Projets non aboutis

La Carrière de Bénia Krik (1925)

Il s'agit là du second projet lié à l'œuvre d'Isaac Babel, plus précisément les Contes d'Odessa. L'idée avait germé dans l'esprit d'Eisenstein qu'il pourrait réaliser le film dans le port de la mer Noire, pendant qu'il tournait les « scènes méridionales » de 1905 (en l'occurrence, le soulèvement du Potemkine).

Durant l'été 1925, dans le même temps qu'il travaillait au scénario de 1905, il collaborait avec I. Babel à la rédaction de Bénia Krik.

Les archives d'Eisenstein conservent un exemplaire de ce scénario tapé à la machine et prêt à être tourné. Manquent malheureusement les brouillons du projet, qui permettraient de se faire une idée de la part respective prise par l'un et par l'autre à sa conception.

En 1926, le réalisateur ukrainien V. Vilner tourna un Bénia Krik, dans les studios de la VUFKU, d'après un scénario conçu également par I. Babel, mais il ne rencontra aucun succès.

Citation (lettre d'Eisenstein à sa mère) :

« Nemtchinovo, le 2 juillet 1925.

[...] Je tourne 1905. Je commence ces jours-ci. Juillet, à la campagne (les environs de Moscou - les grandes propriétés - et le gouv. de Tambov). Août, septembre (peut-être octobre), dans le Sud (Odessa et Sébastopol). Toute l'année sera consacrée à ce film (à rendre en août 1926). Parallèlement, je pourrais tourner Bénia Krik, d'après un scénario de Babel. (Te souviens-tu d'avoir lu ces Contes d'Odessa dans « Lef » ?). L'un et l'autre sont très intéressants. Mais la tâche est infernale. [...] ».

N. Kleiman et K Lévina, Le cuirassé Potemkine, Iskousstvo, 1969, p. 26.


Le Bazar de la luxure (1925)

La tâche est d'autant plus infernale qu'en même temps (durant l'été 1925), Eisenstein et Alexandrov travaillaient à un troisième scénario - le Bazar de la luxure -, dont l'action, composée de 9 parties, se déroulait durant la Première Guerre mondiale dans une ville de province. La « Maison Tellier » locale devenait le symbole de la vénalité des notables de la ville. Vendu à Proletkino, ce scénario n'avait guère de chance d'être un jour réalisé par Eisenstein qui l'avait écrit, dit-il, pour résoudre des problèmes d'argent.

Le document, rédigé par Alexandrov et comportant plusieurs parties de la main d'Eisenstein, est conservé dans les archives du TsGALI.

Résumé  :

La première partie se déroule à la campagne, où vient d'arriver Maria, une jeune citadine enceinte. Des paysans veulent la déshabiller et l'enduire de goudron. Elle est sauvée par le père Palladi, qui la ramène chez lui. Il l'oblige à travailler et tente de la violer. Pendant un office religieux, elle se trouve mal. Elle accouche d'un enfant mort-né sous les murs de l'église. Elle essaie de cacher le cadavre et de l'enterrer. On la voit et elle est accusée. Devant Marie qui a perdu connaissance, des jeunes paysannes défilent, en partance vers la ville. Carton : « La ville attendait de nouveaux cadavres. »

Dans le village, le Grand-Guignol érotique continue. On entraîne Maria, toujours inconsciente, dans la forêt où un voyageur tente de la violer. Un héros positif, Taras, la sauve, mais le voyageur menace le couple avec un bâton. La jeune fille se jette à l'eau. Fin de la première partie.

Suite. Les aventures d'une riche propriétaire, Mme Samborskaïa, accompagnée de ses laquais et de ses cochers.

Suite. Un marchant ruiné, Zasykhine, et son intendant fortuné, Florence. Fornications et soûleries dans les bordels.

Scènes de genre dans une maison de tolérance : une femme de chambre séduit un mineur. Ils sont surpris par les parents. Un sergent de ville se paye « en nature » sur une fille, etc.

Arrive la Première Guerre mondiale : mobilisation, hôpitaux. Carton : « la guerre exigeait toujours de la chair à canon. »

Scènes finales : au front. Un endroit stratégique - un moulin. Les positions russes et les positions allemandes : on se bat pour y installer « la maison Philippova » (c'est-à-dire le bordel militaire de campagne). Les Allemands finissent par emporter la position à la baïonnette.

Citation :

« À Nemtchinovka, dans le même immeuble où, au dernier étage, Agadjanova et moi travaillions sur le scénario de 1905, je travaillais en bas, avec Babel sur le scénario de... Bénia Krik. [...] Pourquoi Bénia Krik ? Mon entreprenant directeur Kaptchinski 1 [Mikhaïl Kaptchinski fut directeur des studios moscovites de Goskino, avant de travailler en Ukraine aux studios de la VUFKU] supposait qu'en travaillant à Odessa sur les épisodes méridionaux de l'Année 1905, je pourrais entre temps tourner... Bénia Krik.

Et dans une petite tonnelle d'angle, on buvait de la Zoubrovka avec Casimir Malévitch, qui venait d'arriver de la ville. [...] C'est là aussi que j'ai bâclé le Bazar de la luxure, que j'ai « fourgué » à Proletkino sous le pseudonyme de... Taras Nemtchinov. Nemtchinov, on comprend [Cf. le nom du lieu de résidence d'Eisenstein]. Mais Taras ? Pour protester contre le fait que Grichka [Alexandrov-E.S.], qui venait d'avoir un fils, l'avait appelé Douglas. »

Zweig-Babel-Toller-Meyer[hold]- Freud, Œuvres choisies, Iskousstvo, vol. 1, pp. 420-421.

Bibliographie :

FILEVSKI, B. « Le Bazar de la luxure : scénario en 9 parties de Taras Nemtchinov, S. Eisenstein, G. Alexandrov », Novoie Literaturnoie Obozrenie, 1993, n° 4, pp. 5-24.


Zhung-kuo (1926)

Il est vraisemblable que c'est à Sergueï Trétiakov que l'on doit l'idée d'un film sur le mouvement révolutionnaire chinois. Eisenstein et lui avaient collaboré et s'étaient liés d'amitié au théâtre du Proletkult. En 1924-1925, Trétiakov enseignait la littérature russe classique et contemporaine à l'université de Pékin. Rentré en URSS, il écrit Hurle, Chine !, une pièce mise en scène par un ami d'Eisenstein - Vassili Fédorov - selon les recommandations du maître lui-même, V. Meyerhold (la première eut lieu le 23 janvier 1926, pratiquement en même temps que la première du Potemkine). Quelque temps après, Eisenstein et lui proposent à Goskino d'organiser une expédition en Chine. Sortant de deux films sur l'histoire de la révolution russe, il souhaitait confronter son expérience à des événements directement contemporains. « Lorsque nous eûmes terminé le Cuirassé Potemkine, deux questions brûlantes se posèrent à nous : les événements de Canton ou la campagne soviétique ? » (Rabotchaïa Moskva, 22 février 1929).

Eisenstein va résoudre ce dilemme avec le livret d'un film en trois parties, dont on doit l'essentiel de la trame à Trétiakov, intitulé Zhung-kuo (ce qui signifie Chine en chinois) : 1. « le péril jaune » (l'histoire d'un batelier et de sa fille vendue dans une maison publique, sur fond d'une Chine doublement victime de l'impérialisme et des rivalités entre généraux de guerre. Le batelier devient soldat, puis bandit ; la jeune fille passe de la « maison de thé » dans le lit de l'empereur Pou Yi) ; 2. « l'express bleu » (la Chine cesse de redouter les étrangers et commence à leur porter des coups ; l'attaque d'un train rempli d'Européens sur la ligne Shangai-Tientsin) ; 3. « la Chine hurle » (la Chine s'organise pour lutter contre l'impérialisme ; le soulèvement des ouvriers de Shangaï et de Canton contre les « tigres de papier » et l'intervention de l'escadre anglaise).

Le projet ne fut pas mené à bien pour au moins deux raisons : la complexité d'organisation d'une telle expédition (et son coût en devises!) ainsi que les bouleversements politiques intervenus entre-temps en Chine.

On peut également penser que le côté « aventures exotiques » du projet ne correspond pas à ce qu'Eisenstein pensait à la même époque : « Longtemps avant la sortie de la Grève, nous opposant à l'individualisme de l'Occident nous écrivions [...]: a) à bas les personnages individuels (les héros coupés des masses), b) à bas la chaîne individuelle des événements (l'intrigue-la fable). » (« Béla oublie les ciseaux », Kino Gazeta, 10 août 1926).

Il n'en reste pas moins que ce projet est à l'origine de deux autres films soviétiques : en 1928, le Document de Shangai (de Yakov Bliokh, qui était par ailleurs le directeur du studio de Goskino où Eisenstein avait réalisé le Potemkine), et, en 1929 l'Express bleu d'Ilya Trauberg (qui avait été son assistant sur Octobre).

Au bout du compte, Eisenstein, sur la sollicitation de G. Alexandrov, va se tourner vers la seconde éventualité initialement envisagée : cela donnera la Ligne générale.

Bibliographie :

TRETIAKOV, Sergueï, « La Chine au cinéma », Sovietskoïe Kino, 1927, n° 5-6.

KRASSOVSKI,Youri, « Un projet inabouti », Iz Istorii Kino, 1962, n° 5, pp. 107-119.


