Pépé le Moko
Aussi étonnant que cela paraisse aujourd’hui, la critique de l’époque ne fut pas si enthousiaste que le public, essentiellement à cause des pauvres " héros " que Duvivier avait choisi de figurer. Dans " Cinémonde ", Maurice Bessy est plutôt sévère : " Julien Duvivier qui s’est acquis dans le cinéma français une place enviable, en réalisant des films corrects et froids, nous offre enfin un bon film. Il faut dire tout de suite qu’il n’en détient pas l’entière responsabilité : il a fait le guet : Henri Jeanson a fait le coup. " Le coup ", c’est-à-dire un dialogue étourdissant, qui emballe, entraîne, émerveille. Un dialogue à rendre jaloux Pagnol et Achard réunis : une langue vivante, souple, spirituelle ; des paroles qui sont autant de motifs d’admiration... " Pépé Le Moko " est un drame banal qui... veut nous rendre sympathiques des individus tarés, des mauvais garçons sans autres excuses que la dégénérescence et les vils instincts. Cette bande de tueurs professionnels, d’individus hypocrites, de femmes sans souvenirs, est en elle-même assez répugnante ". Nino Frank n’est guère plus enthousiaste : " Pourquoi cela n’est-il pas bouleversant ? Eh bien, parce qu’on ne bouleverse jamais avec des scénarios de ce genre, mélange de factice et de banalité, collection de faits sans consistance, de couleur locale et de personnages conventionnels. J’ai l’air d’accabler le scénario de " Pépé Le Moko " : en fait, il n’est pas plus bête que celui des films de série ordinaires, mais Julien Duvivier mérite mieux que de pareils sujets. Par-ci, par là, on a essayé de mettre du clair-obscur, si je puis dire, de nuancer les faits et les personnages, mais on n’a pas été bien loin ". C’est encore Antoine, dans " Le journal ", qui se montre le plus indulgent : "Encore une histoire de "milieu", mais celle-ci a été curieusement renouvelée dans ce cadre de la Casbah d'Alger, dont les prises de vues, indépendamment de l'aventure, constituent un documentaire d'un très vif intérêt". Heureusement, beaucoup se retrouvent sur la qualité de l’interprétation et, à cet égard, Marcel Achard est dithyrambique : "Dans le genre, les américains n'ont pas fait mieux... le classique de l'épopée gangster demeurera probablement "Pépé Le Moko". Tous les soirs, les étonnantes passes d'armes des protagonistes de "Pépé Le Moko" sont applaudies. Plus de dix fois, au cours de la représentation, le public hache le texte de ses bravos... Les deux descentes de Pépé vers la ville, faites en travelling, coupent le film d'une façon impérieuse, nécessaire... Jean Gabin mérite une mention spéciale. C'est notre James Cagney, notre Bancroft et notre Paul Muni. Il faut lui garder son comique juste, mesuré et savoureux. Il ne faut pas le laisser se prendre au tragique". Louis Chéronnet, dans "Beaux-Arts", trouve d'autres raisons à la présence impressionnante de Jean Gabin : "Quelques-uns de ces personnages de second plan, Duvivier a eu l'habileté de ne jamais les faire parler. Aussi renforcent-ils l'autorité du Caïd sans "en remettre" de façon gênante". " Le canard enchaîné "’, lui aussi, pense à Hawks : " Traité à la manière française, le film a pourtant la vigueur, la netteté et le rythme d’un film américain... Drame du milieu ? Oui. Mais traité en profondeur. Ici, les âmes jouent aussi leur rôle. Le corps n’est qu’un décor.... Duvivier est parvenu, à force de talent et de conviction, à imprégner son film d’on ne sait quelle trouble folie. François Vinneuil, quant à lui, bougonne, mais approuve : "Nous n'en sortirons pas. Après la pègre de la métropole, il faut maintenant qu'on nous mène parmi la pègre exotique...Il y a des sujets qui se sont plus que d'autres fatigués à l'usage. Le "milieu" est de ceux-là. Cela dit, "Pépé Le Moko" a sur beaucoup de ses précédents l'avantage d'une brutale franchise... On y trouve... quelques scènes dures et violentes, qui viennent sans doute bien après celles de "Scarface", de tous les films du "gang" américain, mais qui conservent leur accent propre... Toutes les indications de M. Duvivier sont justes et saisissantes... Dans les mélodrames romantiques, on se frappait au cœur. Aujourd'hui, comme on est réalistes, on se pourfend les entrailles... M. Julien Duvivier, qui a toujours été un bon paysagiste, sacrifie pourtant à l'unité d'action les panoramas africains qui ne seraient que des hors d'œuvre... Un film autrement plus solide de facture et infiniment plus franc de ton que le mélo démagogique de "La belle équipe".
