La Belle Équipe

Sorti en septembre 1936, un film au propos aussi fort ne pouvait, dans le contexte du Front populaire, laisser la critique indifférente, encore moins unanime, d’autant plus que c’est avec la version "pessimiste" que le film est exploité dans un premier temps, et critiqué comme tel. L’exacerbation des tensions politiques partage presque parfaitement les propos, quoi que chacun essaie de "tirer" le film à lui. D’autres, prudents mais peu crédibles, s’efforcent d’occulter ou de dépasser le propos politique, ce en quoi Duvivier, peut-être, leur aurait donné raison.

L’Humanité pose clairement les termes de l’ambiguïté d’interprétation que le film suscite : "C’est du beau travail et le scénario est solide... du moins en partie, car après un excellent début, l’histoire devient fausse et nous comprenons mal pourquoi tant de malheurs s’abattent sur les cinq camarades... On nous dit que M. Duvivier a voulu prouver par là que les loteries et les autres miroirs aux alouettes ne peuvent en aucun cas servir à relever des chômeurs qui sont "tombés". Nous voulons bien le croire, mais cela n’apparaît guère et les journaux fascistes ont pu écrire, non sans apparence de raison que " La Belle Équipe condamne un essai de collectivisme". Dans l'intention de composer un film populaire, MM. Charles Spaak et Julien Duvivier ont choisi leurs personnages parmi des gens assez douteux, qui n'appartiennent peut-être pas tous au fameux "milieu" si exploité depuis quelques années, mais n'en sont pas très éloignés...

"Les cinq héros de La Belle Équipe parlent une langue dépouillée qu'on dirait traduite. Ce ne sont pas des gangsters, même de banlieue... Nous nous rappelons toujours qu'ils évoluent dans des décors de cinéma" indique Excelsior.

Le Figaro ne craint pas d'invoquer, malgré le contexte, l'union sacrée : "Le film plaira à tous : il est populaire et point tendancieux ; il s'adresse aux "200 familles" comme aux "camarades" et nous aimons que, projeté à l'étranger, il montre à ceux-là qui nous guettent un ouvrier couvreur plantant sur le toit un drapeau tricolore - un drapeau tricolore "enfin seul"".

François Vinneuil, bien sûr, ne peut approuver, dans L'Action française, pareille "provocation" : "Le récit de M. Spaak n'est qu'une plate flagornerie à ce qu'il croit être l'esprit du jour. Elle ne peut qu'acculer l'auteur à une vulgarité indicible... Nous avons maintes fois appelé de nos vœux un cinéma qui abandonnât enfin le monde de femelles caquetantes, de rastaquouères dont notre écran se trouve encombré, pour nous montrer, comme les Américains, des hommes vrais, vivants, le peuple français enfin... Mais ces types ne sont pas populaires, ils sont atrocement populaciers. Le chef de la bande relève de tous les poncifs du roman apache. L’outrance de l’argot dans leur bouche devient aussi artificielle que le patoisement des Normands de vaudeville... Nous voyons des couvreurs chanter sur un toit Les Saltimbanques avec les ronds de bras et les coups de glotte d'un ténor du Capitole... La guinguette bâtie en association est bien entendu un symbole collectiviste, dans le meilleur style de l’URSS On a voulu éviter le dénouement optimiste, le "happy end" que tout à peu près commandait. Mais ce massacre final est aussi arbitraire que le mariage de la duchesse et du ramoneur. Tout cela est faux, sot, et grossier". Curieusement, François Vinneuil accable plus largement Spaak que Duvivier - mais la charge reste lourde.

Infiniment plus mesurée, Odile Cambier reste néanmoins sévère, dans Hebdo : "Je me suis rarement sentie aussi gênée pour faire mon métier de critique parce que j’ai rarement éprouvé ce malaise, cette sorte d’incapacité à analyser les causes sur le champ... La Belle Équipe, film parfaitement réalisé, est un film raté dans sa conception... Au point de vue du film, ses auteurs n’ont pas su choisir, ni prendre parti. Au point de vue du public, ils ont commis la même erreur. On s’imagine qu’ils ont travaillé pour des spectateurs populaires, et on s’aperçoit tout à coup des tendances opposées qu’ils manifestent pour revenir ensuite à leur attitude initiale... Pourquoi ces concessions à certaines doctrines du Front populaire, je dirais même de servilité, puisque le sujet même de La Belle Équipe est une sorte de reconnaissance à sa fausseté initiale, un tableau amer de la désagrégation qui menace fatalement toute œuvre collective ? ".