La Maison de verre (1927-1930)

L'idée de ce film, qui se déroule dans un gratte-ciel en verre, est venue à Eisenstein à l'occasion de son séjour à Berlin, en avril 1926, pendant que Trétiakov peaufinait le projet sur la Chine. Quelques mois plus tard, dans une note datée du 13 janvier 1927, il écrit : « Songé aujourd'hui - il faut réaliser un film « américain » avec Sinclair. La Maison de verre [...] Un gratte-ciel en verre. Regarder l'Amérique à travers une vitre. Ironiquement, comme A. France ». De janvier à février 1927, Eisenstein rédige plusieurs états du scénario et dessine pas mal en vue de donner à son projet le ton de « la farce, de la bouffonnerie, du grotesque et de la tragédie cauchemardesque ». Le film avait vocation d'être une « anti-utopie » sur la solitude de l'homme dans une société capitaliste envahie par la technique.

Il semble faux, ainsi qu'on peut le lire ici ou là, qu'Eisenstein ait eu l'intention de porter à l'écran le roman de E. Zamiatine - Nous.

Durant l'été 1930, il noue des contacts avec la Paramount, à qui il propose ce projet, ainsi qu'avec plusieurs manufactures de Pittsburg spécialisées dans la fabrication du verre, en vue de concevoir les décors. Mais il n'obtient aucun soutien, pas plus auprès des producteurs hollywoodiens que de ses amis américains. Ivor Montagu, en particulier, décline toute offre de collaboration.

Citation :

« L'idée, telle que Sergueï Eisenstein la concevait, était la suivante : les hommes vivent, travaillent, passent la totalité de leur existence dans une maison de verre. Installés dans cet immense bâtiment, on peut voir tout ce qui nous entoure : vers le haut, le bas, les côtés, en face, dans toutes les directions, dès lors que quelque tapis, table, tableau ou quoi que ce soit d'autre ne vient gêner la visibilité.

J'ai dit qu'on pouvait voir, mais en fait, les hommes ne voient rien, en ce sens que jamais l'idée ne leur passe par la tête de regarder. La caméra peut les montrer sous tous les angles, et on imagine immédiatement toute la richesse et toute la diversité des points de vue possibles dans semblable décor. Et, soudain, survient un événement qui les oblige à ouvrir les yeux, à prendre conscience qu'ils sont à découvert. Ils en deviennent cachottiers, soupçonneux, curieux, effrayés.

Vous me direz que c'est du fantastique, que c'est même stupide. Mais Eisenstein envisageait la chose très différemment. Pour lui, il n'y avait là rien de fantastique. Il souhaitait incarner son idée dans une forme vivante résolument ordinaire. Cela devait être une histoire sérieuse, profondément terre à terre. Patiemment, il expliquait que de telles maisons existaient déjà (ou presque) dans notre civilisation contemporaine. »

MONTAGU, Ivor, Eisenstein dans le souvenir de ses contemporains, Moscou, 1974, p. 234.

Bibliographie :

MONTAGU, Ivor, With Eisenstein in Hollywood, Berlin/DDR, 1967, pp. 102-105.

KLEIMAN, Naoum Iskousstvo Kino, février-mars 1979, nn° 2-3. Publication du scénario et de commentaires.

Filmcritica, novembre-décembre 1979, n° 300, pp. 441-456.

ALBERA, François, « Glass House d'Eisenstein : notes pour un film », Faces. Journal d'architectures, (Genève), été 1992, n° 24, pp. 42-52.

BULGAKOWA, Oksana, S. Eisenstein - drei Utopien. Architekturentwürfe zur Filmtheorie, Berlin, Potemkin Press, 1996.


Le Capital (1927-1928)

Pendant les mois où Eisenstein travaille sur Octobre, l'idée lui vient d'expérimenter un type particulier de montage, fondé sur ce qu'il appelle des « attractions intellectuelles ». On trouve dans son film plusieurs épisodes qui témoignent de ses recherches : « L'offensive de Kornilov », « Les mencheviks au Second Congrès des soviets », par exemple.

Le 12 octobre 1927, il fait une première allusion à un projet global, destiné à développer cette procédure nouvelle : « Décidé tourner le Capital d'après un scénario de K. Marx - unique issue formelle. » Il la précise en mars 1928, dans un article célèbre (« Notre Octobre. Au-delà du joué et du non-joué »). Il s'assure la collaboration de l'historien A. Efimov, qui lui sert de caution. Celui-ci va bientôt proposer à la direction de Sovkino un projet de film sur Le Capital, qui se révèle suffisamment abstrait, vague et dépourvu de toute solution cinématographique pour qu'Eisenstein le récuse. Il va lui-même prendre l'affaire en main et rassembler la documentation dont il a besoin. On pourra apprécier dans ses « Notes sur Le Capital » (Cf. B. Amengual, Que Viva Eisenstein, pp. 593-605 [sous le titre « Comment porter à l'écran Le Capital de Karl Marx »] l'évolution de son projet (les notes s'arrêtent le 22 avril 1928) et l'idée qu'il se fait de sa conception.

Le tournage de la Ligne générale va pourtant bientôt occuper tout son temps, même s'il envisage de revenir au Capital lorsqu'il en aura terminé avec son « film rural ». Dans une enquête datée du 7 décembre 1932 (Cf. « Que m'a apporté V.I. Lénine »), Eisenstein évoque le projet d' « un film sur la méthode dialectique » et il ajoute : « Au préalable, une série d'études indispensables permettant d'accéder à ce "Magnitogorsk" de la cinématographie, mais, à ce propos, des instructions personnelles du camarade Staline [à l'occasion d'un entretien qu'il avait eu avec lui, en compagnie d'Alexandrov, au printemps 1929] relatives à des tâches plus urgentes m'avaient obligé à suspendre l'accomplissement de ce projet. » En fait, Eisenstein dira plus tard au critique M. Bleiman que la réaction de Staline à l'annonce de son projet sur Le Capital avait été bien plus brutale : « Il a perdu l'esprit ! ».


M. M. fait du commerce (1928)

Il s'agit d'un projet de comédie sur les « nepmen » dont Eisenstein devait confier le rôle principal à son ami Maxime Strauch. Leur vieille collaboration (au théâtre du Proletkult et sur le tournage des films précédents, le second comme assistant du premier) devait se poursuivre ici, Strauch devenant réalisateur et Eisenstein directeur artistique de la production et coauteur du scénario. Restent dans les archives des notes et des dessins pour un projet dont on retrouvera la trace dans les traits de caractère du personnage central d'une comédie future, elle aussi inaboutie, « M.M.M. ».

Bibliographie :

Eisenstein dans le souvenir de ses contemporains, Iskousstvo, 1973, pp. 69-70. Souvenirs de M. Strauch.


La route de Buenos Ayres (1929)

L'un des premiers projets d'Eisenstein, à l'occasion de son voyage hors d'URSS, fut de réaliser un film d'après un livre-reportage d'Albert Londres - La Route de Buenos Ayres (1927). Jay Leyda affirme qu'il avait déjà commencé à travailller le scénario avec Ivor Montagu, avant de le proposer à une maison de production française. Les discussions n'allèrent pas très loin devant la volonté de la firme d'imposer ses interprètes. Dans son livre With Eisenstein in Hollywood, Ivor Montagu confirme le projet mais n'évoque pas de travaux concrets.

De son côté, M. Seton prétend qu'Eisenstein fit part de ses intentions à J.-G. Auriol, que le projet fut proposé à La Société générale du film (qui venait de produire la Passion de Jeanne d'Arc de Dreyer).

Malheureusement, les archives d'Eisenstein ne révèlent aucun texte qui se rapporte à cette idée. On trouve dans un article de souvenirs la seule allusion à cette œuvre, et elle est loin d'être concluante : « Demandez-moi, sous la foi du serment, auquel de mes deux livres préférés appartient ce titre : La route de Buenos Ayres. Est-ce la suite de l'Anatole France en robe de chambre de Brousson ou bien le recueil d'essais d'Albert Londres sur la traite des Blanches ? » (Mémoires, vol. 2, p. 78).


Zaharoff L'Homme de l'ombre (1929)

Dans sa Préface aux œuvres non réalisées, rédigée en 1933, Eisenstein déclare que, lors de sa présence en Europe occidentale, on lui a proposé de réaliser quelque chose à l'intention de « milieux qui avaient des intérêts » dans l'affaiblissement de sir Basil Zaharov, « roi du pétrole » et marchand d'armes. Même abandonné, ce projet ne fait pas partie de ce qu'il appelle ailleurs des « propositions météoriques ». On retrouvera bientôt ce douteux personnage d'aventurier de la finance dans un autre projet inabouti, le Crépuscule des dieux (cf. plus loin).


Tempête sur La Sarraz (1929)

En septembre 1929, Eisenstein, Alexandrov et Tissé sont invités en Suisse, au Congrès de la Cinématographie Indépendante, qui se déroule dans la villa d'une mécène millionaire - Hélène de Mandrot. Pour faire plaisir à leur hôte, il organise la réalisation d'une pochade en forme de court métrage : le Combat de la cinématographie indépendante contre le commerce. On trouvera au générique nombre de ceux qui participaient au Congrès : Jeanine Bouissounouse, Bela Balazs, Hans Richter, Léon Moussinac, Walter Ruttman, Jean-Georges Auriol, Ivor Montagu.

Citation :

« Eisenstein avait suffisamment de tact diplomatique pour ne pas s'introniser lui-même réalisateur. C'est Richter qui fut nommé à ce poste. Les opérateurs étaient Tissé - qui était évidemment venu avec sa caméra - et Ruttman. Gricha [Alexandrov - E.S.] était l'homme de confiance, maître à toutes mains. Sergueï Mikhaïlovitch était sur tous les fronts et, bientôt, il remplit les fonctions d'accessoiriste.

