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Tout-monde

L'Héritage de la chouette, épisode 8
Musique ou l'espace du dedans

Chris Marker
France / 1989 / 26:12
Avec Iannis Xenakis, Alain Desprès, Pascal Godart, Angélique Ionatos.

Épisode 8 de L'Héritage de la chouette, série télévisée de Chris Marker en 13 épisodes, consacré à la musique et plus précisément à la vocation musicale de Iannis Xenakis, moderne radical, à la croisée des disciplines, à la fois compositeur, architecte, ingénieur, mathématicien, pionnier de la musique électroacoustique et informatique mais aussi du concert électro immersif. Comme Xenakis dit à la caméra de Marker : « L'art a souvent voulu imiter le réel alors qu'il devrait créer des univers sans précédents ». Les deux jeunes gens – Marker et Xenakis – sont centenaires cette année.

Un projet documentaire de Chris Marker, d'après une idée de Jean-Claude Carrière. Narrateur : André Dussollier / Producteur exécutif : Jean-Pierre Ramsay / Producteurs : FIT Production, Attica Art Productions Inc. (Groupe Fondation Onassis), La S.E.P.T. (Unité de programmes Thierry Garrel) / L'Héritage de la chouette © 1989 – FIT Production, Attica Art Productions Inc., La S.E.P.T.

Numérisation et restauration par la Cinémathèque française aux laboratoires Hiventy à partir de négatifs originaux 16 mm image et son déposés par le réalisateur à la Cinémathèque française. Une édition DVD en partenariat avec Arte a été réalisée en 2018. Remerciements à Marie-Laure Lesage (Arte).


Au sujet de la série

Treize mots de racine grecque que Chris Marker décortique pour connaître l'héritage de la Grèce antique sur le monde moderne. Des États-Unis au Japon, il a baladé sa caméra là où tout mot prend sens, il a rencontré des hellénistes, des philosophes, des logiciens, des hommes politiques, des artistes et a confronté leurs discours aux mémoires des cinémathèques. L'Héritage de la chouette est un projet encyclopédique qui, par le détour de la Grèce antique, se propose de jeter un peu de lumière sur les sources de notre civilisation, et du même coup sur sa mortalité. À part le plaisir et l'intérêt de voir ou revoir ces treize demi-heures rares, on peut trouver plusieurs choses dans L'Héritage de la chouette : un projet de ce qu'aurait pu être une télévision portée par le même esprit d'innovation que le cinéma à ses débuts, un programme d'enseignement socratique, un serial (chaque chapitre se terminant sur une question laissée en suspens), un lexique markérien, la suite d'une conversation, à deux ou à plusieurs (parfois même un monologue), menée au fil des années, une énumération comme celles de Sei Shōnagon (« Choses qui ne font que passer : le printemps, l'été, l'automne et l'hiver »), ou encore une autre manière d'aborder une filmographie difficilement organisable, tant les catégories sont dans les films dé- ou retournées.

Bernard Eisenschitz
« Marker Mémoire », programme de la Cinémathèque française, janvier-février 1998 (extrait)


Au sujet de l'épisode 8 et de Xenakis

Diffusé pour la première fois en juin 1989, L'Héritage de la chouette fut conçu par Marker comme une série documentaire en treize épisodes de 26 min sur l'influence de la Grèce antique dans le monde moderne, série articulée autour de quelques termes-clés : symposium, olympisme, démocratie, nostalgie, amnésie, mathématique, logomachie, musique, cosmogonie, mythologie, misogyne, tragédie et philosophie. Respectant plus ou moins l'étymologie grecque de ces mots, Marker entreprend une « conversation sans frontières » avec une soixantaine d'invités issus du monde des idées, des arts, des sciences, de la politique ou du spectacle.

Comme l'écrit Jacques Rancière, « le propos de Marker n'est pas de montrer comment la Grèce antique a pesé sur les temps modernes. Il serait plutôt de montrer les limites de cette influence, de marquer plus généralement l'écart entre les mots et la réalité. » (Jacques Rancière, « Les métamorphoses de la chouette », dans le catalogue de l'exposition Chris Marker, La Cinémathèque française, 2018).

À l'occasion du centenaire de la naissance du compositeur Iannis Xenakis et de la grande exposition que lui consacre la Philharmonie de Paris, Arte Vidéo et la Cinémathèque française diffusent sur HENRI le 8e épisode, « Musique ou l'espace du dedans », dont le centre de gravité est constitué par un entretien entre Marker et Xenakis (seuls des extraits de cet entretien ont été retenus au montage. L'entretien intégral peut être lu dans Chris Marker, L'Héritage de la chouette, dialogues choisis, Éditions de l'œil, 2018, pp.48-70. Les citations de Xenakis suivantes sont extraites de cet ouvrage).

