Aurore noire

The Birth of a Race

John W. Noble
États-Unis / 1918 / 1:30:15 / Silencieux, intertitres anglais
Avec Louis Dean, Harry Dumont, Carter B. Harkness.

L'égalité à travers les siècles : la création du monde, le Déluge, la crucifixion du Christ, la découverte de l'Amérique, la signature de la Déclaration d'indépendance et la guerre de Sécession... jusqu'à la démocratie menacée par les pouvoirs autocratiques d'Europe lors de la Première Guerre mondiale, représentée par le destin tragique de la famille germano-américaine de Fritz Schmidt et la lutte sans merci de deux frères, Oscar, devenu soldat allemand pour le Kaiser, et George, combattant pour les Alliés.

Equality across the centuries: the creation of the world, the Flood, the crucifixion of Christ, the discovery of America, the Declaration of Independence, the Civil War... up to democracy threatened by the autocratic powers of Europe during the First World War, represented by the tragic fate of the German-American Schmidt family and the merciless struggle between two brothers, Oscar, who became a German soldier for the Kaiser, and George, fighting for the Allies.

Courtesy of the Library of Congress National Audio-Visual Conservation Center. Remerciements à Lynanne Schweighofer, Andrea Leigh (Library of Congress) et Irène Bonnaud.


En 1915, au milieu du tumulte que provoque Naissance d'une nation, Griffith contacte deux universités noires, Tuskegee (Alabama) et Hampton (Virginie), pour utiliser leurs films promotionnels et bricoler un épilogue. Son message, qui a pour objectif d'éviter procès et coupes, sera : le film traite du passé, non d'une « race actuelle ». Face aux attaques de la NAAPC (Association nationale pour la promotion des gens de couleur), Griffith croit possible une alliance avec les leaders noirs modérés, dont on sait qu'ils s'accomodent d'un certain racisme, conservateur et paternaliste. Mais Booker T. Washington refuse net, déclare le film irrécupérable, « offensant et vicieux ». Hollis Frissell accepte, et maints débats s'ensuivent dans la presse et la communauté noires : dans quelques villes, les projections du film de Griffith se termineront sur des images d'étudiants du Hampton Institute.

La colère de Washington et de son bras droit et conseiller financier, Emmett Jay Scott, paraît être le point de départ de The Birth of a Race. L'idéologie suprémaciste de Thomas Dixon, l'auteur de la- pièce dont est tiré le film de Griffith (The Clansman), était imbibée de racisme biologique, proclamait la régression de l'homme noir vers la bête, conseillait la déportation de masse des Noirs américains vers l'Afrique. Washington et Scott veulent lui répondre avec les mêmes armes, ce nouvel art si puissant, le cinéma, et pensent réaliser un court métrage qui montrerait les progrès accomplis par les Africains-Américains (Lincoln's Dream), puis adapter l'autobiographie de Washington, Up From Slavery : Ascension d'un esclave émancipé (1901). Après la mort de Washington, Scott continue de développer le projet seul, lance une souscription, négocie un temps avec Elaine Stern chez Universal, avec Louis B. Mayer qui s'éclipse et lui souhaite bonne chance. Pour trouver des fonds, il écrit dans un prospectus de 1916 : « The Birth of a Race, c'est la vraie histoire du Noir – sa vie en Afrique, l'expérience de l'esclavage, sa liberté, ses réussites – et ses relations passées, présentes et futures avec son voisin blanc. Le film nous rapprochera d'un avenir où les races – toutes les races – sauront se voir telles qu'elles sont. » Hélas, malgré les 264 000 dollars qu'il parvient à rassembler, une somme énorme, le rêve d'Emmett Jay Scott ira à vau l'eau.

Commencé chez Selig à Chicago, le tournage suit d'abord le projet initial (l'histoire des Noirs américains), mais il est interrompu à cause du mauvais temps et de malheurs financiers ; de nouveaux investisseurs arrivent, les scènes déjà tournées sont jetées, le scénario remanié, et le travail reprend à Tampa en Floride avec une nouvelle idée, qui n'est plus une réponse à Naissance d'une nation, mais une sorte d'Intolérance remise à plat : à la place de l'intolérance, on suit l'idée d'égalité à travers les siècles.

Mais John W. Noble n'est pas Griffith : pas d'enchevêtrement des époques, chacun chez soi. Au début, Adam et Eve se promènent nus dans les marais de Floride, et c'est de ces bizarreries splendides qui rendent heureux. Ensuite, un long épisode raconte Noé et ses trois fils (peut-être parce que la théologie sudiste usait de Cham et de sa descendance pour justifier l'esclavage ?). Il y a un beau plan de l'Arche voguant sur les flots du Déluge, et on saute quelques chapitres. Bébé Moïse est dans son panier, des danseuses font trempette dans le Nil ; hélas, malgré l'obsession noire américaine pour la délivrance des Hébreux et la sortie d'Égypte, c'est Pharaon qui fait le Noir, en blackface, un entonnoir sur la tête. On a plus de chance avec Jésus, parce que Simon de Cyrène est là, qui est vraiment noir et porte la croix : l'argument était utilisé par les abolitionnistes du XIXe siècle. On croise encore Christophe Colomb dont la préoccupation pour l'égalité paraît contestable, mais Jefferson et les autres déclarent que tous les hommes ont été créés égaux, et le nouveau Moïse, Pa Linkum, signe la Proclamation d'émancipation. On finit par apercevoir un Noir américain, en uniforme, à la veille de la Première Guerre mondiale. Puis, une seconde partie où deux frères germano-américains se demandaient s'ils allaient défendre les infirmières françaises ou le Kaiser, mais à la sortie du film, le 1er décembre 1918 au Blackstone Theatre de Chicago, personne n'a compris le rapport avec ce qui précédait. Quatre studios s'étaient succédé pour terminer le film, le budget avait explosé, et Emmett Jay Scott avait été débarqué depuis longtemps. L'arrivée de producteurs de plus en plus blancs et l'actualité de la guerre en Europe avaient transformé un film sur les Noirs américains en un film sur l'égalité, et un film sur l'égalité en un film patriotique américain, et blanc. Selon Charles Fred Hearns, quand le film est enfin sorti sur son lieu de tournage, à Tampa, le 27 octobre 1919, le cinéma local The Strand suivait strictement les règles de ségrégation et les figurants noirs ne se sont pas vus en soldats du pharaon.

Irène Bonnaud


Pour aller plus loin :

  • Charles Fred Hearns, The Birth of a Nation: The Case for a Tri-Level Analysis of Forms of Racial Vindication, University of South Florida Tampa, 2014 (en anglais) : https://digitalcommons.usf.edu/etd/5366/