Chacun eut son rôle, dramatique ou technique. Janine Bouissounouse - qui était notre hôte et la muse-inspiratrice d'Aron - interpréta l'Âme du cinéma, drapée dans des toilettes ruisselantes de couleur crème, agrémentées d'une manière d'énorme bustier fait de boîtes de pellicule vides. Elle se languissait, recluse dans le grenier de la plus haute tour. Le profil de Jack Isaacs lui assurait d'office le rôle de gardien - l'Esprit du commerce. Rituellement engoncé de la tête aux pieds dans une armure, il jetait des regards provocants à travers sa visière sur les importuns qui passaient en bas. Dans les rangs des libérateurs en marche, on pouvait voir des armes de tous les temps et de toutes les époques. À leur tête - Moussinac - un personnage de haute taille, avec des moustaches noires et de grandes bottes en cuir, une bandoulière en travers des épaules et un chapeau à la d'Artagnan orné d'une plume. L'ensemble laissait une impression de chaos. En qualité d'assistant de Richter, j'éprouvais la totale satisfaction de celui qui laisse les événements aller leur cours naturel. »

MONTAGU, Ivor, Eisenstein dans le souvenir de ses contemporains, Iskousstvo, 1974, p. 220-221.


Frauennot-Frauenglück (1929)

Une clinique de Zurich propose ensuite à Eisenstein de tourner un film de vulgarisation scientifique sur l'hygiène des femmes enceintes et les naissances avant terme. Comme le film est muet et que son intérêt se porte désormais prioritairement vers les problèmes du cinéma sonore, il confie le projet à E. Tissé. Celui-ci en tirera, outre quelque argent, un film (mi-fiction, mi-vulgarisation) intitulé Bonheur féminin, Malheur féminin, qui sortira en Suisse en 1929 et connaîtra une large diffusion dans les milieux médicaux.

Bibliographie :

ALBERA, François, « Eisenstein en Suisse : premiers matériaux », Travelling (Lausanne). Documents de la Cinémathèque suisse, hiver 1976, n° 48, pp. 89-119.

GEREB, Anna, « Le bonheur féminin », Kinovedtcheskie Zapiski, 1995, n° 27, pp. 72-75.


« Projets météoriques » (1929-1930)

Dans sa Préface aux œuvres non réalisées, qui date de 1933, Eisenstein énumère quelques-uns de ces « brillants météores » que furent les multiples propositions inabouties, qui lui ont été faites durant son séjour européen :

1. Un projet sur Simon Bolivar. Eisenstein est invité au Venezuela pour réaliser un film jubilaire à la gloire du libérateur de l'Amérique du Sud.

Ses archives conservent le scénario d'un projet, qui lui est soumis par les productions Marcus le 21 mars 1930, afin qu'il le lise avant d'éventuelles négociations.

L'action se déroule dans le premier tiers du XIXe siècle. Outre Bolivar, on trouve le président du Venezuela, Gomèz, pas mal de généraux aux noms espagnols, Mme de Staël et Mme de Récamier, Eugénie de Beauharnais, Humboldt et quelques autres personnalités historiques. L'affaire se termine à Paris en 1830, sur les barricades.

La destinée des discussions sur ce film à costumes reste inconnue.

2. Un film sur l'Afrique. À Londres, par l'intermédiaire de John Grierson, la Direction de l'administration coloniale de l'Empire britannique l'invite à réaliser un film sur l'Afrique. Seule contrainte : montrer que le pouvoir de l'Angleterre « contribue au développement culturel et au bien être des Noirs. Grierson a assez de tact pour ne pas me transmettre cette proposition ».

3. Un film publicitaire pour Nestlé. Le responsable de la publicité de la firme suisse lui propose de réaliser un film intitulé Nestlé : le tour du monde. Sujet : « Celui qui vous plaira, ou pas de sujet du tout. Une condition impérative : montrer que les enfants africains, indiens, japonais, australiens, groenlandais, etc., buvaient le lait concentré de la firme Nestlé. Nous ne fûmes pas d'accord, me semble-t-il, sur le montant... des indemnités de déplacement. »

4. Un film sur la Belgique. Le gouvernement belge lui propose de réaliser un film pour célébrer le centième anniversaire du pays. La proposition lui a été transmise par l'intermédiaire de la représentation commerciale soviétique à Paris.

5. Don Quichotte de la Manche. La proposition aurait été transmise secrètement par Chaliapine. Mais, en l'absence de tout financement, le projet ne sera mené à bien qu'en 1933 par G. W. Pabst.

6. Yvette Guilbert aurait proposé à Eisenstein de réaliser un film sur la Grande Catherine, dont elle aurait assuré le rôle titre.

7. Le petit soldat en chocolat. Bernard Shaw aurait « permis » à Eisenstein de réaliser un film à partir de sa pièce. Ils en évoquent la possibilité à l'occasion de rencontres à Londres, au domicile du dramaturge. Alors même qu'Eisenstein est en route pour les États-Unis, il va jusqu'à lui radiographier ses conditions : l'intégrité de son texte sera respectée. Sans doute faut-il voir là le résultat de leurs discussions londoniennes : les conceptions du réalisateur relatives à l'usage du son et de la parole avaient dû quelque peu inquiéter Shaw.

8. « Le premier thème qui me fut proposé à Hollywood fut le Martyre des pères-missionnaires de la Compagnie de Jésus par les Peaux-Rouges d'Amérique du Nord, les derniers, le Juif Süss, et Après de Remarque. L'affaire en resta au stade de la conversation. De même qu'avec Grand Hôtel et la Vie de Zola, pour lesquels j'avais déjà été engagé par la Paramount dès la signature du contrat à Paris. »

Courant avril 1930, Eisenstein avait rencontré à Paris Jesse Lasky, l'un des dirigeants de la Paramount. Celui-ci multiplia les propositions. Entre autres, les discussions portèrent sur l'adaptation d'une pièce, le Procès de Zola, de deux auteurs allemands assez populaires à l'époque (Herald et Herzog). « C'était le moment où, sur ce thème, j'étais tout feu tout flamme. Pour moi, "mon" approche de ce thème était claire : je voulais, sous l'impression encore vive de mon épopée, en finir avec la France réactionnaire. Opérer une coupe longitudinale à travers les mille-feuilles de la réaction française, en mêlant les prototypes des personnages des romans de Zola avec mes propres impressions vivantes, et monter une lutte de masse gigantesque autour du procès de mon romancier favori. Et, au milieu de l'affaire, régler quelques comptes personnels... » C'est William Dieterle qui hérita du projet et tourna une Vie d'Emile Zola en 1937.

Outre les thèmes déjà évoquées, les conversations avec Jesse Lasky portèrent sur la Guerre des mondes d'après Wells (l'écrivain était d'accord, mais la Paramount jugea le projet trop cher), et sur l'Homme que j'ai tué, qui sera finalement confié à Lubitsch et qui sortira sous le titre de Broken Lullaby.

9. « Lorsque, bien plus tard, je suis assis entre deux chaises à la frontière de Nuevo Laredo, entre le Mexique et les États-Unis d'Amérique, je reçois la proposition de filmer l'histoire... de l'état du Texas, avec l'assurance que les propriétaires des ranchos de l'endroit mettront à ma disposition autant de chevaux que je veux... »

10. Les propositions de la Paramount se multiplient aux États-Unis. Les titres d'une vingtaine de romans et de noms de personnalités sont avancés : une biographie de John Brown, une autre d'Al Capone, la Révolte des anges d'Anatole France, les Voyages de Gulliver de Swift, RUR de K. Capek, Le tunnel de Kellerman, Deux sœurs de Zweig, Germinal de Zola, Kim de Kipling, Manhattan Transfert de Dos Passos.

11. Le Torrent de fer d'après Alexandre Sérafimovitch. Les archives Eisenstein conservent un télégramme adressé en anglais à Sovkino : « 10 juillet 1930 - Hollywood. Sur le principe, Paramount sympathise avec idée collaboration. Cela dépend des sujets. Prie expédier livre et scénario Torrent de fer. Salutations. Eisenstein. » La demande est satisfaite le 21 juillet. Sans suite de la part de la firme américaine.


Romance sentimentale (1930)

En janvier 1930, pendant qu'Eisenstein faisait des conférences à Londres, Alexandrov fit la connaissance à Paris d'une certaine Mara Giry, russe émigrée, entretenue par un millionnaire, le « roi de la perle » Léonard Rosenthal. Celui-ci l'aurait trouvée sans connaissance et mourant de faim devant la porte de son hôtel particulier à Paris. Prétendument danseuse et chanteuse, elle rêvait de faire du cinéma. Après avoir soutiré à son amant les moyens de tourner un court métrage sonore, elle propose à Eisenstein de le réaliser. « Il faut bien vivre ?! » Ce sera un travail dont se chargeront surtout Alexandrov et Tissé.

Le résultat montre Mara Giry interprétant une pseudo-romance tsigane, arrangée par Alexandre Arkhangelski : « La nuit, parfois, le vent d'automne pousse ses gémissements plaintifs et sanglote. » Tissé filme la belle chanteuse tantôt accoudée à un piano noir, tantôt à un piano blanc. Alexandrov monte les images et en profite pour y glisser des tourbillons de nuages, des vagues en furie, des arbres couchés sous la fureur du vent et des sculptures de Rodin prises sous différents cadrages et avec des éclairages savants.

La Cinémathèque française conserve une copie de cette Romance sentimentale attribuée, un peu rapidement, à Eisenstein et Alexandrov. Marie Seton donne sans doute l'explication la plus plausible de cette paternité abusive : « Alexandrov écrivit que les producteurs de Romance sentimentale refusaient de lui verser son dû si le nom d'Eisenstein ne figurait pas au générique. Sergueï Mikhaïlovitch [...] télégraphia son accord, sans s'arrêter au dommage qu'en pourrait subir sa réputation. »

De fait, Eisenstein et Tissé avaient quitté la France le 8 mai 1930, à destination des États-Unis, en laissant Alexandrov terminer son film.

