Jean-Claude Biette

Ecco ho letto

Jean-Claude Biette
Italie / 1966 / 14:35 / VO française et italienne avec sous-titres français en option
Avec Giuseppe Saltini, Isabel Ruth, Ninetto Davoli.

Un garçon tout juste sorti de l'université s'ennuie, se promène et fait des rencontres.

Film restauré en 2010 à partir des éléments 16 mm déposés par Jean-Claude Biette à la Cinémathèque française.


Adriano Aprà, cité au générique comme réalisateur, interrogé en 2018, est formel : « J'ai peu de souvenirs d'Ecco ho letto. Je l'ai vu tourner en un jour et puis je l'ai vu fini. Je n'avais aucun souvenir des intitulés du générique. Ils s'expliquent très certainement par des questions de production. J'imagine que Gian Vittorio Baldi, qui l'a produit, avait besoin d'un nom italien. En tout cas je n'y ai eu aucune part. Ce film est entièrement de Jean-Claude. » Ainsi, puisque La Poursuite, court métrage réalisé par Jean-Claude Biette en format amateur 9,5 mm, est aujourd'hui perdu, Ecco ho letto est bien son premier film visible et le premier des quatre films italiens qu'il a tournés pendant sa longue « vacance romaine » qui lui permit d'échapper, entre 1965 et 1969, au service militaire en France. Faisant étudier le français à Pier Paolo Pasolini à la période d'Ecco ho letto, Biette lui-même a décrit plus tard comme un échange de voyelles entre traducteurs l'invention de deux titres : Biette traduit pour sa version française l'intraduisible Uccellacci e uccellini, le film contemporain de Pasolini, « Des oiseaux, petits et gros », à la manière, précise-t-il, des chapitres des Essais de Montaigne, au sens elliptique de : « Qui traite des oiseaux », et avec virgule (les « o » remplacent les « i »), tandis que Pasolini trouve le titre italien de son court métrage, qu'il avait imaginé en français : « T'as vu, j'ai lu », avec cet euphonique «  Ecco ho letto », qu'on pourrait aussi traduire par : « Ça y est, j'ai lu » (les « o » remplacent les « u »).

Bien qu'il évoque aussi, dans un entretien, que l'idée lui soit venue un temps, pour ce film, d'adapter la terrible nouvelle de Dostoïevski parlant de suicide et de honte, Le Rêve d'un homme ridicule, une lettre témoigne de son état d'esprit à l'époque du tournage, qui le rend heureux : « Je suis infiniment moins névrosé qu'avant. J'accepte la vie et moi-même. » Alors, pourquoi ne pas voir dans ce récit – qui ressemble pourtant fort aux « Contes moraux » d'Éric Rohmer, surtout au premier, La Boulangère de Monceau – une éducation sentimentale gay nichée sous l'apparence d'une classique chasse à l'épouse des années machos d'avant Mai 68 ? Chaque étape peint une relation ratée avec une jeune fille : la première regarde ailleurs d'un air ennuyé lorsque le garçon qui dit s'être « toujours ennuyé » pérore ; la seconde est une amie actrice qui a la tête ailleurs, et dont la sonnette cassée figure (en très gros plan) un cœur et un courant qui ne passe qu'un bref instant avant l'ouverture de la porte (on pense à Laura Betti qui habitait là où le garçon marche quand il se rend chez son amie, qui était actrice, et qui trouvait du travail à Biette comme on prête de l'argent) ; il faut attendre la conclusion du film pour comprendre ce qui lui arrive avec la troisième. Entretemps, il accepte une rencontre avec un garçon inconnu, en trouve un au lieu du rendez-vous, qui l'appelle « Amore » pour lui demander une cigarette (c'est Ninetto Davoli, le petit ami de Pasolini) ; il aurait bien voulu rester, dit après coup sa voix intérieure, mais il s'enfuit lorsque Ninetto met la main sur l'épaule d'un ami de passage, qui demande, justement, à Ninetto-Alberto si ce type « est un de ceux qui... »

Comme toujours dans les films de Biette, de minuscules détails presque trop discrets disent l'essentiel d'une intrigue. Celui, aux tout derniers instants, de la clé oubliée, que celle qui est censée être « dans quelques jours ma future femme » selon la voix off du narrateur, se refuse à chercher en mentant à son fiancé (elle compte dix sur ses doigts au lieu de chercher la clé, puis descend retrouver la bande d'amis en disant qu'elle ne l'a pas trouvée), ne peut vouloir dire qu'une chose : elle est dans son appartement, elle ne compte pas lui rendre « sa » clé car elle va le quitter, après avoir lu deux pages manuscrites, peut-être écrites par lui (ou par elle pour expliquer sa rupture). Ce départ joyeux de cinq jeunes gens, qui clôt le film, est donc déjà une « partenza » mélancolique et grave, comme dans le film de 1968. Il délivre aussi la seule explication du titre énigmatique du film : Isabelle, la fiancée déçue, s'adresse à toi, spectateur : tu dois avoir vu qu'elle a lu ces pages manuscrites. (Puisque le garçon du film a été engagé comme traducteur auprès d'elle, la nouvelle question est donc : le quittera-t-elle à cause d'un contresens ?)

Hervé Joubert-Laurencin


Pour en savoir plus, lire aussi Jean-Claude Biette : Appunti & contrappunti, sous la direction d'Hervé Joubert-Laurencin, Pierre Eugène et Philippe Fauvel, De l'incidence éditeur, 2018.