Les plus candides s’en tiennent à l’histoire, "ignorant" ces querelles, ainsi Gringoire : "L’intrigue est bien arbitraire. La mort de Raymond surprend fâcheusement : ce joyeux bavard qui dégringole une verrière, au beau milieu de son discours, comment ne pas croire à un effet comique ? Le rebondissement final suppose chez Charles une candeur inadmissible et qui n’est d’ailleurs pas dans la ligne de son caractère : cet amant bafoué, très lucide, est un malheureux ; ce n’est pas un niais... ".

Fernand Lot en "rajoute" dans Ciné-Comœdia, avec un humour largement involontaire : "Laissons-là les moralités ! On n’en a cure. Il s’agissait de nous toucher par une émouvante histoire. Nous le sommes profondément. Et parce que saisis par une constante justesse de touche et de ton. Comme ce sont bien là de vrais gars de Paris, sensibles, malins, courageux, vifs et prompts à donner le change, par un argot brutal, sur la délicatesse de leurs sentiments virils". Tandis que Le Matin trouve, lui aussi, le scénario plein de conventions et d’artifices : "C’est la démolition d’une amitié commune par la construction d’une commune maison... Il est beaucoup plus facile de construire une maison qu’un scénario. M. Julien Duvivier et Charles Spaak associés à l’instar de leur "Belle équipe" s’en sont aperçus rapidement. Dans leur bâtisse, ils ont accordé une trop grande place à l’escalier, on ne cesse de le gravir et à chaque palier, un petit intermède hors programme, scène de séduction ou d’émotion, java et vieille grand-mère tentent de nous éloigner de cette montée populiste... L’arbitraire montre son nez au bout de deux secondes et la sauce ne remplace pas le lapin. Ici, l’artifice des situations éclate dès les premières images et la fameuse atmosphère nous ramène au beau temps du mélodrame, "du vrai de vrai", de la femme giflée par un costaud, de la bluette au bord de l’eau, du bon pandore et de la non moins bonne grand’maman et aussi de la dame... qui bafoue son mari à l’heure et à la course".

Comme François Vinneuil, J. Fayard, dans Candide, s’en prend aux dialogues, et par conséquent plus à Spaak qu’à Duvivier : "Certains détails nous font croire qu’il s’agit d’une œuvre socialo-politique destinée à exalter le travail manuel aux dépens du bourgeois... Ce qui le rend passablement ridicule et indigeste, c’est l’usage constant et abusif de l’argot, et bien entendu d’un argot conventionnel... Les scènes d’attendrissement traitées sur ce registre, détonnent un peu et il y a un bon kilomètre d’attendrissement". Enfin, Le Canard enchaîné s’efforce d’expliquer l’échec populaire d’un film qui, pourtant, était bien "dans l’air du temps" : "Ce film populiste, âpre, pittoresque, émouvant et souvent comique n’a qu’un défaut : celui d’être projeté dans un cinéma où le public imbécile des critiques-club ne tolère que les films américains. Bien rythmé, bien imaginé, bien joué, La Belle Équipe, donnera, j’en suis sûr, dans une autre salle, de grandes joies à son auteur et à son metteur en scène ".

Rétrospectivement, critiques ou historiens de cinéma resteront relativement circonspects avec le film. Dans son Histoire du cinéma, Jean Mitry est sévère avec un film dans lequel il voit "un populisme de circonstance avec une représentation de la classe ouvrière conforme aux clichés du moment... un "vérisme" relatif à la couleur locale, au décor, bien davantage qu’un quelconque réalisme. La psychologie est sommaire et les personnages sont taillés à coups de serpe dans la convention qui les fonde, mais une réelle poésie émane du climat qui s’attache à dépeindre l’amitié de quelques copains réunis en une sorte de coopérative... Le film, alertement traité et rythmé, est aussi inoffensif qu’une opérette, mais il en a - sur un tout autre plan - le charme et la saveur ". Dans L’Âge classique du Cinéma français, Pierre Billard considère quant à lui que "Populaire, La Belle Équipe l'est formidablement, par l'accord si totalement harmonieux du dialogue, des interprètes, du décor, de la musique, accord où s'exprime l'essence même du populisme, avec sa gouaille, sa sentimentalité, sa mélancolie profonde illuminée de projets auxquels on ne croit jamais tout à fait, sa solidarité menacée par le désir des garces qui rôdent toujours autour de l'amitié des hommes. Tout ce qui deviendra poncif retrouve ici une sorte de verdeur originelle : c'est là sans doute qu'a joué le climat de l'époque pour redonner fraîcheur et inspiration à une déjà ancienne tradition".