Engagements, combats, débats

Deux festivals à Grenoble

Atiat El Anoudi
France / 1974 / 28:38

Les coulisses du Festival international du film de court métrage de Grenoble en 1973 et 1974, avant la création du Festival du court métrage en plein air en 1978. Nous assistons à la préparation de l'événement, aux réunions avec les réalisateurs, aux débats entre le public et les auteurs, mais aussi aux discours sur la décentralisation de la culture et la volonté de promouvoir le cinéma en province.

Film restauré et numérisé avec le soutien du CNC. Remerciements à Peggy Zejgman-Lecarme et Béatrice de Pastre.


C'est un document précieux, une rareté que Deux festivals... : rareté par ses conditions de production, rareté par son contenu, rareté par le travail de sa réalisatrice. Du 29 juin au 4 juillet 1974, se tient à Grenoble le 3e Festival international du film de court métrage. Une compétition internationale, des ateliers, des débats sont au programme de ce festival ambitieux, qui se déroule à la Maison de la culture, dans deux salles respectivement de mille deux cents et trois cents places, dans une salle de cinéma de centre-ville, L'Ariel, qui compte 700 places, et dans la Salle des concerts, qui ne s'appelle pas encore Cinéma Juliet Berto, et qui compte près de 200 places. Ces jauges peuvent sembler anecdotiques, mais elles sont impressionnantes, pour un « jeune » festival de court métrage qui se tient en région.

À l'image de Deux festivals..., des visages connus des Grenoblois se mêlent aux visages connus des gens de cinéma : aux côtés de politiques locaux, on croise le réalisateur Jean Rouch, le fondateur d'Aaton et inventeur de caméras Jean-Pierre Beauviala, ou encore Michel Warren, le président pendant cinquante ans de la Cinémathèque de Grenoble et du Festival du film court en plein air de Grenoble. Le film est ainsi tourné au cœur du festival et produit par le Comité pour l'animation autour du Festival du film du court métrage de Grenoble. Ce que Deux festivals... saisit, c'est le témoignage passionnant de la vie d'un événement qui a déjà connu une histoire mouvementée, et qui vit encore de nombreuses transitions. Les Journées internationales du film de court métrage de Tours, fondées en 1955, notamment par Pierre Barbin, André Martin et Roger Leenhardt, se délocalisent en effet à Grenoble au début des années 1970 en raison de pressions politiques. L'événement, au rayonnement national et international, devient à Grenoble le Festival international du film de court métrage, et va se tenir de 1972 à 1976, puis, suite à un différend avec la Maison de la culture, l'association parisienne d'organisation, l'AFPCM (Association française pour le court métrage), délocalise de nouveau le festival à Lille, où il perdura quelques années. La troisième édition grenobloise que saisit le film d'Atiat El Abnoudi est une édition transfuge, dont les aléas peuvent être perceptibles dans le film. Le journaliste Bernard Elie précise ainsi dans Le Monde du 29 juin 1974 : « En déplaçant de février au début de l'été le Festival international du film de court métrage, que Grenoble accueille pour la troisième année consécutive, les organisateurs ont fait un double pari : obtenir d'abord une participation plus grande aux séances de projection, en misant sur la disponibilité des étudiants à cette époque, et ensuite intégrer le festival dans le cadre de l'animation de la ville, créée par l'opération Ville en fête ». Les regrets qu'évoquent finalement les organisateurs sur la fréquentation (500 spectateurs pour 12 séances hors les murs contre 2 000 l'année précédente) témoignent de ces doutes. La presse spécialisée est très attentive à la programmation du festival et évoque des échanges houleux à ce sujet entre les organisateurs et les spectateurs, comme quelques scènes l'illustrent dans Deux festivals... Marcel Martin écrit notamment dans Écran 73 : « Le comité de sélection a dû faire front, pendant plusieurs heures, aux questions, voire aux agressions des participants qui s'interrogeaient sur les faiblesses de la sélection. Cette faiblesse tient, à mon sens, moins de possibles erreurs de choix qu'à des raisons extérieures et objectives : crise générale du court métrage dans le monde et surtout, concurrence redoutable d'Oberhausen qui, deux mois après Grenoble, draine le meilleur de la production grâce à sa réputation internationale et à l'existence d'un important marché allemand pour le cinéma. Mais il faudra analyser plus longuement et plus précisément la situation actuelle de la production de court métrage française, qui souffre de graves difficultés économiques et d'une certaine standardisation de l'inspiration due aux principes de l'aide financière du Centre du cinéma. » C'est un festival nourri de discussions sur les films et sur le festival lui-même dont témoigne Atiat El Abnoudi. Le festival est habité par cette notion de débat ; Marcel Martin évoque même « la catégorie "films de combat", créée par le jury pour distinguer les œuvres engagées ».

