Truffaut par Truffaut La Cinémathèque française
Résumé du chapitre précédent : Musique et chansons.  Véritable passionné de musique de film, François Truffaut collabore avec de grands compositeurs comme Bernard Herrmann, Antoine Duhamel et surtout Georges Delerue, auteur des musiques les plus fameuses de onze de ses films. Truffaut affectionne aussi particulièrement la chanson française et lui rend souvent hommage avec ses chanteurs favoris : Charles Trénet, Bobby Lapointe, Serge Rezvani, Alain Souchon...
12 jan

Truffaut / Hitchcock

En Amérique, on l'appelle Hitch. En France, on l'appelle monsieur Hitchcock. En Amérique, on le respecte parce qu'il tourne les scènes d'amour comme s'il tournait des scènes de meurtre. En France, on le respecte parce qu'il tourne les scènes de meurtre comme des scènes d'amour. Quoi qu'il en soit, nous parlons du même homme, du même artiste.

Il est certain que je n'ai pas une idée du cinéma très stricte, puisque je peux admirer autant Carl Dreyer qu'Alfred Hitchcock. Ah ! Hitchcock ! Je me suis intéressé à ses films dès le début et j'ai pris l'habitude de les voir de nombreuses fois. Hitchcock soigne tellement la notion de plausibilité, il soigne tellement la narration, il soigne tellement le côté envoûtant, le côté poignant... Disons que si on aime le cinéma en tant qu'évasion, on s'évade dix fois plus dans un film d'Hitchcock parce que c'est mieux raconté. Il raconte des histoires modernes, des histoires de gens ordinaires à qui il arrive des choses extraordinaires. N'oublions pas que j'ai grandi dans la peur, et que Hitchcock est le cinéaste de la peur. On entre dans ses films comme dans un rêve, d'une telle beauté formelle, tellement harmonieux, tellement rond... Hitchcock, je l'ai aimé à tous les stades : je l'ai aimé comme cinéphile ; après, je l'ai aimé comme critique ; et puis, étant cinéaste, mon admiration ne s'est pas démentie.

Une femme disparaît, Les Enchaînés, Fenêtre sur cour auraient suffi à assurer la gloire de n'importe quel metteur en scène, mais si vous adjoignez Les Trente-neuf marches, Rebecca, Soupçons, L'Ombre d'un doute, L'Inconnu du Nord-Express, L'Homme qui en savait trop, Sueurs froides, La Mort aux trousses, Psychose, Les Oiseaux, Pas de printemps pour Marnie, vous n'aurez énuméré que le quart d'une filmographie éblouissante, la plus riche et la plus complète parmi celles des metteurs en scène qui ont débuté dans les années vingt.

« J'ai la conviction que ce film est l'un des plus importants des dix-sept que Hitchcock à tournés à Hollywood, l'un des rares en tout cas à ne contenir aucune faille, aucune faiblesse, aucune concession. Rear Window (Fenêtre sur cour) est le film de l'indiscrétion, de l'intimité violée et surprise dans son caractère le plus infamant, le film du bonheur impossible, le film du linge sale qui se laverait dans la cour, le film de la solitude morale, une extraordinaire symphonie de la vie quotidienne et des rêves détruits. » Documentation réunie par François Truffaut sur Alfred Hitchcock : ciné-roman de Fenêtre sur cour publié dans la revue Les Films pour vous du 30 septembre 1957 – La Cinémathèque française, fonds François Truffaut © DR

