Voici le temps des assassins

La critique ne s’y trompe pas, c’est là le meilleur film de Duvivier depuis longtemps. Il revient à l’un des critiques les plus redoutés, François Truffaut, d’être l’un des plus louangeurs dans " Arts " : " Voici venir le temps des surprises : j’attendais un film français de plus, à mi-chemin entre l’obscure qualité et le plus clair commerce : au lieu de quoi, je " découvre ", pour ainsi dire, Julien Duvivier, l’homme et le cinéaste, dans un seul film. Julien Duvivier a tourné cinquante-sept films. J’en ai vu vingt-trois et j’en ai aimé huit. De tous, " Voici le temps des assassins " me semble le meilleur, celui dans lequel on peut sentir sur tous les éléments : scénario, mise en scène, jeu, photo, musique, etc. un contrôle qui est celui d’un cinéaste parvenu à une totale sûreté de lui-même, et de son métier. Le scénario de " Voici le temps des assassins "...est pratiquement irréprochable dans sa construction comme dans sa conception. Si j’étais espagnol, je dirais qu’il est " inaméliorable ". Par ailleurs il n’est pas plus malsain qu’un roman de Zola par exemple. Seul le regard d’un cinéaste, regard qui s’exprime en termes de mise en scène, décide de la valeur morale d’un film. Or le regard de Duvivier est évidemment pur, jusqu’à la naïveté ; un brave homme nous parle du mal et sa peinture, fraîche encore, est en deçà, bien sûr, de la vérité. Enfin, pour qui aime fortement le cinéma, pour qui aime retrouver dans un film amoureusement réalisé, un plaisir identique de la part des auteurs, il n’est rien de plus grisant que cette complicité qui traverse l’écran, ce clin d’œil professionnel qui est ainsi adressé directement du réalisateur au consommateur ". Fait rare, sous la plume d’André S. Labarthe, " Les cahiers du cinéma " se joignent à ce concert, avec quelques nuances : " Son travail est d’une tenue irréprochable ; il témoigne d’une franchise, assez rare chez nos réalisateurs, toujours à l’affût de l’effet, pour qu’il soit permis de s’en étonner... Duvivier - et ce n’est n’est pas un mince mérite - s’est refusé à toute diversion hors de son récit ; la couleur n’empiète pas sur le dessin ; il s’est un peu attardé dans la caricature du beau monde de la finance... encore l’a-t-il fait avec sobriété et sans qu’en souffre la conduite de l’intrigue... C’est bien dans le passé des personnages que nous devons chercher leur justification psychologique... C’est cette préoccupation de charger le moindre geste de toute une généalogie qui tue dans l’oeuf le germe de merveilleux que pouvait receler le sujet à l’origine. Le Merveilleux ne peut éclore librement à l’ombre d’une esthétique naturaliste. Il lui faut l’insécurité d’une météorologie détraquée... ". France-Observateur est à l’aune de ce jugement, au moins pour ce qui est du style, plus défiant pour ce qui est de du récit : "Cette histoire imaginée par Julien Duvivier avec l'aide de Maurice Bessy, [est] inspirée d'un fait divers authentique et titrée avec une phrase célèbre de Rimbaud. Elle [Catherine] paraît vraie dans l'innocence et fausse dans le crime, et cependant ce qu'on nous prouve c'est qu'elle est une criminelle. Il y a quelque part un ressort qui n'a pas fonctionné... Pas un plan, un cadrage, un mouvement, un geste, une image, qui ne porte la marque de la maîtrise. Maîtrise qui est plus faite de travail, de conscience, d'amour du métier, de science de l'efficacité, que de don inné, mais maîtrise indéniable, visible tout au long du film, dont la réalisation est puissante, sobre, dense, avec cette sorte d'épaisseur, de profondeur, d'intelligence, qui fait en littérature l'art d'un Balzac ou d'un Tolstoï". Toujours en matière de références littéraires, " Les cahiers du cinéma " -encore - en ajoutent quelques autres au palmarès de Duvivier : "Son travail est d'une tenue irréprochable. [Son] réalisme est l'héritier direct du Naturalisme de Zola et du premier Huysmans ". Et on peut même ajouter au rang des critiques favorables ceux qui déplorent la noirceur du propos, tel " Télérama " : " "Voici le temps des assassins" est l'étude clinique d'un fait divers d'une noirceur intégrale, une peinture naturaliste dans laquelle sont mis en relief les détails les plus sordides et les plus pénibles. Les personnages n'ont aucune vérité intérieure. Monstres ou victimes, ils sont présentés comme des "cas". Il faut voir ce film comme on lit les romans