Golgotha

A la sortie du film, " Candide " est lapidaire : " C’est le type de film pour lequel on regrette l’invention du cinéma parlant... En l’absence de raison intérieure impérieuse, d’ordre mystique ou d’ordre artistique, il semblerait que monsieur Duvivier n’ait obéi qu’à des motifs commerciaux " ; quant à Gabin en Ponce-Pilate, il constitue, toujours pour les mêmes " un effet " à la Delteil " assez surprenant ", alors qu'Henri Jeanson persifle dans "Le canard enchaîné" : "Quant à Gabin, ce n'est pas du Golgotha qu'il a l'air de descendre... mais de la courtille. D'ailleurs, il s'en lave les pognes". Rares (ou achetées) sont les critiques comme celles de " Cinémonde " : " Aborder le plus dangereux sujet du monde et en faire un magnifique film où chaque image déchaîne l’enthousiasme ou l’admiration, n’est-ce pas là une gageure ? Duvivier l’a tentée et réussie ". Peu nombreux en fait sont ceux qui apprécient le film, malgré l’intense campagne publicitaire menée en sa faveur. Deux spectateurs de Pour vous, pourtant indulgents, résument bien l’opinion générale : " " Golgotha " ", écrit le premier, " démarre lentement et nous avons le temps de nous ennuyer pendant toute la première partie du film. Julien Duvivier a mené cette partie avec une rapidité folle. Pourquoi ? Il ne s’y passe rien, on ne voit rien arriver, on attend vainement pendant qu’on nous promène à tort et à travers parmi les gens qui crient beaucoup dans le décor où se déroule l’action...Comment voulez-vous vous attacher à cette belle histoire lorsque, à chaque instant, on vous montre le déploiement formidable de la figuration et de la somptuosité des décors ? Par exemple, nous ne demandions qu’à suivre avec attention la montée au calvaire, mais peut-on être ému quand, tout à coup, lorsque nous nous y attendons le moins, nous ne la suivons que de très loin ? L’effet produit est coupé dès ce moment-là ". Le second est involontairement shakespearien : " Du bruit, encore du bruit, toujours du bruit ! Au cours du film, on est quelquefois vraiment trop excédé par ces cris, ce tumulte, ce brouhaha de toute une foule gesticulante, délirante. Il me semble que Duvivier aurait pu nous laisser comprendre cette exaltation de tout un peuple sans nous accabler, pendant près d’une heure et demie, par ces clameurs immenses nous empêchant même de suivre les propos tenus par Caïphe et le grand prêtre... Pourquoi ne nous a-t-on pas montré plus souvent, et de plus près, la souffrance du Christ portant sa croix et sur sa croix ? Il me semble qu’en le voyant en premier plan on aurait rendu encore plus saisissants et émouvants ce calvaire et cette mort vraiment sublimes ". C’est, à peu de choses près, l’avis de toute la critique, ainsi B. Barbey dans " La revue hebdomadaire " - qui salue pourtant la performance de Robert Le Vigan : "Cette œuvre reste, pour ainsi dire, en deçà d'elle-même, en deçà de ses possibilités, de la vertu, de la force qui l'habitent. Pour ceux-là mêmes qui ne voient dans la mort du Christ que le mythe célèbre d'un homme persécuté et crucifié, il semble parfois que la grandeur de ses souffrances ait été rendue, sinon avec parcimonie, au moins avec économie et, pour ainsi dire, de justesse. A travers l'œuvre de M. Duvivier, on ne sent guère la foi des grands artistes chrétiens. Ce n'est pas l'honnêteté qui lui manque, ni les talents, mais le souffle, mais l'esprit... A qui revient le mérite d'avoir choisi M. Le Vigan pour figurer le Christ ? Et, ce choix arrêté, comment la voix de M. Le Vigan a-t-elle pu être "posée" d'une manière si grave et si belle ? Qui lui a enseigné à incliner la tête sur le côté, à élever les mains avec tant de noblesse ? Enfin, ce regard douloureux, méditatif, ce regard qui semble à la fois tourné vers l'au-delà et vers les souffrances de ce monde, il faut bien admettre qu'il doit sa beauté aux traits et aux talents de M. Le Vigan. La méditation, le rêve, la souffrance, l'intelligence, le courage, tout ce qui peut ennoblir un visage humain a été mis à contribution sur celui de M. Le Vigan pour le rapprocher de l'image que nous nous faisons du Christ". On retrouve et déplore " Duvivier le consciencieux " dans Pour vous : " On a l’impression que M. Julien Duvivier et ses collaborateurs ont fait de leur mieux pour évoquer et résumer la tragédie sainte dans ce qu’elle a de plus humain, de plus direct. Toutes les ressources actuelles du cinéma ont été mises en œuvre pour nous restituer les épisodes dominants de la Passion. Dans un mouvement de pieuse exaltation, de ferveur prodigue, on a dépensé sans compter efforts, soins et capitaux. L’antique Jérusalem, avec son temple, ses tours et ses terrasses, a été reconstruite dans sa gloire. Des foules, adorantes ou irritées, ont été réunies pour figurer le peuple hiérosolymitain. Cette plèbe coule à travers le film comme je ne sais quel fleuve de chair sur lequel flotte, illuminative, la face ardente du Sauveur. Des artistes de premier plan ont accepté de tenir, comme par