Citation :

« Oh ! Je viens d'oublier Romance !... Vous savez bien qu'il n'y a pas beaucoup (pour ne pas dire plus) de moi là-dedans - excepté les principes et possibilités d'application du son qui y sont popularisés et je crois à ce point que le film semble plaire au public payant. Probablement il y a aussi une grande influence personnelle, mais vous pouvez être sûr que mon "âme" n'est pas avec la belle Mara Giry... »

Lettre d'Eisenstein à Léon Moussinac (12 septembre 1930), Eisenstein, Paris, 1964, p. 64.

Bibliographie :

EISENSTEIN, Sergueï, Mémoires, vol. 1, U.G.E., « Tracasseries », pp. 330-332.

SETON, M, Eisenstein, Seuil, pp. 162, 169, 170, 177, 178, 235.

MARTIN, M. « Eisenstein, une romance inachevée », Écran, avril 1976, n° 46.


L'or de Sutter (Sutter's Gold, 1930)

Les archives d'Eisenstein contiennent deux feuillets en allemand (le projet a été envisagé à Berlin), tapés à la machine, et titrés « Le démon doré », d'après B. Cendrars (l'Or) et S. Zweig (la Découverte de l'Eldorado, qui semble un résumé du premier).

Installé aux États-Unis, c'est Eisenstein qui proposa (et qui obtint l'accord de la Paramount) de porter à l'écran la destinée de l'aventurier suisse Johann August Sutter, l'un des hommes les plus riches d'Amérique, ruiné par la « fièvre de l'or » de 1848-1849.

Un scénario est écrit en juillet-août 1930 par lui-même, assisté d'Alexandrov et d'Ivor Montagu. Les studios refusèrent le scénario, en dépit de son état d'avancement, au motif vraisemblable qu'il tirait les péripéties historiques du côté de l'analyse de la société américaine. (Le scénario est conservé dans les archives d'Eisenstein, avec nombre de dessins ; il est accompagné de remarques sur le développement asynchronique du son).

Ivor Montagu nous apprend que le compositeur Alexander Goehr utilisera le résultat de ce travail pour composer une cantate qui sera interprétée en 1961 pour le Leeds Triennial.

Citation :

« 30 septembre 1930. Paris.

Cher Ami !
Je vous remercie infiniment pour votre lettre et pour les efforts que vous avez déployés en vue de porter l'Or à l'écran.
Rien de ce que vous dites ne m'étonne.
Si vous m'aviez parlé de ce projet lorsque nous soupions ensemble à Paris, je vous aurais fait savoir les difficultés que j'ai rencontrées pour vendre cette œuvre en Amérique, ainsi que toutes les remarques absurdes que les Américains ont faites pour ne pas le réaliser.
Je suis sûr qu'en fin de compte, c'est encore ce qui va se passer. Quoi qu'il en soit, je vous remercie pour vos bonnes intentions. Une tragédie américaine constitue un excellent matériau, et je suis sûr que vous en ferez quelque chose d'exceptionnel.
Je vous souhaite bien du courage. Ici, où vous avez de nombreux amis, vous êtes toujours un hôte apprécié.
Merci pour les photographies, elles sont amusantes.
Je vous serre la main.
Blaise Cendrars. »

Inostrannaïa Literatoura (en russe), 1957, n° 1, p. 247.

Bibliographie :

YOURENEV, Rostislav, Sergueï Eisenstein (1930-1948), Iskousstvo, 1988, pp. 15-21.

RICHARDSON, William, « Eisenstein en Californie », California History, 1990, n°111. [Sous le titre « Eisenstein and California - The Sutter's gold episode »], Iskousstvo Kino, juillet 1993, n° 7, pp. 127-130.


Une tragédie américaine (An American Tragedy, 1930)

En 1925, la Paramount avait acquis les droits du roman de T. Dreiser pour la somme de 150 000 $. Après une tentative infructueuse auprès de David Griffith, la firme propose à Eisenstein, Alexandrov et Montagu de travailler sur un scénario.

Ils vont essayer d'expérimenter au cinéma le procédé du « monologue intérieur », emprunté à l'Ulysse de Joyce (Par parenthèse, rien n'indique qu'Eisenstein ait jamais eu l'intention de réaliser Ulysse, sinon les affirmations de M. Seton et cette déclaration de Joyce lui-même dans la revue Transition de son ami Jolas : « Si un jour Ulysse devait être porté à l'écran, ce travail devrait être confié à Walter Ruttman ou à Sergueï Eisenstein. » Il se contente d'analyser ce qui, chez Joyce, relève de la « cinémato-graphicité » (mais cette approche vaut également pour d'autres : Dostoïevski, Tolstoï, Zola, etc.).)

Par rapport au roman, le scénario se distingue par un évident traitement social du sujet : il remet nettement en cause l'idéal de réussite sociale à l'américaine. Comme le remarque l'un des patrons de la Paramount : « Votre scénario est un monstrueux défi à la société américaine. » Le scénario n'est pas accepté. Restent, dans les archives d'Eisenstein, des esquisses de mise en scène et, comme toujours, des dessins préparatoires.

En 1932, Sternberg portera le roman à l'écran. Dreiser intentera un procès à la Paramount au motif que le film dénature son œuvre. Il le perdra.

Bibliographie :

EISENSTEIN, S. M. Œuvres choisies, Iskousstvo, Servez-vous !, vol. 2, pp. 60-80.

S.M. EISENSTEIN, Réflexions d'un cinéaste, Ed. du Progrès, 1958, Une tragédie américaine, pp. 117-127 [traduction partielle de la précédente référence].

On trouvera d'importants extraits du scénario (en particulier les scènes du monologue intérieur de Clyde) dans YOURENEV, R, Sergueï Eisenstein(1930-1948), Iskousstvo, 1988, pp. 26-28.


Majesté noire (Black Majesty, 1930-1931)

Durant les discussions qu'il a avec les dirigeants de la Paramount, Eisenstein va faire plusieurs propositions, qui n'auront aucun succès. Entre autres Black Majesty, d'après le roman de John Vandercook.

Il s'agit de la tragédie d'un homme - le général (plus tard, empereur) Henri-Christophe - qui trahit les idéaux de la révolution qui l'a porté au pouvoir. Si l'on ajoute qu'il envisageait de confier son rôle au chanteur noir Paul Robeson, par ailleurs membre du parti communiste américain, on imagine volontiers les réactions des dirigeants de la Paramount.

Il reste une quarantaine de dessins réalisés en mars 1931 à Merida, à la frontière mexicaine, et se rapportant à ce projet.


Le Crépuscule des Dieux (1930-1932)

Bien que les archives d'Eisenstein ne recèlent aucune trace de ce projet, il n'en a pas moins été bien réel. Il reprend quelques-uns des résultats auxquels il était parvenu avec un personnage controversé - Basil Zaharov, « l'homme de l'ombre ». Il leur associe les traits d'un autre chevalier d'industrie - Ivar Kreuger, « le roi de l'allumette suédoise ».

De passage à Berlin, à son retour des Etats-Unis, il déclare à Lotte Eisner : « Le film devait montrer le déclin de la société capitaliste et je proposais de le réaliser à partir des histoires qui couraient alors sur la disparition du « roi de l'allumette » Ivar Kreuger, du financier Loewenstein qui venait de se jeter d'un avion en vol, et de quelques autres catastrophes à sensation dont les victimes étaient des représentants du grand capital. Le titre le Crépuscule des dieux me semblait alors ironique. »

Eisenstein évoque par ailleurs, dans Régissoura, « les personnalités suspectes de Sir Basil Zaharov, de Loewenstein, qui venait de mourir, mystérieusement tombé d'un aéroplane, et d'Ivar Kreuger, qui n'en était pas encore à prévoir sa fin tragique - une manière de « crépuscule des dieux », de titans de la finance pris dans les contradictions de la crise mondiale, au milieu du café qu'on brûle, de la surproduction d'automobiles et de coton, et de la faim de millions d'individus ».

Bibliographie :

Entretien S. Eisenstein / L. Eisner, Film-Kurier, 28 avril 1932.


Le Plan quinquennal (1930-1932)

Dans une lettre écrite des États-Unis et adressée à l'Institut du cinéma (G.I.K.), Eisenstein ébauche le protocole d'un projet de film qui présente toutes les apparences du documentaire : « Mes affaires s'arrangent de telle manière qu'il va être désormais possible à notre groupe de rester quelque temps encore aux USA. En ce qui concerne notre futur projet de film relatif au Plan quinquennal, nous allons exploiter notre voyage à travers le pays en guise de repérage, pour montrer cinématographiquement et concrètement ce système social qui s'oppose au nôtre. » Il n'y a trace nulle part de plans documentaires qui auraient jamais été enregistrés.

Ce projet trouve sa place entre la rupture des négociations avec la Paramount et le début de l'aventure mexicaine.

À son retour des États-Unis, Eisenstein confie à Lotte Eisner, dans un entretien accordé au printemps 1932, l'idée d'un film qu'il comptait entreprendre en URSS et qui aurait pour objectif de présenter toutes les régions du pays, « surtout les coins les plus reculés et les plus méconnus ».

Bibliographie :

Entretien S. Eisenstein / L. Eisner, Film-Kurier, 28 avril 1932.


Le Consul noir (1932)

Eisenstein reviendra sur le « projet haïtien » en 1932. Le 27 mai, l'écrivain Anatoli Vinogradov lui adressait une lettre, dans laquelle il lui demandait de l'aider à porter son roman (le Consul noir) à l'écran. Il lui soumettait même un synopsis développé du futur film.

