photographies de décors de cinéma à Babelsberg, pour le film Les Misérables, de Jean-Paul Le Chanois (1957)
Serge Pimenoff / Collections Cinémathèque française
Photo 35      
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Photographies de décors de cinéma à Babelsberg, pour le film Les Misérables, de Jean-Paul Le Chanois (1957)
Serge Pimenoff / Collections Cinémathèque française