dévotion, des rôles effacés. On pense aux clercs, nobles et bourgeois qui, dans l’ancienne France, s’associaient pour jouer les mystères sur les places publiques et les parvis des cathédrales... Le Nouveau Testament est devenu texte à drame de cinéma, à drame historique, expressif, carré, lumineux. Dieu s’est fait homme... Tout a été ramené aux mesures de la réalité. M. Julien Duvivier a voulu nous présenter la narration sacrée comme un fait certain, avoué, telle qu’elle ressort des témoignages directs, irréfragables. Nous sommes en présence d’une reconstitution historique, avec, à l’appui, dates et documents longuement vérifiés. Peut-être aurait-on souhaité que le sujet sacré passât par une nouvelle création, qu’on y sentit plus de généreux amour, plus de grandeur morale, plus d’extase, sinon plus de style, qu’on en fit irradier le côté transcendant, mystérieux, divin... C’est un superbe produit du genre moyen de la cinématographie, et qui ne nous fait pas trop rêver de grandes choses. Nous restons attachés à la terre. Nous ne sommes touchés par la grâce qu’à de rares instants " . Mais " Golgotha " est un film qui a coûté cher, très cher, et la critique semble curieusement consciente de l’enjeu, au point d’en altérer presqu’officiellement son jugement, comme " La cinématographie française " : " Devant une œuvre aussi considérable, d’une ampleur artistique inusitée, d’une puissance évocatrice incomparable, on manque de termes comparatifs, et il faut regarder " Golgotha " non comme un film normal mais comme un ouvrage exceptionnel. Le tour de force technique représenté par " Golgotha " sera salué par tous ; même les détracteurs " d’avant la lettre " l’admireront. Artistiquement, spirituellement, " Golgotha " doit combler les aspirations les plus ambitieuses, et l’on ne peut que louer le tact et la noblesse avec lesquelles a été traitée l’épopée de la Passion. L’ensemble révèle une beauté peu commune, parfois démesurée et par cela même, un peu froide, un peu austère, mais la beauté ne fait-elle pas vibrer, en dehors de toute considération, d’émotion physique, humaine ?... L’exploitation d’un film de l’envergure et du caractère de " Golgotha " est plus difficile et particulière que toute autre.... Les formules publicitaires devront avoir tact et réserve, et je crois surtout que l’on devra insister sur l’ampleur décorative, la beauté des paysages, la vie prodigieuse des ensembles plutôt que sur l’histoire elle-même, trop merveilleuse pour qu’on en fasse un objet publicitaire... On peut reprocher au film une certaine sécheresse, un manque d’élan humain. Je crois que le respect des figures sacrées, et aussi le rapprochement de l’animateur de la plus grande vérité a placé ces grandes figures à la fois trop près de nous et trop loin.... ". Sur ce " journalisme de connivence ", A. de Reusse, dans une très longue critique d’ "Hebdo-Film ", y va de ses confidences personnelles, plus ambiguës qu’il ne le proclame : " Si j’étais la " vieille vache " pour quoi on me fait passer, je serais arrivé à la présentation avec le désir ardent, mitigé d’espoir tenace, d’assister à un four éclatant. Seulement, je ne suis pas ce que " vous " dites, et j’ai passé ma vie à tâcher d’être un honnête homme, épris de justice (au point d’y passer !) et guidé par un cœur comme il n’y en a pas treize à la douzaine. Mes " mauvais instincts " inexistants n’ayant donc pas à s’émouvoir d’une déception, c’est dans toute la plénitude d’une joie sincère que je puis dire mon enthousiasme de la nouvelle et très belle victoire et de Duvivier, et du film français et des artisans de chez nous... [Je ne suis pas] capable d’en vouloir injustement à M. d’Aguiar, homme d’une exquise courtoisie, de ce que, sur la demi-douzaine de millions que mirent en jeu " Golgotha " et ses... alentours, l’ "Hebdo " n’ait " touché " que deux pauvres petites pages de publicité et un apéritif d’honneur, et n’ait pas été jugé digne de participer aux huit jours de bombe algérienne offerts à la Presse. Pendant ce temps, moi, je m’occupais, à titre absolument gracieux, sans me vanter des résultats heureux obtenus, de procurer des clients à " Golgotha "... J’estime que l’adaptateur de la sublime légende, l’aimable chanoine Reymond, a un peu pris ses désirs pour des réalités et qu’il n’atteint pas autant qu’il l’avait voulu le but qu’il se proposait, c’est-à-dire humaniser, en la plaçant sur un plan presqu’uniquement politique (luttes d’ambitions gouvernementales) la tragédie biblique. Cette intention, pour nettement visible qu’elle soit, n’est peut-être pas assez développée. Mais le drame sacré se suffit amplement et le somptueux album de fresques grandioses, le stupéfiant mouvement des foules, le rythme merveilleux de l’action, bref tout ce travail colossal de très, très grande classe dont est faite cette œuvre lui assignent un rang exceptionnel dans la production non seulement française mais mondiale. On peut vraiment parler d’Art avec la plus reluisante majuscule ".

