Jean Epstein

Mauprat

Jean Epstein
France / 1926 / 1:28:11 / Silencieux
D'après le roman Mauprat de George Sand.
Avec Nino Costantini, Sandra Milowanoff, Maurice Schutz, René Ferté, Alex Allin.

Enfant, l'orphelin Bernard de Mauprat a été ravi par son oncle Tristan, homme dévoyé dans le brigandage, qui l'a élevé avec ses fils pour haïr, tuer et piller. Hubert de Mauprat, le frère aîné de Tristan, incarnation de la droiture et de la noblesse, et sa fille, la belle et intrépide Edmée, entreprennent d'arracher Bernard à son oncle et à son destin.

Film sauvegardé en 2003 par la Cinémathèque fraçaise à partir d'une copie nitrate issue de ses collections, numérisé par le laboratoire Éclair en 2013.


Après avoir travaillé pendant deux ans pour la société des Films Albatros, Jean Epstein décide de devenir son propre producteur. Ainsi naissent les Films Jean Epstein. Le premier film qu'il réalise en producteur indépendant est l'adaptation d'un roman de George Sand, qu'il a lui-même effectuée. Epstein avait découvert Mauprat, publié pour la première fois en 1836, lors de ses études secondaires à Fribourg. D'après ses dires, il l'adapta de mémoire et ne le relut qu'après avoir terminé son scénario. Sa mémoire devait être excellente (ou peut-être avait-il fait, selon son habitude, une fiche de lecture), car le film est globalement fidèle au récit de George Sand.

Cette histoire romantique à souhait, et au demeurant quelque peu féministe (dans ce monde d'hommes brutaux, c'est Edmée qui incarne la force vraie), se déroule au XVIIIe siècle dans la région de Sainte-Sévère-sur-Indre, dans ce Berry où la romancière passa une grande partie de sa vie et qui servit maintes fois de toile de fond à son œuvre. Epstein décide de respecter le cadre temporel et géographique du roman. Film en costumes, Mauprat est tourné, pour les extérieurs, dans la vallée de la Creuse, à Sainte-Sévère (le village où Jacques Tati tournera plus tard Jour de fête), Gargilesse-Dampierre et Nohant au mois d'avril 1926. Les scènes d'intérieur ont été réalisées le mois précédent au studio Menchen d'Épinay-sur-Seine.

Pour son premier film indépendant, Epstein renouvelle une partie de son équipe mais reste fidèle à plusieurs de ses collaborateurs attitrés : le jeune décorateur Pierre Kéfer (qui avait travaillé sur Le Double amour), les acteurs Nino Costantini (Bernard de Mauprat) et René Ferté (Adhémar de La Marche). Parmi les nouveaux venus, un jeune assistant fraîchement arrivé d'Espagne qui fait avec ce film ses débuts au cinéma : Luis Buñuel. Il jouera aussi le rôle d'un gendarme dans la scène de l'attaque du repaire de Tristan, La Roche-Mauprat. Pour incarner l'unique rôle féminin, Epstein choisit une actrice révélée par Louis Feuillade, Sandra Milowanoff. Il est amusant de constater qu'Epstein fait appel à une actrice russe alors que, lorsqu'il était chez Albatros, il s'était efforcé de travailler le moins possible avec les collaborateurs russes du studio. Du moins Sandra Milowanoff ne vient-elle pas du studio de Montreuil, mais de la Gaumont. Pour incarner à la fois le rôle d'Hubert et celui de Tristan de Mauprat, le cinéaste a l'inspiration de choisir l'excellent Maurice Schutz, qui campe magnifiquement les deux frères rivaux.

S'il figure parmi les œuvres les moins connues d'Epstein, Mauprat n'est pas pour autant son film le plus faible. Bien au contraire, toujours très inspiré lorsqu'il tourne dans des décors naturels qu'il a choisis, le cinéaste signe ici quelques beaux tableaux (notamment la promenade à cheval d'Edmée au début du film et la scène de chasse à courre, qui ne fut pas tournée dans le Berry, mais en Sologne). Ce sont ces scènes d'ambiance qui conviennent le mieux au cinéaste, qui sait conférer une valeur symbolique ou prémonitoire au plus petit mouvement de la nature. Les séquences plus directement descriptives l'intéressent moins, surtout s'il ne peut y introduire une de ces ellipses visuelles qu'il affectionne tant. Mais c'est essentiellement dans le traitement qu'il opère de la relation entre Bernard et Edmée de Mauprat qu'Epstein fait preuve de la plus grande originalité. Car Bernard, le supposé sauvage, est ici doté d'une sensibilité par moments bien féminine, tandis qu'Edmée fait preuve d'une virilité d'âme quelque peu inattendue. Un bref plan vers la fin du film les montre face à face, de profil, et l'on se demande l'espace d'un instant s'il ne s'agit pas de deux jumeaux du même sexe ou d'un même personnage découvrant son double dans un miroir. C'est sans doute en cela que Mauprat touche juste : Epstein est parvenu à y exprimer à la fois la nécessité de l'amour, et son impossibilité. Alors comprend-on mieux pourquoi il s'est attaché à ce sujet, pourquoi, alors qu'il vient de quitter Albatros après avoir réalisé Les Aventures de Robert Macaire, il semble s'inscrire en continuité plutôt qu'en rupture avec les films d'époque. Mais dans Mauprat, l'époque n'est qu'un accessoire, car l'histoire qu'il nous raconte est de tous les temps.

Joël Daire