Le Festival du film court en plein air de Grenoble, qui célèbre cette année sa 43e édition, est fondé quelques années après ces événements par Michel Warren, dans la dynamique que le Festival international du film de court métrage a insufflée à Grenoble. Le festival fait la part belle, depuis sa « création » en 1972, aux films d'école, aux stages de réalisation, proposant des cartes blanches à l'IDHEC, ou travaillant avec la National Film School de Beaconsfield en Angleterre. Gérard de Battista raconte par exemple qu'en février 1973, Jean Rouch l'avait convié à participer à un « tournage événement » pendant le festival, l'occasion d'utiliser une toute nouvelle caméra signée par Jean-Pierre Beauviala pour Aaton. Le générique nous précise d'ailleurs que Deux festivals... « a été réalisé grâce aux subventions du G.R.E.C. (Groupement de recherche et d'essais cinématographiques), du Conseil général de l'Isère, de la Ville de Grenoble et des services du Secrétariat d'État à la jeunesse et au sport ». Le G.R.E.C. a été fondé, notamment, par Jean Rouch, pour accompagner de jeunes réalisateurs. Le film est à la fois une expérience, un témoignage et une œuvre.

Le film d'Atiat El Abnoudi se construit dans ce double mouvement du festival : filmer et montrer. Ainsi, ce que le court métrage Deux festivals... donne à voir, ce ne sont pas les salles pleines, mais les enjeux de la création, de la diffusion, du rapport au public tout au long du festival. Atiat El Abnoudi a reçu en 1973, à Grenoble, le Prix Fipresci et le Prix Novais Texeira pour deux films : « Une révélation au moins, celle de l'Égyptienne Atiat El Abnoudi, dont les deux films, Le Cheval de Boue (le dur et monotone travail des artisans briquetiers) et La Triste chanson de Touha (les bateleurs des rues populaires) témoignent avec une parfaite sobriété et une discrète sympathie sur la réalité sociale. » Elle revient lors de cette nouvelle édition pour filmer, et son travail documentaire s'inscrit directement dans le festival : elle filme les coulisses, l'organisation, la vie quotidienne, où se ressentent l'exaltation, le frémissement, l'agitation même de l'événement. Son travail de réalisatrice et de monteuse sur ce film lui permet de saisir le festival dans sa diversité, de mêler vie quotidienne (les repas, les trains...) et les réflexions inquiètes des professionnels. Car au cœur des discussions attrapées par la caméra s'entendent des sujets toujours d'actualité : le statut des réalisateurs, les conditions financières de la création, des réflexions de fond sur la mise en scène. Avec un regard engagé et plein d'humour, Atiat El Abnoudi peut par exemple arrêter sa caméra sur une affiche en arrière-plan où se lit distinctement « Doubler le budget », alors qu'on introduit, hors champ, les élus présents dans la salle. Elle s'affirme comme réalisatrice, montre qu'elle est concernée par ces questionnements, fait écho à ce qui se joue devant sa caméra, et nous le dit par ses images. Insaf Machta le précise pour Le Cheval de Boue, mais le même mécanisme est sensible dans Deux festivals... : « Il n'y a néanmoins aucun commentaire qui soit attribué à une quelconque instance de narration, ce qui fait office de commentaire, c'est le rythme, la musique festive et c'est aussi la musicalité inhérente à la restitution des gestes. » En alternant les coulisses, les débats, les images de projection et de la pellicule au travail, Atiat El Abnoudi offre la vision d'un événement qui vit, qui se cherche, en mouvement permanent.

Peggy Zejgman-Lecarme, directrice de la Cinémathèque de Grenoble

La 43e édition du Festival du film court en plein air de Grenoble se déroule en ligne du 30 juin au 4 juillet 2020, et compte la participation d'une soixantaine de films en compétition pour une dizaine de prix, dont le Prix du public. Pour en retrouver la programmation : www.cinemathequedegrenoble.fr/festival/