La Charrette fantôme

À la sortie, la critique hésite entre la dithyrambe et la déception. Champion toutes catégories de la première, Maurice Bessy dans Cinémonde : "Il faut s’incliner très bas devant ce film miraculeux qui nous étonne par sa facture audacieuse, ses éléments les plus futiles, sa supériorité artistique... C’est un film qui remue, emporte. Un film vertigineux qui vous prend à la gorge et qui, s’il vous fait pleurer, n’utilise ni cadavres de gangsters, ni morale de Bibliothèque Rose. Je dirai même qu’au travers de cette histoire assez triste et propre à exciter la pitié, passe comme un grand souffle d’air pur, de rédemption... La Charrette fantôme n’est pas précisément un film gai, mais ce n’est pas non plus un film décourageant, désespéré... nous ne sommes plus sur le plan terrestre, et il faudrait, pour parler de ce film, disposer de ces mots que nous devinons parfois au plus profond de notre cœur, mais [qui] ne font pas encore partie du vocabulaire des hommes... Ces fantômes que sont généralement les personnages de l’écran, trouvent subitement leur véritable climat. Ils sont enfin chez eux et vivent une existence magique qui dépasse la critique. Il faudrait s’étendre pendant des pages et des pages sur ce film, riche en matière spectaculaire, plus fertile encore en réflexions, en chocs émotifs et artistiques...".

Plus mesuré, toujours dans Cinémonde, Claude Méjean s’interroge sur la part fantastique du Français : Le Français est capable, malgré tout, de mettre de côté la logique et le bon sens dont il semble avoir reçu plus que sa part, pour se laisser aller aux joies coupables de l’imagination auxquelles les Américains, en grands enfants qu’ils sont, s’abandonnent sans arrière-pensée... La légende brumeuse, faite pour être illustrée seulement par les rêves d’enfants délicieusement épouvantés, exige la plus grande délicatesse des mains qui veulent la convertir en images tangibles. Ce risque, Duvivier l’a superbement évité... Le charme subsiste d’un bout à l’autre. Avec un savant crescendo, pour ne pas rebuter dès l’abord nos cervelles raisonneuses, on a dilué le mystère goutte à goutte dans la réalité... De la Nature elle-même, le metteur en scène s’est fait une alliée... N’est-elle pas l’abri des puissances du Bien et du Mal, cette forêt aux fûts droits où les rayons de soleil tombent comme au travers des vitraux d’église, où les feuilles et le torrent mêlent leurs éternelles incantations... ". Curieusement, Claude Vermorel, dans Pour vous, salue au contraire le réalisme du propos : "Cette aventure, pour un nordique, est peut-être pleine de frissons. Duvivier l'a traitée avec un réalisme impitoyable, une sûreté technique qui laisse peu de prise à la féerie. Film de grand metteur en scène, de virtuose quant il n'eût fallu, peut-être, qu'un poète ou un humoriste".

On devine des réticences, qui, ailleurs, seront beaucoup plus vives et beaucoup plus franchement exprimées, ainsi dans Gringoire : "Le scénario de monsieur Duvivier est pléthorique. L’intérêt s’éparpille entre des personnages de second plan dont les aventures nous sont rapportées avec le même luxe de détail que celles des trois héros. Cette accumulation d’épisodes secondaires déséquilibre le récit... Il y a, dans le film parlant, un élément de matérialité qui le rend moins propre que le film muet au développement de sujets fantastiques. Si, pourtant, il prétend aborder ces derniers, la logique veut qu'il demande moins à l'image pure qu'au bruit et au verbe". De fait, comme de juste, beaucoup comparent le film de Duvivier à la version réalisée par Victor Sjöstrom [La Charrette fantôme (Korkalen) (1920) de et avec Victor Sjöstrom, Hilda Borgström et Tore Svennberg], et cette comparaison n’est guère enthousiaste : "Il manque quelque chose à cet ensemble d’éléments techniques admirables, une chose qui, précisément, faisait la valeur essentielle du film suédois : la poésie", lit-on dans Marianne, tandis que René Bizet considère que "Duvivier a eu tort de" situer ici, là-bas ou ailleurs "la légende de la charrette des morts qui a besoin de son atmosphère natale pour être admise par un public français peu enclin aux effrois du mystère". Sur cette technique, toujours dans Gringoire, Georges Champeaux la trouve déplacée dans le film de Duvivier : "dans un film [celui de Sjöstrom] où les personnages étaient tous, du fait de leur mutité, des matières de fantômes, la surimpression n’avait rien de surprenant. Dans un film où les acteurs parlent, elle est choquante".

Certains comparent le film aux Musiciens du ciel, tourné par Georges Lacombe d’après un argument de René Lefebvre, qui sort la même semaine, où, de fait, on retrouve une salutiste dévouée (Michèle Morgan), un loubard en mal de rachat (René Lefèvre) et même un capitaine de l’Armée du Salut qui a les traits de... Michel Simon, pour une histoire dont le déroulement est proche, dans son esprit sinon dans sa lettre, de la "parabole" de Duvivier. C’est, finalement, La Cinématographie française qui, sommairement, résume le mieux cet accueil pour le moins mitigé : "L’œuvre de Selma Lagerloff, où le fantastique se même étroitement au réel, était difficile à réaliser. Le film est en deux parties, deux atmosphères. C’est l’étude réaliste qui est, de beaucoup, la plus puissante, la plus accessible au public français qui sera dérouté par le surnaturel pourtant merveilleusement exprimé".