les plus outrés de Zola. Malheureusement, Julien Duvivier (au contraire de René Clément dans "Gervaise") n'a pas le regard d'un moraliste. La noirceur naturaliste reste parfaitement gratuite" . Mêmes reproches dans " Témoignage chrétien " : "Son héroïne est théorique, trop diabolique, et sa frénésie du mal pour être vraie [sic], et notre temps, quelque pessimisme qu'on cultive à son égard, n'a tout de même pas pour uniques valeurs de référence le mensonge et le meurtre. Alors flatterie de certains bas instincts du public ? Même pas. En dépit de l'ignominie du sujet traité, l'œuvre de Duvivier n'est ni graveleuse ni équivoque" . Avec encore plus de circonvolutions, " Le monde " ne dit pas autre chose : "La noirceur d'âme, l'affreux machiavélisme du personnage, offraient de l'intérêt. On eut aimé que les auteurs nous le présentassent de manière moins simpliste. Cette furie, cette harpie, nous savons trop vite qu'elle est mauvaise, sans rémission. Puisque l'on abattait immédiatement les cartes, il fallait nous en dire davantage sur elle et surtout le dire plus subtilement. Il fallait nous donner les moyens de comprendre son abjection, son désespoir. Il fallait nous persuader de sa réalité psychologique ". Ce caractère trop composé est stigmatisé aussi dans " Combat " par l’un des rares critiques à avoir perçu (ou écrit) l’un des thèmes majeurs du film, l’inceste : "Cette histoire n'est pas impossible, elle ressort du fait divers habituel mais il semble qu'en retournant les poubelles, en y chatouillant les rats et les immondices, les auteurs obéissent à une sorte de délectation morose. D'autant plus qu'ils insistent sur les déchéances physiques et morales et que seule l'ombre de la censure empêche cette histoire d'opter authentiquement pour l'inceste. D'ailleurs le doute subsiste". Certains, enfin, viennent tempérer ce concert, avec des arguments plus ou moins neufs, comme " Franc-Tireur " : " Duvivier est un vétéran. Il reste fidèle à l'esthétique périmée qui fit le succès du cinéma français en 1935. mais ce "réalisme composé" date terriblement. Malgré tous ses mérites, son film impersonnel, trop réussi, est un film paralysé" . Et c’est, comme souvent, " Rivarol " qui se montre le plus impitoyable, et à complet rebours de Truffaut : " Voici une fort méchante action, voici une bien détestable histoire, voici une pitoyable aventure, voici le temps des assassins, film où la prétention le dispute à la médiocrité. Méchante action parce que préméditée et intéressée, détestable histoire parce que volontairement écœurante, pitoyable aventure parce que Julien Duvivier ne parvient jamais à nous en imposer, prête à tous les ridicules du naturalisme le plus démuni, s’enlise dans les vases de la plus douteuse littérature. Exemple type du faux chef-d’œuvre, " Voici le temps des assassins " accumule avec une véritable passion tous les poncifs à frisson qui flattent ce qu’il y a de plus affligeant, de plus mesquin dans la nature humaine. Fausses audaces, faux sadismes, fausses insolences : il n’y a de réelle que cette vulgarité de pensée qui domine tout le dialogue... Dès les quinze premières minutes, on ne peut plus rien espérer. Il reste un roman à quatre sous, parfois bien photographié, et qui s’en va par les chemins qui conviennent jusqu’à une fin épouvantable et nécessaire... On pense, parfois, aux " Dames du bois de Boulogne ", mauvaise pensée d’ailleurs... ". Raymond Chirat rétablira plus tard le film à sa juste place, l’une des premières dans l’œuvre de Duvivier après guerre : " On peut plaisanter un scénario qui accumule un tel échantillonnage de turpitudes et dévoile une inquiétante galerie de portraits... L’histoire s’englue peu à peu dans la boue et le sang, mais le récit est toujours supérieurement mené et l’accumulation de détails outranciers opposés à des décors réalistes finit par déboucher sur une sorte de baroquisme savoureux. Mieux, on finit par admettre cette histoire insoutenable. Le comportement bonasse de Chatelain équilibre le comportement de détraquée de Gabrielle : l’un et l’autre se répondent et se complètent et font avaler la gageure d’une femme mariant sa fille à son ex-mari. La reconstitution des Halles est d’une grande habileté, elle plante un décor précis, observé avec une espèce de sécheresse, de froideur objective, comme un constat . Du Zola sans lyrisme. La poésie de l’ignoble ne vient qu’ensuite ".