La postérité critique de " Pépé Le Moko " est abondante. Mitry juge le film sévèremment : " "Pépé " n’est pas un chef d’œuvre. Mais, en trouvant sa vérité dans une imagerie conventionnelle mais vivante, cynique, cruelle parfois, à travers un réalisme de surface comme de la transcription imaginaire d’une réalité vraie, " Pépé " se situe, avec une " désespérance " conforme à l’esprit du temps, entre la réussite du " Jour se lève " et l’échec d’ "Hôtel du Nord " ou des " Bas-fonds " ". Quant au personnage même de Pépé, Mitry considère qu’ "il y a chez lui un sens de l’humain, d’une amitié que seules les circonstances dégradent ou défavorisent, qui donne à ses héros une vérité sensible et qui, bien souvent, fait éclater le mythe ou les conventions qu’ils incarnent " . Pour Georges Sadoul, ""Pépé Le Moko" [est] l'œuvre la plus nerveuse et parfaite de Duvivier, reprend... avec fidélité certains moyens du fameux "Scarface" d'Howard Hawks. Pépé, un gangster français, est le frère du héros précédemment incarné par Muni. Ses complices sont caractérisés par des gestes et des tics, calqués sur ceux qu' Howard Hawks imposait aux comparses de "Scarface". Cet emprunt direct de certains moyens à l'Amérique n'empêche pas Duvivier d'atteindre à l'originalité. Il renouvelle le sujet et les types en les transportant des bas-fonds new-yorkais dans le milieu pittoresque de la casbah d'Alger. Et la ressemblance des héros est plus apparente que réelle". Barthélémy Amengual rapproche, au-delà de l’exotisme, " Pépé " de La Bandera : Tous ces films [Pépé et La Bandera] sont des tragédies de l’exil, exil volontaire au départ, et il est légitime que le monde s’y découvre d’abord comme prison... Viennent du Kammerspiel bien sûr, ces escaliers que lèche la " liberté des mers ", ces plans de pieds, de pas, cette Casbah-ghetto, cette " Dernière des femmes ", la chanteuse déchue, ces décors-labyrinthes, et ces cafés, ces " boîtes ", ces bordées où, fantastiquement, n’entre jamais personne. Du Kammerspiel encore, l’amour-perdition, la femme-sphinx-tête de-mort... Et, allemand aussi, cet étrange rapport haine-amour, trahison-fidélité que l’inspecteur Slimane... s’évertue à donner pour fatalisme " oriental ", mais auquel le Lucas-Le Vigan de La Bandera restitue l’ambiguë profondeur dostoïevskienne de l’ange-gardien ". Ce rapport ambigu entre Slimane et Pépé, quant à lui, n’a pas fini de fasciner, ainsi Claude Gauteur : "La fascination de Slimane pour Pépé devient obsession voyeuriste : il est tenu par son métier de surveiller Pépé, mais les échanges entre les deux hommes vont bien au-delà de l'obligation professionnelle. La phrase incantatoire que répète Slimane : il veut capturer Pépé "doucement, doucement" (et qui lui fait encourir le blâme de ses supérieurs), évoque le plaisir du rituel érotique qui fait reculer le moment de la conquête. Il ne s'agit pas ici d'évoquer un sous-entendu homo-érotique (même si celui-ci existe plus ou moins explicitement dans ce film..., mais plutôt de montrer combien le Gabin d'avant-guerre et de l'immédiat après-guerre fonctionne comme objet de désir universel." Michel Marie, enfin, souligne que, au-delà de tout, c’est la perfection technique du film qui assure sa pérennité : " Dès le premier plan du film, le spectateur est happé par le tourbillon des panoramiques que la caméra de Julien Duvivier ne va cesser de développer d’un bout à l’autre de " Pépé Le Moko ". Contrairement à ce qu’une vision immédiate laisse supposer, ces recadrages incessants ne vont pas de pair avec une grande discontinuité du montage. Avec 449 plans pour 90 minutes de projection, " Pépé Le Moko " ne s’écarte pas des standards du découpage classique. Certes, le montage intervient mais il concerne plutôt l’articulation des raccords, la transition d’un plan à l’autre ; il fonctionne à l’unisson des principes formels qui structurent les choix esthétiques du film et en provoquent l’atmosphère : fréquence inhabituelle des cadrages en plongée et en contre-plongée, éclairage délibérément artificiel qui laisse dans l’ombre tel profil d’acteur ou souligne le reflet d’un treillis ou d’une plante africaine sur le mur du décor de l’action... Le regard du spectateur ne va pas cesser d’être pris en charge d’un bout à l’autre du film par de continuels mouvements.... D’où la force et l’intensité des rares moments de ruptures, celle du long plan fixe sur la chanson de Tania, ou au contraire celle du mouvement d’accompagnement de tous les gestes de Pépé lorsqu’il interroge l’Arbi, filmés en continuité absolue. Cette intervention constante de la narration se produit également au niveau de la bande sonore... Quant à toute la séquence finale, elle ne doit plus rien au dialogue ".