Poil de carotte (1925)

La critique est quasi-unanime à voir dans " Poil de carotte " un chef-d’œuvre qui, comme l’on dit, trahit Jules Renard pour mieux le servir. Ainsi de Comœdia : " M. Julien Duvivier nous a montré hier son meilleur film, le plus complet, le plus " moderne ". Il avait un guide, exactement un inspirateur - et quel inspirateur ! - Jules RenarDuvivier Le " Poil de carotte " réalisé n’est pas, ne pouvait être celui du maître écrivain. Le cinéma s’opposait à une pareille transcription car le jeu des pensées, le tableau des caractères, leur extériorisation n’eussent manqué d’action, leur psychologie eût été noyée. Hardiment, heureusement à mon avis, le metteur en scène a pris le thème livresque et théâtral du subtil auteur et a brodé autour ". Même enthousiasme dans Cinémagazine : " L’audacieuse réalisation qu’a exécutée Julien Duvivier en adaptant à l’écran l’œuvre célèbre de Jules Renard ne saurait nous laisser indifférents. Nous retrouvons dans son film les principaux personnages, tels que nous les avait fait connaître la lecture du livre... Ses caractères sont remarquablement fouillés et chacune des silhouettes qu’il nous évoque est intéressante à plus d’un titre. Le metteur en scène a dû néanmoins prendre quelques libertés, imaginer une action, la transporter du Morvan au milieu d’un paysage de montagnes... Initiative inévitable et qui, si elle rencontre quelques détracteurs, trouvera des partisans en plus grand nombre... " Et, pour faire taire par avance les détracteurs, Cinémagazine revient longuement sur ces accommodements avec l’œuvre de Jules Renard, les excusant en tout : " N’apportant aucun changement au sujet sur lequel il a pris modèle quant au fond, il a dû exécuter de nombreuses variantes quant à la forme. L’œuvre de Jules Renard n’est-elle pas constituée d’anecdotes sans lien entre elles, et l’action n’y est-elle pas à peu près inexistante ? Cette action, il fallait la créer, tout en conservant intacts les caractères des principaux personnages. Et c’est bien le Poil de Carotte et ses parents que le livre nous a rendus familiers qui nous apparaissent sur l’écran... ". Et, quelques mois plus tard, les mêmes y reviennent, sans faillir : "M. Duvivier ne s’est pas contenté de transformer en images les récits de Renard, car il eût obtenu un film très ordinaire. Mais, il l’a suffisamment proclamé dans son plaidoyer avant la projection du film, il s’est inspiré de l’œuvre et, s’il a pris quelques libertés - toutes heureuses - avec le livre, de façon à donner au film une ossature... il a conservé toute la simplicité, toute la grandeur, toute la tragédie intime de l’ouvrage de Jules Renard ; il en a concrétisé tout l’esprit, en se jouant des difficultés nombreuses... Le " Poil de Carotte " que nous voyons sur l’écran, il nous semble le connaître depuis toujours, car c’est bien celui que nous avions " vu " à la lecture du livre et les caractères des personnages qui l’entourent, s’ils s’écartent parfois un peu de ceux du roman, sont étudiés avec un tel souci de vérité et un tel soin du détail, qu’ils sont désormais inséparables du film.... Non, le " Poil de Carotte " de Julien Duvivier n’est pas une profanation. C’est une œuvre magnifique à la technique moderne et sans défaut ; c’est un film où les paysages majestueux, la photo lumineuse, l’interprétation de remarquables artistes de talent... réalisent un tout homogène d’une grandeur et d’une simplicité rarement égalées ". Cinéa n’est pas en reste, allant même jusqu'à préférer le film : " Il y a longtemps qu’on ne vit pareille émotion à une séance de présentation. Les moins sensibles y allèrent de leur larme et les malheurs de Poil de Carotte si admirablement exprimés par André Heuzé remuèrent profondément la foule des spectateurs... Le roman n’est qu’une page de vie, de vie douloureuse, entre trois caractères fortement accusés, l’enfant martyr, le père brave homme indifférent, la mère acariâtre et brutale... Comme on dit en langage cinégraphique : il n’y a pas de scénario. Julien Duvivier sans sortir