Le 23 juillet, Eisenstein signe un contrat avec Soiouzkino et Anatoli Vinogradov (Esfir Tobak, qui assistait Eisenstein sur le montage de Nevski et d'Ivan et à qui l'on doit la plus récente version de Que Viva Mexico!, affirme qu'il a, par ailleurs, manifesté l'intention de travailler sur un autre roman de Vinogradov - Paganini - dont N. Tcherkassov aurait interprété le rôle titre. Rien ne vient confirmer cette information.) Celui-ci devait lui remettre, au plus tard le 1er février 1933, un scénario intitulé le Consul noir, d'après son dernier roman. Eisenstein envisage, un temps, la possibilité de tourner à Haïti.

Lorsque le roman est publié en 1933, on peut lire sur la page de garde : « Je dédie ce livre à S. M. Eisenstein, en souvenir de nos rencontres, d'une amitié et d'un travail commun. » Sur un exemplaire conservé dans la bibliothèque d'Eisenstein, une dédicace donne peut-être la clé de l'échec du projet : « À l'auteur de la part de l'auteur. A Vinogradov. Les atermoiements de nos responsables sont prêts à exercer leur funeste influence, une seconde fois sur vous et une première sur moi. »

Contrairement à ce qui se passe souvent en pareil cas, les archives ne gardent aucune trace de dessins ou d'ébauches de scénarios. On sait néanmoins, d'après les souvenirs de son assistant (l'ancien compagnon de Kouléchov - Lev Obolenski), que les principaux rôles étaient déjà distribués : le principal acteur et metteur en scène du Théâtre juif de Moscou, Solomon Mikhoëls, aurait été Toussaint-Louverture et Paul Robeson le général Dessaline.

On trouvera le résultat de ce travail dans la mise en scène de l'« épisode Dessaline », réalisée en 1934, à l'intention des étudiants de l'Institut de Cinéma (Cf. V. Nijny, Mettre en scène, pp. 135-180).

Citation :

« Les épisodes majeurs de l'histoire de la révolution haïtienne devaient constituer plus tard le Consul noir. Initialement, ils portaient moins sur le personnage de Toussaint-Louverture que sur un autre général révolutionnaire, qui s'est retrouvé ensuite à la tête de la république haïtienne. À partir de là, son histoire prenait un air de tragédie shakespearienne : ce personnage se coupait des masses révolutionnaires haïtiennes, et la chute de cet homme, un temps dirigeant, venait de ce qu'il s'éloignait progressivement des masses révolutionnaires. Ce rôle était destiné au grand acteur noir Paul Robeson, que nous avons récemment accueilli parmi nous. »

Bibliographie :

« Le nouveau travail d'Eisenstein », Kinogazeta, 18 septembre 1932, n° 43, p. 4.

EISENSTEIN, S. M., Œuvres choisies, Iskousstvo, « Discours d'ouverture au Premier Congrès des travailleurs du cinéma » (8 janvier 1935), vol. 2, p. 101.

V. GOROKHOV, Paul Robeson, 1952, Moscou, Ed. Sovietski Pissatel.

I. MONTAGU, With Eisenstein in Hollywood, 1968, Berlin/DDR Seven Seas Publishers, pp. 110-115.


M.M.M. (1932-1933)

Le projet de réaliser une comédie naît en juillet 1932, à l'invitation de Boris Choumiatski, le responsable administratif de la cinématographie, qui souhaitait constituer un genre neuf : « la comédie à la soviétique ».

D'août 1932 à mai 1933, Eisenstein va travailler à son scénario, dont il reste plusieurs variantes, la dernière rédigée en vers qu'il qualifie lui-même de « boiteux ». Comme à l'habitude, il accompagne ses textes de dessins et d'indications de mise en scène. Pour l'occasion, le dossier comporte également des photos d'acteurs susceptibles d'interpréter les différents rôles.

Au centre de l'histoire, Maxime Maximovitch Maximov (M. Strauch), dirigeant, selon les cas, un complexe de blanchisseries ou un salon de coiffure et marié à une chanteuse de variétés (J. Glizer). Le hasard lui attribue la responsabilité d'une agence provinciale de l'Intourist où il fait merveille par sa prestance, ses excellentes manières et son zèle administratif.

Sous sa houlette, les « forces du passé » (un patriarche, un bourreau, les oiseaux légendaires Sirine et Alkonost, trois célèbres preux des chansons de geste russes, etc.) sont confrontées à trois « travailleurs de choc ». Leurs pérégrinations en tramway les mènent au marché, au stade, où il leur arrive bien des aventures.

Un contrat est signé en mars 1933 avec les studios Soiouzfilm. Le travail sur cette comédie n'ira pas plus loin. Officiellement parce qu'Eisenstein se voit confier un projet de film sur l'histoire de Moscou.

Bibliographie :

YOUTKEVITCH, Sergueï, « Dans le laboratoire du rire », Iz Istorii Kino, 1977, vol. 10, pp. 94-96.

« Trilogie composée de deux parties comiques et d'un prologue », Iz Istorii Kino, 1977, vol. 10, pp. 98-152. (Troisième variante du scénario). C'est celle-ci qui est reproduite et présentée par B. Amengual dans Archives, novembre-décembre 1988 nn° 17-18, pp. 2-27 (Institut Jean-Vigo - Cinémathèque de Toulouse).


Moscou (1933)

La lutte engagée par les autorités contre l'école historique dirigée par Mikhaïl Pokrovski incite la direction du cinéma à entreprendre la réalisation d'une série de films d'histoire conformes à la ligne circonstancielle du moment. Eisenstein se voit confier un projet sur l'histoire de Moscou, sous la responsabilité du Komsomol de la ville.

Commencé en juin 1933, le travail préparatoire de Moscou prend forme le 11 juillet avec la publication de l'article « Moscou à travers les âges », qui expose le projet général d'Eisenstein : « Dans notre nouveau film, nous n'insérons pas la dynamique des événements qui ont fait Moscou dans le calendrier de l'histoire de Moscou, pas plus que dans l'histoire exhaustive de la classe ouvrière et de la lutte des classes. Notre projet est de ressusciter en toile de fond « l'histoire de l'État de Russie ». » C'est effectivement de cela qu'il est question, sous la forme de l'épopée : de la naissance de la Principauté de Moscou aux temps présents, en passant par l'évocation d'Ivan le Terrible, de Pierre le Grand, de l'invasion de Napoléon et de la révolution.

Eisenstein structure son récit en cinq « grands » actes : 1. les Baskaki (militaires mongols installés en Russie aux XIIIe et XIVe siècles), 2. 1812 ; 3. 1905 ; 4. 1917, 5. 1934 (la construction du métro). Il intercale dans ce schéma quatre « petits » actes : 1. Pierre le Grand ; 2. les usines russes au XIXe siècle ; 3. les usines du plan quinquennal ; 4. un finale.

On aura reconnu la tentation épique de son premier projet Vers la dictature, dont la composition s'articulait autour de neuf temps forts. On n'est pas non plus très éloigné de Que Viva Mexico !, et de sa composition en « époques » différentes.

Le ressort de l'intrigue tourne autour de la destinée de deux frères, fondateurs de deux « dynasties » parallèles.

La collaboration de N. Zarkhi, sérieusement envisagée en vue de la réécriture du scénario, est compromise par un accident de voiture où il trouve la mort (Poudovkine était au volant).

Eisenstein va travailler sur ce projet jusqu'en septembre 1933, date à laquelle il entreprend un voyage en voiture à travers le Caucase. À son retour, il apprend que le projet est suspendu, à la suite d'une intervention directe du directeur de la cinématographie, Boris Choumiatski.

Citation :

« Cher Sergueï Mikhaïlovitch !

Je regrette beaucoup de n'avoir pas eu l'occasion de faire votre connaissance avant votre départ et de m'entretenir avec vous sur votre travail au cinéma, que j'estime au plus haut point.

J'ai cette impression, peut-être fausse, selon laquelle votre vie créatrice est influencée par les commérages et les bruits répandus par les gens de cinéma et ceux qui gravitent autour : Eisenstein « s'est tu », il ne « fait pas de nouveaux films », etc.

Il me semble que vous ne devez surtout pas vous inquiéter de cette sorte de propos, car je sais que, pendant toutes ces années, vous n'avez pas cessé vos occupations, lesquelles, chez un maître tel que vous, sont liées à une authentique recherche du nouveau. Dans ces conditions (et je ne devrais pas vous le dire), on n'a pas toujours les moyens de faire ce qu'il faut. L'important en la matière, selon moi, est de ne pas succomber à la tentation de la forme pure, dès lors qu'on procède à des expérimentations : si ça commence par des satisfactions, ça se transforme bientôt en un frein.

Actuellement, votre nouveau travail sur Moscou m'intéresse beaucoup. Je ne peux pas vous dire avec quelle joie j'y participerais, car je ne doute pas que cela m'apporterait énormément. En particulier parce que la voie qui est la mienne en littérature présente peu d'analogies avec celle que vous empruntez au cinéma. J'ai d'autant plus envie de me lier avec vous. »

Alexandre Fadéïev, lettre du 22 août 1933.

Bibliographie :

EISENSTEIN, S. Moscou à travers les âges, Au-delà des étoiles, UGE, 1974, pp. 61-67.

BULGAKOWA, Oksana, S. Eisenstein – drei Utopien. Architekturentwürfe zur Filmtheorie, Berlin, Potemkin Press, 1996.


Shah-Namé ( 1933)

Lorsqu'il apprend que les studios de Mejrabpomfilm ont en projet un film sur la Perse, Eisenstein tente de s'en faire confier la réalisation. Il avoue dans un courrier que ce pays est un sujet qui le passionne au moins autant que le Mexique, sans que l'on sache précisément s'il s'agit de la Perse antique ou contemporaine.

En août 1933, il évoque avec Vostokkino la possibilité de mettre en scène une œuvre du poète Firdoussi, Shah-Namé. Il obtient l'accord du studio et celui de Téhéran, mais Boris Choumiatski s'y oppose.