Jean Mitry, dans son " Histoire du cinéma ", considère quant à lui que le film témoigne du " mysticisme laïque d’un instituteur primaire. [Il] distille un ennui profond malgré l’humour involontaire de Jean Gabin en Ponce-Pilate tout droit sorti de Ménilmuche. Seul Robert le Vigan qui subit le calvaire d’un interminable travelling en gravissant le mont des Oliviers campe un Christ admissible si l’on s’en rapporte à la légende autant qu’aux écritures. En tout cas, il porte mieux la croix que le metteur en scène ". Pour Henri Agel, " Golgotha " se rattache à " une veine de confuse religiosité " chez Duvivier, qui renvoie à la " trilogie chrétienne " inachevée du cinéaste... Pour autant, Agel considère qu’il s’agit d’une " aberration spirituelle dont la responsabilité initiale semble renoncer à la fois à Renan et à la tradition de l’iconographie sulpicienne ". Quant au choix de Robert Le Vigan, il s’agit d’ "un choix impensable dont fut coupable un metteur en scène d’une sensibilité peu raffinée... En dirigeant Le Vigan dans " Golgotha ", Duvivier grevait sa prestation de deux défauts majeurs de son imagination cinématographique : la mièvrerie et la grossièreté intellectuelle ". Le Vigan lui-même - des années plus tard - livra son propre commentaire sur sa prestation dans le film de Duvivier, et sur le film lui-même : "" Golgotha ", athée ? C'est bien l'impression que chacun en eut... mais le vrai motif ne fut point pourtant si confessionnel ! Duvivier était parfait artisan - froid, méticuleux - un chef d'entreprise, un grand régisseur. Il n'avait pas l'âme qu'exigeait le film, le sujet surtout ! Durant le tournage, j'ai bien essayé de le dissuader de la convention dite Saint-Sulpice... de le décider à ce qu'il présente un autre Jésus, contraire à l'image et non pommadé !... révolutionnaire, hirsute, extatique, sortant du désert, des "quarante jours de jeûne sévère"... conscient, sacrifié... Sage, illuminé lorsque avec les simples ; leur offrant sa joie à la charité toute spirituelle... pourtant combattant tous les privilèges surtout le majeur, la maîtrise juive toujours si jalouse !... ouvrant le chemin, fonçant vers la mort au seul nom de Dieu qu'il voulait pour tous ". Charles Ford, dans " Le cinéma au service de la foi ", note avec candeur que, " Duvivier n’était pas un " outsider " dans le domaine du film chrétien... Ce qui lui manquait, vraisemblablement, c’était la foi... Interrogé, un jour, sur ces nombreuses réalisations, il répondit : " Ce n’était pas, chez moi, un besoin. Cela s’est tout simplement trouvé ainsi ". Dans le même ordre d’idée, J. L. Tallenay et A. Ayfre constataient l’échec de la tentative : " La sensibilité la plus frustre est gênée par l’allure de déguisement inséparable des costumes à l’antique, et par la présence d’acteurs connus interprétant des personnages sacrés... L’acteur [Le Vigan] est honorable, mais toute sa bonne volonté ne fait pas que nous le sentions comme le point unique de tangence entre l’Homme et Dieu, comme la polarisation humaine du divin ".