du cadre de l’œuvre littéraire ni de son esprit, en composa un singulièrement émouvant. Il fit un film d’un simple thème dramatique, d’un simple énoncé de caractères. Et c’est parfaitement réussi. La mise en scène de Julien Duvivier situe dans une juste atmosphère les diverses péripéties de cette tragédie familiale et bourgeoise. Les décors, mille détails d’existence commune, les choses, les gens et les bêtes, tout s’anime pour constituer une vaste fresque vivante dont le principal charme est la simplicité ". Le Cinéopse, lui aussi, ne voit que des avantages aux " trahisons " de Julien Duvivier : " M. Julien Duvivier ne se défend pas d’avoir quelque peu modifié l’ouvrage, à tort dénommé roman : ne le fit-on pas pour le transporter sur la scène ? Il a donc mis en son film une part de l’action qui manque à l’œuvre écrite " en développant les caractères imaginés par Jules Renard ". Peut-on lui reprocher d’avoir abandonné les sites du Morvan pour ceux du Dauphiné ? Question de localisation qui, en fait, échappe ici à la critique. " Poil de carotte " n’est pas une œuvre régionaliste, mais une étude de caractères ; il définit un milieu d’êtres et non d’endroits... Je félicite au contraire notre excellent metteur en scène d’avoir voulu " opposer un décor d’une incontestable grandeur, à la laideur d’âme involontaire des Lepic ", et ce décor, où le rencontrer, sinon sur nos monts alpestres ? Encore que les Royannais soient de petites Alpes ... Grâce à lui le chef-d’œuvre de Jules Renard passe de la bibliothèque des lettrés sous les yeux de tout le monde, et c’est une des plus louables applications du cinéma, que cette vulgarisation qui ne signifie pas du tout réalisation vulgaire. Avec "Poil de carotte ", Jules Renard nous a donné un type plutôt synthétique que réel, mais tout plein de possible vérité... Oui, Poil de Carotte a tout gagné à être tourné dans les grandioses paysages du Royannais. Pont-en-Royans n’est pas dans les Hautes-Alpes, mais dans l’Isère et vers le département de la Drôme, et M. Walter y prit de très superbes photographies ; le cadre alpestre et pastoral s’y prêtait à ravir ". Comme si cela ne suffisait pas, " L’écho de Paris " s’emploie même à faire parler les morts : " Qu’en aurait dit Jules Renard ? Ombrageux, amer, jaloux de son œuvre comme il l’était, Jules Renard n’eût, sans doute, pas approuvé les libertés que le metteur en scène a prises avec le livre. Et il n’eût pas du tout été satisfait de voir " Poil de carotte " se passer, non plus dans le Morvan, où il l’avait situé, mais, " pour ce que ce soit plus pittoresque ", dans des paysages de haute montagne. Par contre, il eût, à coup sûr, applaudi, comme les spectateurs, le couple Lepic, vivant, naturel, vraisemblable... et il eût aimé le Poil de carotte de l’écran : André Heuzé ". Bref, il revient - hélas - à André Antoine, son ancien mentor, d’apporter dans " L’œuvre " l’une des rares notes discordantes à l’égard du film de Duvivier : " M. Julien Duvivier a diminué son film en l’augmentant de quelques actes privés de toute vertu propre. Admettons l’assemblée municipale qu’il nous montre, mais un café-concert et ses coulisses, mais l’amie vénale de Félix, l’aîné des Lepic, qui vole pour elle, alourdissent la délicatesse et affaiblissent la puissance des scènes typiques, à quoi participe la famille observée par Jules Renard. Et voici encore un regret : si on a le droit, pour l’écran, d’ajouter à une œuvre littéraire des traits qui s’harmonisent avec l’affabulation choisie, on a le devoir de ne pas exploiter des idées qui, excellentes ou admissibles dans un livre, ne peuvent inspirer que des images regrettables : je veux parler de la scène où Poil de carotte annihile une gêne physique. Des spectateurs ont ri. Est-ce une raison pour approuver des relents de scatologie ?... M. Julien Duvivier aurait pu donner un film d’ordre supérieur s’il avait négligé des effets qui ont fait leur preuve et n’en valent pas mieux mais ces additions vont peut-être assurer le succès commercial de " Poil de carotte ". Alors ! ".