Il n'y a rien dans les archives d'Eisenstein qui renvoie à ce projet, en dehors d'une série de dessins « dans le style persan ».

Ultérieurement, il écrira que le Pré de Béjine et le Canal de Fergana se souviendront du thème central du poème : l'histoire du preux Roustam qui tue son fils Zorab.

Signalons que c'est l'un des élèves d'Eisenstein au VGIK, Boris Kimiaragov, qui portera Shah-Namé à l'écran en 1971, dans les studios Tadjikfilm, sous le titre le Dit de Roustam.


La Condition humaine (1934-1935)

Fin 1934, Eisenstein s'intéresse au roman d'André Malraux, sur les événements de 1927 et la contre-révolution dirigée par Tchang Kaï-Chek, d'autant plus que cela lui permet de renouer avec quelqu'un qu'il avait connu à Paris en février-mars 1931, et avec la veine chinoise d'un précédent projet. À l'occasion d'un séjour de l'écrivain à Moscou, en 1934, au Congrès des écrivains soviétiques, un accord est conclu avec Mejrabpom-film. Le 8 août, un contrat est signé avec Eisenstein, non pas comme réalisateur (le projet de mise en scène est confié à l'un de ses élèves, cinéaste débutant, Albert Hendelstein), mais comme consultant en vue « de la création d'un scénario prêt à être tourné ». Ses archives conservent un scénario en français conçu par Malraux et accompagné en marge de remarques d'Eisenstein. On y trouve également de nombreuses indications de mise en scène, des dessins et quantité de documents sur la vie en Chine dans les années 20.


Le Chemin de fer (1936)

Il s'agit là d'un projet peu élaboré, dont le titre même reste hypothétique. Eisenstein l'a vraisemblablement envisagé à l'époque du Pré de Béjine, en mai 1936, entre la conception de la première et de la seconde variante de son film.

Ce qu'on en sait indique que le thème général tourne autour du « transport par rail ». Les quelques brouillons qui restent témoignent d'une démarche qui partait de situations comiques (la complexité des machines et l'ignorance des hommes), pour évoluer vers le tragique : une catastrophe ferroviaire débouche sur le chaos.


Nous, peuple russe (1937)

Au printemps 1937, après l'interdiction du Pré de Béjine, Eisenstein tente de reprendre pied avec un scénario de V. Vichnievski racontant la naissance de l'Armée rouge en 1917-1918. Bien qu'il ait été écrit à son intention et qu'il ait personnellement insisté pour en assurer la réalisation, celle-ci est confiée à E. Dzigan, qui venait de connaître un grand succès avec les Marins de Kronstadt, sur un scénario du même V. Vichnievski (en récompense, le 31 décembre 1936, on leur avait décerné l'Ordre de Lénine). Le film ne sera finalement réalisé qu'en 1965, par V. Stroïéva.

Citation :

« 1. Mi-mai juin, je pars à Kislovodsk pour me refaire une santé, pour l'instant complètement ébranlée. Pendant ce temps, V. Vichnievski part en Espagne et en France.

2. Mi-juillet fin-août, Vichnievski, rentré de voyage, et moi-même procédons à un travail préparatoire sur des documents contemporains de l'époque du scénario (février-octobre 1917).

3. Septembre et octobre. Vichnievski et moi-même parcourons l'Union Soviétique. Principalement sur les chantiers et les centres militaires, pour apprendre à connaître les prototypes des héros du film et l'Armée rouge d'aujourd'hui. Sans ce savoir et ces impressions, il nous sera impossible d'incarner l'armée de 17 en train d'entamer sa révolution. Nous ferons également connaissance des lieux où se déroulent les actions du film. (La frontière occidentale. Ces lieux me sont partiellement familiers, du fait de mon travail au front en 1920.)

4. Novembre et décembre. Élaboration d'un scénario de mise en scène.

5. Janvier. Début de la période de préparation et de répétition. De telle manière que fin janvier ou début février on puisse réaliser les séquences hivernales du film. (À cet effet, libérer l'opérateur E. Tissé de son travail sur le Torrent de fer.)

[...] Je prie la direction de m'affecter à la réalisation du scénario de V. Vichnievski Nous, peuple russe.

S. Eisenstein »

Plan de travail élaboré dans la seconde moitié d'avril 1937 et envoyé à la direction de Mosfilm.

Bibliographie :

VICHNIEVSKI, Vsévolod, Nous, peuple russe, roman-film, Roslitizdat, 1938.

EISENSTEIN, S., « Au sujet du roman-film Nous, peuple russe », Œuvres choisies, vol. 5, pp. 259-262.


Espagne (1937)

Entre le 19 mai et le 21 juin 1937, Eisenstein et Vichnievski échangent une longue correspondance sur la possibilité de mener de front un deuxième projet sur la guerre civile en Espagne : « Sokolovskaïa [directrice de Mosfilm] m'a fait connaître ses décisions relativement à votre travail. Elle me dit qu'elle vous a écrit à ce sujet. Donc, vous pourrez commencer cet automne. Mais la possibilité de travailler sur Nous, peuple russe n'est plus au programme. On me l'a laissé entendre directement de la direction. [...] Je pense que vous pourriez le faire à partir de cet automne. Thème espagnol. La chose est différente. Mais il faut approfondir la connaissance des documents. Se presser, cela revient à se tromper. » (V. Vichnievski, Lettre du 22 mai).

Du sanatorium de Kislovodsk, où il se repose, Eisenstein trace les grandes lignes de son projet : l'histoire d'un Noir, membre de la légion étrangère marocaine à la solde de Franco, qui rejoint les Brigades internationales.

Les rôles sont mêmes distribués : P. Robeson (le noir), M. Strauch (un fasciste allemand), J. Glizer (une Espagnole), P. Atachéva (une femme des Brigades).


L'Or (1937)

Les archives conservent un scénario de V. Diestler intitulé l'Or. Il raconte l'histoire de l'interventionnisme japonais en Extrême-Orient, sur fond de recherche minière.

Il est accompagné de notes d'Eisenstein (datées du 26 novembre 1937), de documents et d'ouvrages divers sur les conditions de vie et les habitudes des chercheurs d'or sibériens. Le film aurait montré les différences de comportement des chercheurs d'or et de pierres précieuses dans une société capitaliste et dans une société socialiste.

On peut penser que ce thème lui rappelle l'échec d'un précédent projet – l'Or de Sutter. Il n'ira pas plus loin. D'autant plus que pointe le début du travail sur Nevski.


« Projets Météoriques » 2 (1937)

Lion Feuchtwanger venait de publier le Faux Néron. Il propose son adaptation cinématographique à Eisenstein, après avoir assisté à son travail de mise en scène sur une séquence du Pré de Béjine, « la destruction de l'église ».

Eisenstein lit le roman en allemand et s'intéresse à l'idée, au point de commencer à prendre des notes. Ses archives conservent des esquisses de scénario, en russe, en anglais, en allemand, en latin, ainsi que des dessins.

Cela n'ira pas plus loin.

La correspondance avec V. Vichnievski offre d'intéressantes informations sur l'ensemble des projets qu'Eisenstein souhaitait mettre en œuvre après la profonde déconvenue du Pré de Béjine. On recense d'abord trois sujets historiques :

1. « Le passage de Souvorov à travers les Alpes » évoque, du point de vue russe, cet épisode qu'en son temps Abel Gance avait illustré avec son film sur Napoléon.

2. L'Arabe de Pierre le Grand, d'après une nouvelle inachevée de Pouchkine.

« Je m'efforce, ici, de ne pas abandonner mon activité intellectuelle. Il me faut accumuler des forces, qui me sont particulièrement nécessaires en ce moment, à la lumière des décisions qui me concernent. D'autant plus que deux thèmes hypothétiques me travaillent.

L'un - la lutte contre l'espionnage et le sabotage. A vrai dire, le thème est contemporain, mais il est assurément « tabou » pour moi.

L'autre - la race. Il m'intéresse également. Le fort désir de Robeson de travailler avec moi. Sa venue l'accentue encore. En l'occurrence, il y a un matériau inattendu : l'Arabe de Pierre le Grand de Pouchkine. Un fragment.

L'Académie Tsiavlovski. Les plans de Pouchkine sur l'œuvre. La biographie d'Hannibal.

[...] La Perse m'attire beaucoup. Mais impossible de s'en sortir sans voyage. Même une excursion.

(En 1933, j'ai voulu y aller, on a envoyé Eroféïev et Golovnia et ils se sont cassé le nez.)  » (En 1935, Vladimir Erofeïev sortira pourtant un film intitulé la Perse.)

Lettre d'Eisenstein à Héléna Sokolovskaïa, directrice de « Mosfilm » (5 juin 1937).

3. Le Dit du Prince Igor, d'après le premier des grands récits littéraires russes. « J'ai effleuré la thématique d'un film possible. J'ai vu l'aspect inexorable des conclusions. Thème : les classiques ou l'histoire russe. [...] Alexandre Nevski, la bataille sur les glaces [...] Le Dit du Prince Igor a été refusé. Sokolovskaïa a essayé d'améliorer les positions. C'était presque sans espoir. Qui pouvait écrire pour Sergueï Mikhaïlovitch ? Quel thème lui proposer ? J'ai parlé de vous directement, sincèrement, j'ai dit la nécessité absolue de vous faire travailler. Choumiatski m'a calmement, mais fermement répondu. La conversation s'est éteinte. » (V. Vichnievski à Eisenstein, lettre du 21 juin 1937).