Issu de la diaspora grecque en Roumanie, Xenakis est né le 29 mai 1922. Ses premières influences musicales lui viennent de sa mère, flutiste amateur, et de l'écoute de la radio : la 5e symphonie de Beethoven et le Sacre du printemps de Stravinsky comptent au nombre de ses premières émotions musicales fortes. Mais il ne songe d'abord pas à faire une carrière d'instrumentiste ou de compositeur. Et c'est à l'École polytechnique d'Athènes qu'il entreprend des études d'ingénieur. Études vites interrompues par la guerre et l'invasion de la Grèce par l'Italie fasciste, puis par l'occupation allemande. Xenakis entre en résistance, d'abord dans les rangs nationalistes, puis chez les partisans communistes. C'est cependant à la Libération, début 1945, qu'intervient un événement fondateur pour sa vie, une blessure profonde au sens propre comme au sens figuré : un éclat d'obus britannique lui emporte la mâchoire et lui crève l'œil gauche. Il en porte douloureusement les séquelles physiques et psychologiques. « Comme mes sens sont réduits de moitié, c'est comme si je me trouvais dans un trou. J'ai été obligé de réfléchir plus que de sentir. Donc je suis arrivé à des notions beaucoup plus abstraites. »

Condamné à mort pour terrorisme, Xenakis choisit l'exil, songeant à gagner les États-Unis. En 1947, il arrive en France et décide finalement de s'y installer (il sera naturalisé français en 1965). Ses centres d'intérêts sont multiples : mathématiques, architecture, musique. « Devant les adversités de la vie, à un moment donné, surtout à cet âge, il faut faire des choix. Moi, je voulais à la fois faire de l'archéologie, des sciences, des mathématiques, de la physique, je voulais même faire de l'économie politique, de la politique aussi, et de la musique. Ce n'est pas possible. Alors j'ai décidé. »

Fin 1947, pour gagner sa vie, Xenakis intègre l'atelier d'architecture de Le Corbusier et cherche un professeur de composition musicale. Après de vaines tentatives auprès de Milhaud et d'Honegger, ce sera finalement Olivier Messiaen, dont il fréquente la classe au Conservatoire supérieur de musique de Paris en auditeur libre de 1951 à 1954. Et c'est le chef d'orchestre allemand Hermann Scherchen qui le soutiendra au moment de la composition de sa première grande œuvre pour orchestre, Metastasis, créée en 1955 au festival de Donauschingen. Entre 1955 et 1962, Xenakis participe également au Groupe de recherches musicales, le célèbre GRM de Pierre Schaeffer. C'est dans ce cadre qu'il crée une pièce électroacoustique pour le pavillon Philips de l'exposition universelle de Bruxelles en 1958. C'est aussi lui qui assure la conception architecturale de ce pavillon pour le compte de Le Corbusier. Ce sera sa dernière collaboration avec l'architecte.

Il est temps pour Xenakis de voler de ses propres ailes. L'architecture et les mathématiques vont structurer durablement sa pensée musicale, alors que dans le même temps il développe des « polytopes », spectacles de sons et lumières précurseurs qui contribuent à sa notoriété. En 1968, il compose une de ses pages les plus célèbres, Nuits, dédiée à « tous les obscurs détenus politiques ». À propos de cette œuvre, Maurice Fleuret dira : « Xenakis, logicien implacable, illustrateur sonore des vertiges mathématiques, maître absolu des ruses de l'art, retrouve au cœur de ses Nuits la voix des premiers âges. »

Pionnier de la composition assistée par ordinateur (dès 1962, il utilise un ordinateur IBM pour développer un programme informatique de composition), c'est au sein du Centre d'études mathématique et automatique musicales – qu'il crée avec le soutien de son ami Maurice Fleuret –, que voit le jour en 1975 l'UPIC, machine à dessiner la musique, une utopie moderniste dont un Chris Marker saura s'inspirer pour ses propres recherches (on pense en particulier à Zapping Zone).

Il était donc inévitable que ces deux esprits universels et épris de liberté – et de liberté créatrice – que furent Marker et Xenakis, aient été amenés à se rencontrer et à dialoguer. La trace la plus tangible de cette rencontre est consignée dans cet de L'Héritage de la Chouette. « Vous savez, il y a une expression dans l'Antiquité : "Des hommes de valeur peuvent être enterrés n'importe où." Voilà ce que disait l'Antiquité. Alors, on peut dire d'un homme libre aujourd'hui : "Tout pays est sa patrie". »

Joël Daire


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