Untel père et fils

La critique américaine

Lors de la première présentation américaine, et quelle que soit l’émotion ressentie par ailleurs, on ne peut pas écrire que la presse se montre franchement enthousiaste, témoin " The New York times " : " Lors de la première du film " The heart of a nation ", à l’Abbey theatre (anciennement le Warner theatre), l’atmosphère était on ne peut plus nostalgique... [Le film], se sont des pages échappées au livre d’heures d’une famille parisienne, qui commence avec la guerre franco-prussienne,... et se poursuit, à travers des épisodes variés, jusqu'au désastre actuel. C’est un de ces films où les dates viennent égrener sur l’écran le passage du temps... Assurément, certaines vignettes sont plaisantes, amusantes, d’une forme " précieuse ", comme celle du Moulin-Rouge, très " fin de siècle ". Mais, globalement, le film manque d’intérêt et de continuité dramatique. Sur un rythme effréné, il égrène les décades, mais sans ligne directrice forte. Plus ennuyeux, son ton est essentiellement défaitiste et mélancolique, reflet d’une tristesse profonde qui ne convient guère à l’esprit de la France Combattante [" Fighting France "] d’aujourd’hui. Si le comportement de la famille montrée est... symptomatique de celle de la France d’avant-guerre.. alors il n’est guère étonnant que la défaite du pays ait été aussi soudaine ". Jugement bien sévère, mais non dépourvu de pertinence, relayé dans " Variety " : " " The heart of a nation " pourrait être un succès dans les cinémas d’art et d’essai, d’autant plus qu’il offre, pour son exploitation, des arguments publicitaires inédits. Mais l’originalité de son histoire lui permet de chasser sur les mêmes terres que " La grande illusion " ou " La kermesse héroïque ", et d’autres films français, qui ont gagné leur immortalité [sic] dans 250 cinémas américains... Le film n’est pas seulement un spectacle parfois merveilleux, parfois émouvant, parfois poignant, c’est aussi le premier film à venir de France depuis presque trois ans... La (trop) longue introduction par Boyer, avec en fond des plans déjà beaucoup vus de troupes nazies défilant, résume le thème du film... De par sa structure, le film est nécessairement haché, et parfois trop long. De même, il est souvent difficile de suivre les méandres de la saga familiale. Mais c’est peu de choses comparé à la qualité des scénaristes (restés anonymes) et à la direction de Duvivier, qui parvient effectivement " au cœur de la France ". Ce qu’explications et commentaires ont tenté, en vain, de nous faire comprendre depuis 1940 devient soudain parfaitement clair, quand on voit les français s’adonner au Can-Can, et organiser des mariages à bicyclette, avec en parallèle la marche au pas de l’oie et les divisions de Panzers : car chaque guerre les trouve aussi peu préparés que la précédente ".

La critique française

C’est peu dire que le film vient trop tard dans un monde complètement changé. La critique, occupée à autre chose, ne lui accorde que bien peu d’intérêt. Jean Nery, dans " Le monde ", essaie de comprendre en quoi le film aurait pu aider, en 1940, à " l’effort de guerre " - et ne trouve pas : " Pauvre message, qui n’a pas dû nous être d’un grand secours ! Convaincus probablement qu’il faut avoir recours, pour frapper les foules, aux images les plus grossièrement stylisées et les plus platement émouvantes,... [les auteurs] ont accumulé... tous les poncifs les plus usés et les situations les plus grotesques, prétendant ainsi personnifier la France de 1870 à 1940. De l’image d’Epinal à l’épisode grand-guignolesque, rien ne nous est épargné... L’accumulation des " beaux sentiment", ce mélange du plus mauvais Déroulède allié à la plus sinistre platitude de Sully Prud’homme, non, ce n’est pas l’image de la France ". Dans " Les nouvelles littéraires ", Georges Charensol s’en étonne aussi : " C’est une " grande machine " qui correspond assez exactement à la conception que l’on avait, avant la guerre, en France, de la superproduction, du film de prestige. On n’a lésiné ni sur les vedettes, ni sur les décors, ni sur les costumes. En revanche, on a fait sur l’esprit toutes les économies possibles. Il est difficile d’imaginer qu’un tel film ait été conçu, pendant la drôle de guerre, comme un moyen de propagande ; aujourd’hui, en regardant les ratés et les fantoches qui s’y agitent, il semble que la défaite s’y voit en surimpression... ". Mêmes regrets de cette " absence politique " dans " La marseillaise " : " On sait gré à Julien Duvivier de sa discrétion dans l’évocation des scènes de temps de guerre. Mais on aurait voulu que la présence de la guerre soit plus effective, que ses personnages participent davantage à la vie politique ou sociale. Ni l’affaire Dreyfus, ni le Front populaire, ni le fascisme ne sont évoqués. Cet exemplaire français moyen, cet exemplaire type, ils l’ont voulu si général, qu’ils l’ont presque neutralisé. On aurait aimé une famille qui plongeât ses racines dans la vie politique ". René Jeanne, dans " France au combat ", est plus précis dans ses reproches : " Untel père et fils ", qui a été réalisé à une heure où le poing de l’Allemagne était, une fois de plus, suspendu sur la tête de la France, ne prétend à rien d’autre qu’à nous faire sentir le destin misérable de notre pays constamment exposé à la menace que font peser sur lui le voisinage et la mauvaise foi de l’Allemagne... Ce n’est donc pas une évocation de la grandeur française qu’il faut chercher... Un tel comprimé aurait été le fait d’Hollywood qu’il aurait été gênant. Dans un film français, il n’est pas moins gênant, il est injustifiable. Dans son " Paris ", Emile Zola qui s’était, lui aussi, donné comme but d’écrire l’histoire d’une famille parisienne vers les années 1880-1895 et à qui les auteurs de " Untel père et fils " ont constamment pensé sans même chercher à le dissimuler puisqu’ils ont domicilié, exactement comme lui, leur famille type sur la butte Montmartre à deux pas du Sacré-Cœur en construction, qu’ils lui ont donné la même origine provençale que Zola aux Rougon et qu’enfin ils ont doté leurs héros du nom même de Froment que l’auteur de " Paris " avait donné aux siens...Emile Zola s’est bien gardé de commettre une pareille erreur ! ". Pour Georges Sadoul, dans " Les lettres françaises ", il faut passer à autre chose : " Si l’œuvre manque de souffle, peut-être faut-il en accuser la sinistre " drôle de guerre ". La confusion et le conformisme dominent. La débâcle de 1940 est au bout, comme celle de 1870 à la fin des Rougon-Macquart. Les auteurs n’avaient pourtant pas prévu ce dénouement. Ils montrent un peuple plus obéissant qu’héroïque, plus gaillard que courageux. Les héros suivent le cours de l’histoire, ils ne la font pas. Rien n’annonce que de tels personnages pourront avoir un jour la force de se libérer.... Une erreur n’est pas compte. Duvivier est de retour en France. Nous fondons sur ce retour des espoirs comparables à ceux que nous exprimerons lorsque Clair ou Renoir s’installeront à Paris ".