Pérékop (Frounzé) (1938-1939)

Début 1939, guère de temps après avoir terminé Nevski, Eisenstein reçoit un scénario de deux écrivains célèbres – Lev Nikouline et Alexandre Fadeïev. Ils évoquent la carrière de Frounzé, l'un des principaux chefs de guerre de l'Armée rouge. C'est lui qui, en novembre 1920, avait mis un terme militaire à la révolution en forçant l'isthme de Pérékop en Crimée, et en rejetant à la mer les troupes de Wrangel.

Eisenstein connaissait Frounzé pour l'avoir personnellement rencontré au théâtre du Proletkult. Il avait, par ailleurs, envisagé à deux reprises de porter cet épisode à l'écran : pour Cavalerie rouge et pour Octobre (la première version du scénario se terminait à Pérékop). Comme à l'habitude, il va retravailler les propositions des écrivains et procéder à un travail de documentation et d'enquête.

En mars 1939, il livre une première version du scénario. Mais en juin 1939, il est en Ouzbékistan pour travailler au Canal de Fergana. De vraisemblables divergences de vue avec les auteurs (qui n'avaient pas le sens de l'épique), freinent leur collaboration. (« 5 ans ont passé depuis Tchapaïev : l'héroïsme de la guerre civile est tombé de son piédestal. On a « domestiqué » la guerre civile, on l'a « diluée » . [Frounzé] est un grand stratège et pas un excentrique. Il figure la lutte des Titans sous Pérékop. La mer Noire, ce sont nos pyramides » (26 mars 1939). Ceci étant, les raisons qui ont empêché ce projet d'aboutir demeurent inconnues. D'autant plus que Lénine, mais aussi Staline, Vorochilov et Boudienny sont de la distribution, que Choumiatski a disparu dans la tourmente des purges et qu'après Nevski, Eisenstein est au sommet de sa notoriété internationale. On sait également qu'en octobre 1941, alors que la guerre vient d'éclater et que la réalisation d'Ivan est à l'ordre du jour, il rajoute des notes complémentaires à ce scénario.

Bibliographie :

EISENSTEIN, S. « Pérékop », Kinogazeta, 2 décembre 1938.

EISENSTEIN, S. « Avant la réalisation d'un film sur Frounzé », Au-delà des étoiles, pp. 79-81.

YOURENIEV, Rostislav, «  Perekop et Le Canal de Fergana de S. M. Eisenstein », Iz Istorii Kino, 1985, vol. 11, pp. 164-178.


Fille de France (1939)

Les archives conservent le texte d'un scénario littéraire adapté par Eisenstein d'une nouvelle de Maupassant, Mademoiselle Fifi.

Il n'est guère possible de dater précisément sa rédaction. On peut penser qu'elle remonte à mai-juin 1939. Les raisons qui n'ont pas permis son aboutissement sont aussi inconnues.

Ceci étant, l'adaptation est assez libre. Ainsi, l'héroïne, Rachel, après qu'elle a assassiné l'officier prussien, ne retourne pas en « maison », comme dans la nouvelle, mais rejoint les paysans en lutte contre l'occupant. Peut-être s'agit-il là d'un écho, parmi beaucoup d'autres dans le cinéma soviétique de l'époque, aux bruits de bottes qui commencent à résonner.


Le Grand Canal de Fergana (1939)

En mai 1939, Piotr Pavlenko - coresponsable du scénario de Nevski - de retour d'Ouzbékistan, évoque le défi lancé par des kolkhoziens ouzbeks (dans l'esprit du stakhanovisme régnant et de la politique volontariste d'irrigation de l'Asie centrale) : construire en un mois un canal d'irrigation long de 240 km, qui amènerait l'eau du Syr-Daria dans la vallée de Fergana.

Du 18 juin au 12 juillet, date de son retour à Moscou, Eisenstein, accompagné de Tissé, de Pavlenko et d'un responsable administratif, M. I. Zaïonetz, voyage à travers l'Ouzbékistan et se familiarise avec le pays. Le 3 août, Eisenstein remet un scénario littéraire et un scénario de tournage, accompagnés d'une préface et de commentaires multiples, au Comité pour la cinématographie, qui doit donner son accord.

Le projet est conçu comme un triptyque dont l'unité serait assurée par une figure ouzbek traditionnelle : l'aède Tokhtasyne.

« Ce doit être un vieillard dès le début.

Il chante la première chanson sur les temps anciens.

Il chante la seconde sur la vie dans un régime de propriété privée [...]

Finalement, dans la troisième chanson, il a une démarche inattendue : il ne chante pas, mais il intervient directement dans l'action, il agit en tant que tel. »

1 e partie : l'époque de Tamerlan, la conquête dans le sang de l'antique capitale d'Ourguentch, au sud de la mer d'Aral ; l'envahissement par les sables du désert d'une région autrefois fleurie.

2nde partie : l'époque du tsarisme, la misère, l'exploitation des pauvres et l'appropriation des points d'eau par les féodaux ousbeks.

3 e partie : l'époque contemporaine, la lutte pour la maîtrise de l'eau, contre l'avancée du désert, dans la vallée de Fergana.

On reconnaît là le ressort « mexicain » du conflit des époques et des cultures, qu'on retrouve également dans le projet sur l'histoire de Moscou.

Dès le 13 août, et jusque début octobre, l'équipe (augmentée d'un décorateur, I. Chpinel, et d'une monteuse, E. Tobak), de retour à Tachkent, enregistre des images à caractère documentaire de la construction du canal et procède à des essais d'acteurs et de « typages ». Eisenstein annonce même la collaboration de Prokofiev, qui se récuse : il est en train de travailler à un opéra.

Fin octobre, Mosfilm propose à Eisenstein d'abandonner la première partie et de s'en tenir essentiellement à des visées documentaires, en raison de l'ampleur du projet et de la nécessité de réaliser le film dans des délais rapides : il s'agit d'exploiter ce « haut fait » récent et encore présent dans toutes les mémoires. Ce qu'Eisenstein refuse, considérant que les thèmes du despotisme national et de l'agression sont parfaitement d'actualité, et que toute la force dramaturgique du projet repose sur l'exposition du conflit entre les époques. De multiples démarches de sa part auprès du secrétaire du parti en Ouzbékistan (favorable à l'intégrité du projet) et de Jdanov à Moscou n'aboutiront pas. Le film est abandonné et Eisenstein rentre à Moscou en octobre.

On ignore la destinée des plans enregistrés. Sans doute ont-ils fini dans des bandes d'actualités ouzbeks. Mais ça n'est là qu'une hypothèse.

Bibliographie :

EISENSTEIN, Sergueï, The Film Sense, Ed. Harvest Books, p. 201. 657 indications de plans. Les 145 premières indications sont une sorte de « prologue » qui s'étend sur quatre siècles.

EISENSTEIN, Sergueï, « Un film sur le canal de Fergana », Au-delà des étoiles, pp. 83-85.

EISENSTEIN, Sergueï, [Films sur le temps], Mémoires, vol. 3, pp. 101-139.

YOURENIEV, Rostislav, « Perekop et le Canal de Fergana de S. M. Eisenstein  », Iz Istorii Kino, 1985, vol. 11, pp. 164-178.


Giordano Bruno (1940)

Eisenstein évoque dans ses Mémoires, et non sans quelque ironie, les circonstances qui ont présidé à la naissance de ce qu'il appelle le projet « presque incohérent d'un film en couleurs » : « Quoi qu'il en soit, on me propose, presque en même temps que ce travail sur Wagner, de me mettre sérieusement à travailler sur la couleur au cinéma. Bien sûr, comme il fallait s'y attendre, cette proposition impliquait un thème qui fût fort « coloré » par nature. Parmi les thèmes les plus hauts en couleur, et en même temps les plus intéressants et les plus acceptables idéologiquement, l' « administration » voyait se dessiner dans les teintes les plus crues (!)... le thème de Giordano Bruno. Vous savez, l'Italie... Les costumes de la renaissance... Le bûcher... »

Mais au-delà de cette ironie, on peut déceler ce qui pouvait intéresser le réalisateur dans cette thématique de l'homme qui restait fidèle jusqu'au bout à ses convictions.

Pour autant, la technique du cinéma en couleurs est tellement peu fiable que le projet est relégué « aux archives » et qu'il n'en reste aucune trace, pas même dessinée.


Un film sur la peste (1940)

Le projet d'un film sur la peste est contemporain du précédent sur Giordano Bruno. Eisenstein en rapporte la genèse dans ses Mémoires, en des termes pas très éloignés : « On voulait absolument trouver un passé haut en couleur, à la frontière du Moyen Age et de la Renaissance. C'est un des rédacteurs du Comité du cinéma qui, tel un fox-terrier serrant une pantoufle dans sa gueule, vient me soumettre ce nouveau thème, toujours sous prétexte de la richesse en couleur des costumes. Ce thème, c'était...la peste. Pourquoi la peste, et pas le choléra ? La variole noire ou le typhus ? » Quoi qu'il en soit, pendant quelque temps, Eisenstein va s'intéresser à un film de vulgarisation scientifique qui aurait eu pour sujet la lutte contre la peste. Il déclarera, dans une adresse au Comité du cinéma : « Le thème du futur film peut être ainsi formulé : la science et le communisme. [...] Jusqu'à présent, le cinéma ne s'est presque pas intéressé à la science. Elle n'est présente à l'écran que sous la forme de figures de savants pleins de talent (et, naturellement, farfelus), ou sous la forme d'histoires plus ou moins réussies sur telle ou telle découverte. [...] Le film sera conçu comme un vaste tableau, qui montrera le triomphe des éléments et la faiblesse de l'homme dans le passé, et le triomphe de l'homme vainqueur de la nature. »

Sur cette base, Eisenstein aurait bâti un film qui aurait illustré, sous une forme métaphorique, la lutte contre la « peste brune ». Il propose de confier la rédaction du scénario à V. Vichnievski, le film, en couleurs, pouvant être réalisé en 1941. Le projet n'eut pas de suite, entre autres parce que les possibilités de tourner en couleurs ne sont pas matériellement possibles.


