Avant-gardes et incunables

Something Good – Negro Kiss

William N. Selig
États-Unis / 1898 / 0:48 / Silencieux
Avec Saint Suttle, Gertie Brown.

1898, un couple s'embrasse devant la caméra. En 48 secondes, une contre-histoire de la naissance du cinéma américain.

Film numérisé en 2021 à partir de l'élément nitrate identifié en 2019 dans les collections de la Bibliothèque nationale de Norvège. Remerciements à Bent Bang Hansen (Bibliothèque nationale de Norvège).


Il y a deux films. Celui découvert en 2017 en Californie où l'on voit, en plan rapproché, Saint Suttle (à gauche) et Gertie Brown (à droite) s'embrasser et rire et s'embrasser encore et rire encore, et encore, et encore. Et puis un autre film, resté longtemps dans le grenier d'une ferme à Leksvik, en Norvège. Il est plus long, Saint Suttle (à droite) et Gertie Brown (à gauche) sont filmés de plus loin : le plan commence par un refus, et l'insistance, et le refus encore, et encore, et encore, puis les baisers, les rires, et enfin la danse – la robe tourne et virevolte.

Quand le premier film a refait surface, l'émotion a été vive aux Etats-Unis de voir des Africains-Américains des débuts du cinéma, des acteurs noirs de 1898, pas des ménestrels blancs en blackface, et par contraste, ce qui a frappé, c'est le morceau de réalité qui surgissait, le naturel, l'euphorie d'une vérité retrouvée. Ces deux-là étaient amoureux et heureux.

La trouvaille norvégienne brouille les pistes. Saint Suttle et Gertie Brown étaient partenaires sur scène ; avec un autre couple, John et Maud Brewster, ils formaient les Rag-Time Four, une troupe de Chicago spécialisée dans le cake-walk, ce divertissement hérité des plantations du Sud : des esclaves, endimanchés à l'excès, imitaient la démarche de leurs maîtres se rendant au bal, menton en l'air et poitrine en avant, exagérant des pas de menuets, de valse, rivalisant de sautillement aristocratique : le Vieux Sud s'imaginait volontiers romantique, héritier de l'amour courtois. Les couples les plus brillants obtenaient un gâteau, d'où ce nom, cake-walk, et on ne sait trop si les belles et leurs chevaliers servants se rendaient compte qu'ils étaient ridiculisés. À l'époque des Rag-Time Four, le cake-walk était devenu un numéro de music-hall, et il y avait aussi des comédiens blancs qui se noircissaient le visage pour imiter cette danse dont on avait oublié l'origine, qu'on croyait si africaine.

Dans la version de Leksvik, on retrouve peut-être quelque chose du cake-walk originel, de son esprit, espiègle et moqueur : une façon de se moquer des conventions de la bonne société, ce jeu où la femme doit feindre le refus, voire le courroux, et l'homme mettre genou à terre, jurer le grand amour, et quand le baiser vient enfin, on en est tout étourdi, il faut reprendre ses esprits, mais c'est plus fort que soi, et on recommence, on s'écarte, et on y retourne, et on danse aussi, comme au bal. C'est l'amour, mais comme il faut, avec toutes ses figures, façon comédie musicale. Et ce qu'on voit, plus qu'un couple s'embrassant, ce sont deux comédiens hors pair.

Irène Bonnaud

Irène Bonnaud est metteuse en scène de théâtre, traductrice (anglais, allemand, grec ancien), titulaire d'une thèse en littérature comparée sur Brecht à Hollywood, elle écrit sur le cinéma dans les revues Vacarme et Trafic.


À propos de la version Leksvik

De Los Angeles à Oslo, deux versions. Début 2017, une bobine nitrate datant de 1898 est identifiée dans les collections de l'Université de Californie du Sud (USC) par Allyson Field (Université de Chicago) avec l'aide de la Bibliothèque Margaret Herrick (Academy Museum) : les images aussi stupéfiantes que sublimes d'un couple afro-américain s'embrassant correspondent au film Something Good – Negro Kiss de William Selig. Le film est intégré au National Film Registry dès 2018. La vidéo devient virale. Barry Jenkins la tweete sans voix, Viola Davis la partage sur Instagram. Something Good entre dans l'histoire plus d'un siècle après avoir été filmé. Aujourd'hui, la Bibliothèque nationale de Norvège apporte une pièce complémentaire à ce film emblématique. Au début des années 1990, la Bibliothèque a reçu une bobine provenant de Leksvik, petite municipalité du centre de la Norvège. Elle avait été stockée dans une grange, jusqu'à ce que les pompiers estiment qu'elle présentait un risque d'incendie trop élevé. Le film reste non identifié mais il est enregistré comme film Lumière en raison de ses perforations. Grâce à l'identification américaine, cette version alternative de Something Good retrouve son identité en 2019, et le film est scanné en 2021. La bobine de Leksvik contenait également un autre film, intitulé The Tramp and the Dog : le premier film de Selig, considéré comme perdu. La version de Something Good conservée en Norvège, celle que nous vous présentons, est plus longue et semble inversée (boutonnages inversés, film mal placé dans la caméra, mauvaise duplication du négatif au positif : le mystère reste entier) et n'est pas répertoriée dans les inventaires et catalogues des productions Selig.

La collection Leksvik. Le cinéma n'en est qu'à ses débuts lorsqu'un dénommé Hans Killingberg rentre d'Amérique en 1898. La Norvège n'avait alors ni salles de cinéma, ni de production cinématographique nationale. Le retour de Killingberg dans le petit village de Leksvik a donc dû susciter une grande émotion lorsqu'il a construit un projecteur et invité les habitants à visionner, sur le mur d'une grange qu'il avait peint en blanc, les films rapportés de son séjour américain. Ceux-ci sont restés à Leksvik jusqu'en 1990, et sont maintenant conservés dans la collection nitrate de la Bibliothèque nationale. Les bobines de Killingberg sont parmi les plus anciennes des collections de la Bibliothèque nationale de Norvège.


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