La " fortune critique " du film sera tout aussi contrastée. Jacques Siclier, " sous l’angle de la femme ", note : " De la société française, telle que la concevait, en 1940, un cinéma " réaliste ", c’est à Duvivier que revient le triste mérite d’avoir tracé le navrant tableau. " Untel père et fils "... retraça... le destin de la bourgeoisie française, concluant sans le vouloir à sa faillite et à son impuissance. Des personnages falots, ratés, mesquins, pleurnichards ou grandiloquents, partant régulièrement en guerre pour obéir à des traditions de grandeur et d’héroïsme dignes des pires chansons revanchardes de Déroulède, s’agitaient avec conviction dans ce film insoutenable, où l’on voyait, entre autres, Suzy Prim en vieille fille au cœur tendre prête à secourir toutes les misères, Renée Devillers en femme d’instituteur républicain, Michèle Morgan en jeune fille romanesque 1914, puis en directrice de maison de couture 1920 et en mère digne regardant partir son fils à la dernière guerre. Ajoutons une silhouette de petite femme du Moulin Rouge, interprétée par Colette Darfeuil, et nous aurons un résumé assez fidèle de dix ans de réalisme français et de peinture féminine ". Bien des années plus tard, la revue " Positif " notait, à l’occasion d’un " bilan " du cinéma français que, dans " Untel père et fils ", Duvivier " élevait les pantalons du French-Cancan à la hauteur symbolique de la France éternelle et de l’Entente cordiale ". Francis Courtade note durement : "Devant cette mauvaise valse-hésitation entre drame et comédie et cette absence totale de direction d'acteurs parmi lesquels seul Robert Le Vigan réussit à tirer son épingle du jeu, il n'est guère possible de reconnaître celui qui fit partie des plus grands cinéastes français des années trente et qui donna parfois à nos productions une qualité digne d'Hollywood. Et pourtant... "Untel père et fils" est d'une importance sociologique extrême. Car ce mélodrame patriotique de circonstance, ce ratage affligeant réclame finalement assez bien la fin de la IIIe République : un empire colonial décadent, l'indifférence des jeunes devant les accords de Munich, la grande peur de leurs aînés". Même découragement chez Raymond Chirat : " Le miroir qu’il tendait aux Français, rescapés de l’Occupation, rassemblait dans une fresque sans grandeur, mais pailletée de détails futiles, brillants et pittoresques, les membres de la famille Froment, un peu avachis, tributaires de querelles personnelles, filant à vau-l’eau sans se préoccuper d’autres choses que de leurs petites affaires, bons pour trois casse-pipes et sans entrain aucun pour le dernier. Des bouchons qui dérivaient hors de tout propos politique. Leçon sévère et inattendue et tableau déprimant des Français au seuil de la défaite, tout prêts à acclamer celui qui passait alors pour le sauveur de la Patrie ".