Un film sur Lawrence (1940)

Le 19 mai 1940, Eisenstein propose deux projets de films au directeur du Comité de la cinématographie, Ivan Bolchakov : l'un sur le colonel Lawrence et l'autre sur Mendel Beilis. Ce sont à nouveau des projets de réalisations en couleurs. Il résume ainsi le propos du premier dans ses Mémoires : « Le colonel Lawrence et les soulèvements musulmans en Asie. Le problème psychologique que pose le personnage de Lawrence ne peut qu'émouvoir le lecteur qui, outre la Révolte dans le désert, connaît le terrible aveu tacite de nihilisme, de renoncement et de dostoïevskisme dont est imprégnée la chronique des aventures guerrières de Lawrence dans les Sept Piliers de la sagesse. » Il précise un peu plus loin : « De toute façon, pour traiter le matériau avec une plus grande liberté, le film ne devait pas être trop documentairement biographique, mais il fallait quand même que le lieu de l'action, tout en étant différent, procure au mystérieux colonel un champ d'opération non moins populaire : l'Iran. »

On trouve dans les archives quelques-unes des caractéristiques du projet :

« a) montrer la politique coloniale de l'Angleterre, dévoiler tout son cynisme ;

b) utiliser la couleur pour montrer des panoramas de l'Orient, les mers, les mosquées, les costumes orientaux, etc.;

c) créer une fable au ressort élastique, réaliser un film dont la fable serait d'une grande intensité et très prenante ;

d) et, enfin, lever le voile sur quelques-uns des projets perfides nourrie par l'Angleterre à l'égard de l'URSS.  »

Caractéristique de l'époque, la rédaction du scénario devait être confiée à Lev Cheinine, dont Eisenstein venait de faire la connaissance. Personnage curieux - à la fois dramaturge (Cf. le projet suivant), scénariste, auteur populaire de romans policiers et haut fonctionnaire de l'appareil judiciaire (il était l'un des adjoints directs du procureur général A. Vychinski, au moment des grands procès de Moscou).


L'affaire Beilis (Le prestige de l'Empire) (1940-1941)

Dans le même temps qu'il esquissait son projet sur le colonel Lawrence (en mai 1940), Eisenstein proposait au Comité pour la cinématographie de porter à l'écran une pièce écrite par le dramaturge Lev Cheinine (Cf. le projet précédent), le Prestige de l'Empire. Le sujet évoquait l'« Affaire Beilis », du nom de ce Juif accusé du meurtre rituel d'un enfant chrétien, à Kiev, en 1913. En dépit de toutes les pressions, Mendel Beilis fut acquitté.

Le film devait montrer les grands moments du procès et traduire l'atmosphère de pogrom qui régnait dans le pays, à la veille de l'effondrement de l'empire russe. En janvier 1941, le projet est abandonné : « Il ne présente pour l'instant pas d'intérêt », lit-on dans une note conservée dans les archives, à côté d'esquisses de scénario.

Par un retournement de l'histoire dont la logique du stalinisme était coutumière, Lev Cheinine, haut dignitaire juif du parquet soviétique, sera incarcéré à l'époque du « complot des blouses blanches », fomenté au début des années 50 par le « sionisme international ».


L'amour du poète (Pouchkine) (1940-1941)

Le 4 mars 1940, Eisenstein dessinait la « mise en cadre » en couleurs du monologue de Boris, à partir du Boris Godounov de Pouchkine. Deux jours plus tard, il terminait une première esquisse, intitulée First Outline, d'une biographie consacrée au poète russe.

Pendant le courant de l'année, il va peaufiner son projet, sur la base d'une « fable » imaginée par Youri Tynianov dans un essai sur Un amour innommé. Il développe l'idée selon laquelle les sentiments éprouvés par Pouchkine lycéen à l'égard de la femme de Nikolaï Karamzine (célèbre écrivain et historien de l'Etat russe) serait la clé de son existence et de son œuvre. « Je ne sais la part de réalité et la part d'invention dans tout ceci. Mais je sais quel charme recèle cette hypothèse pour notre sujet. Et j'ai l'impression (Tynianov n'en parle pas) que c'est là que se trouve la clé permettant de comprendre cet amour tellement énigmatique, inexplicable et aveugle de Pouchkine pour N[atalia] N[ikolaïevna] » (sa femme).

Toutefois, le thème essentiel du projet évoluait bientôt dans un sens plus politique : les relations conflictuelles avec le tsar Nicolas 1er, l'opposition entre l'artiste et le pouvoir.

Dès novembre 1941, Eisenstein rédigeait un livret détaillé, intitulé Pouchkine. En janvier 1944, dans une lettre à Y. Tynianov (écrite, mais jamais envoyée en raison de la mort de Tynianov, on les trouvera dans les Lettres françaises (14 mai 1969, pp. 5-6)), il exposait ses idées sur la dramaturgie de l'œuvre et ses conceptions sur la couleur. Il espérait revenir à ce projet après la fin de la guerre et l'achèvement du triptyque sur Ivan le Terrible.

Bibliographie :

MANEVITCH, G., « La biographie en couleur de Pouchkine »,Voprossy Literatouri, 1971, n° 10.

[« Étude de la couleur dans l'Amour du poète »], Mémoires, vol. 3, pp. 198-209.

[Deux lettres à Youri Tynianov], Change, 1969, n° 2, pp. 61-66.

ROBEL, Léon, « Notes fragmentaires pour une étude des rapports entre Eisenstein et Tynianov »,Change, 1969, n° 2.


Les Frères Karamazov (1943)

Tout en préparant le tournage d'Ivan, Eisenstein relisait les romans de Dostoïevski et, en particulier, les Frères Karamazov. On trouve dans ses carnets des indications qui attestent son intention d'en tirer quelque chose. Ce projet trouvera un début d'application dans un « Chapitre sur Dostoïevski » extrait de La Méthode, rédigée entre 1943 et 1947, et restée inachevée, ainsi que dans une esquisse de « mise en cadre » intitulée « Mitia sous les fenêtres de Fédor Pavlovitch », datée du 3 janvier 1943.


Un film sur la guerre (1944)

Dans la lettre écrite à Alma-Ata et destinée à Youri Tynianov (datée du 4 janvier 1944) Eisenstein évoque un projet dont ses archives ne gardent aucune trace : « Le terrible tsar est loin d'avoir desserré son étreinte sur moi, mais il faut pourtant envisager l'avenir. (Des thèmes militaires, seuls me passionnent le thème épique de la Guerre « en tant que telle », qui s'est terminée par une « Apocalypse » originale - mais pour l'instant, rien n'est vraiment clair.) »


Le Monde à l'envers (1945)

Les 25 et 26 mai 1945, Eisenstein jette sur le papier quelques notes et esquisse quelques dessins. Le texte qui les accompagne laisse deviner qu'il s'agirait d'une comédie à la fois satirique et fantaisiste, qui montrerait « tout ce qui existe comme à la limite de l'absurde » : un monde dépourvu de lois physiques, dont tous les repères auraient disparu, au profit d'une logique de l'absurde.

Rien de concret n'est sorti de ces ébauches qui permette de savoir s'il s'agit d'un véritable projet de film, ou de la simple projection d'une idée « théoriquement » exploitable.

Bibliographie :

BULGAKOWA, Oksana, S. Eisenstein - drei Utopien. Architekturentwürfe zur Filmtheorie, 1996, Berlin, Potemkin Press.


Moscou 800 (1946)

Il s'agit là d'un projet relativement conséquent de film en couleurs, lié à la célébration jubilaire de la création de Moscou : il est prévu de fêter son huit centième anniversaire en 1947. Il renvoie expressément à un projet plus ancien sur la capitale, datant de 1933, et qui visait à montrer l'histoire de la ville « à travers les âges ».

Le 30 septembre 1946, pendant que le sort de la seconde partie d'Ivan est en train de se décider, Eisenstein rédige un « schéma de la situation » et un chapitre de « Couleur et musique. Généalogie de la couleur dans Moscou 800 ».

Comme dans ses autres projets à vocation « historique » (Que Viva Mexico ! et le Canal de Fergana), celui-ci est construit comme une suite de chaînons reliés les uns aux autres, de conflits d'époques. Il songe à trois grands points de repère historiques, à trois invasions de la capitale : par les Tatares, les Français et les Allemands - trois occasions où la Russie a sauvé l'Europe occidentale. Il essaie de trouver une couleur qui corresponde à chacune de ces époques : « Moscou - 0. Sur les peintures d'icônes (bleutée, comme les icônes de Roublev). 1. En bois (le rouge de l'incendie de la ville en 1812 ; le noir des cendres). 2. En pierre blanche. 3. En indienne. 4. En bronze. 5. En acier. 6. Irisée (de nouveau le rouge, mais de la révolution, l'irisation des salves tirées pour saluer la victoire). »

On retrouve des idées développées ailleurs (1905, le projet sur la peste, les images tournées au Mexique) et jamais exploitées. C'est ainsi qu'Eisenstein incarne Moscou et sa destinée dans l'un de ses personnages - Tkatchikha - comme, autrefois, la « Soldatera » avait été Mexico.

Bibliographie :

EISENTEIN, Sergueï, « Couleur et musique. Généalogie de la couleur dans Moscou 800 », Mosfilm, 1961, vol. 2, pp. 239-245.

EISENTEIN, Sergueï, Œuvres choisies, T. 3, pp. 568-578.

KOZLOV, Léonid, « L'un des projets d'Eisenstein », Mosfilm, 1961, vol. 2, pp. 246-250.