Tout a commencé par une chute dans l'eau. Au cours de l'hiver 1955, Alfred Hitchcock vint travailler à Joinville à la post-synchronisation de To Catch a Thief (La Main au collet), dont il avait tourné les extérieurs sur la Côte d'Azur. Mon ami Claude Chabrol et moi décidâmes d'aller l'interviewer pour les Cahiers du cinéma. Nous avions emprunté un magnétophone pour enregistrer cet entretien, que nous voulions long, précis et fidèle. Il faisait bien sombre dans cet auditorium où travaillait Hitchcock tandis que sur l'écran défilait sans relâche, en boucle, une courte scène du film montrant Cary Grant et Brigitte Auber pilotant un canot automobile. Dans l'obscurité, nous nous présentons à Alfred Hitchcock, qui nous demande d'aller l'attendre au bar du studio, de l'autre côté de la cour. Nous sortons, éblouis par la lumière du jour, et tout en commentant avec l'enthousiasme des vrais cinglés de cinéma les images hitchcockiennes dont nous venons d'avoir la primeur, nous nous dirigeons, droit devant nous, vers le bar qui se trouve là, à quinze mètres. Sans nous en rendre compte, nous enjambons tous les deux du même pas le mince rebord d'un grand bassin gelé, de la même couleur grise que le bitume de la cour. La glace craque aussitôt et nous nous retrouvons dans l'eau jusqu'à la poitrine, hébétés. Je demande à Chabrol : « Et le magnétophone ? » Il lève lentement son bras gauche et sort de l'eau l'appareil tout dégoulinant. Comme dans un film d'Hitchcock, la situation était sans issue : le bassin étant incurvé en pente très douce, il nous était impossible d'en atteindre le bord sans glisser à nouveau. Il faut la main secourable d'un passant pour nous tirer de là. Enfin nous sortons, et une habilleuse, que nous croyons compatissante, nous entraîne vers une loge, afin que nous puissions nous y déshabiller et faire sécher nos vêtements. En chemin, elle nous dit : « Eh bien ! Mes pauvres enfants ! Vous êtes des figurants du Rififi chez les hommes ?
– Non, Madame, nous sommes des journalistes.
– Alors, dans ce cas, je ne peux pas m'occuper de vous ! »
C'est donc grelottant dans nos vêtements encore trempés que nous nous sommes présentés à nouveau devant Alfred Hitchcock quelques minutes plus tard. Il nous a regardés sans faire de réflexion sur notre état et il a bien voulu nous proposer un nouveau rendez-vous pour le soir même à l'hôtel Plaza Athénée. L'année suivante, lorsqu'il est revenu à Paris, il nous a immédiatement repérés, Chabrol et moi, au milieu d'un groupe de journalistes parisiens,et nous a dit : « Messieurs, je pense à vous deux chaque fois que je vois des cubes de glace qui s'entrechoquent dans un verre de whisky. » Je devais apprendre quelques années plus tard qu'Alfred Hitchcock avait embelli l'incident en l'enrichissant d'un final à sa manière. D'après la « version Hitchcock » telle qu'il la racontait à ses amis d'Hollywood, nous présentant devant lui après notre chute dans le bassin, Chabrol était habillé en curé et moi en agent de police !

Documentation réunie par François Truffaut sur Alfred Hitchcock : photo-roman de La Main au collet publié dans la revue Hebdo Roman du 26 mars 1958 – La Cinémathèque française, fonds François Truffaut © DR

Si, dix ans après ce premier contact aquatique, le désir m'est venu, impérieux, d'interroger Alfred Hitchcock à la façon dont Œdipe allait consulter l'Oracle, c'est qu'entre-temps mes propres expériences dans la réalisation des films m'ont fait apprécier de plus en plus l'importance de sa contribution à l'exercice de la mise en scène. Quand on regarde attentivement la carrière d'Hitchcock, de ses films muets anglais à ses films en couleurs d'Hollywood, on découvre la réponse à quelques-unes des questions que tout cinéaste doit se poser, et dont celle-ci n'est pas la moindre : comment s'exprimer d'une façon purement visuelle ?

J'ai très vite admiré Hitchcock, et quand j'ai fait des films, je me suis rendu compte que lorsque j'avais des difficultés de mise en scène, c'est en pensant à lui que je pouvais trouver les solutions. À travers Hitchcock, j'ai pris des leçons d'efficacité, de simplification, le but étant de renforcer la valeur visuelle d'un film.

L'influence d'Hitchcock est là, dans mes films, chaque fois qu'il faut trouver la meilleure façon de se faire comprendre et d'être le plus intéressant possible : ce sont de grandes leçons. En ce qui concerne La Mariée était en noir, c'est presque trop apparent parce qu'il y a quatre meurtres. Je dirais que l'influence d'Hitchcock est tout autant dans L'Enfant sauvage et là où ça ne se voit pas du tout, car si le matériel du Sauvage est très éloigné d'Hitchcock, en prenant la décision de placer un commentaire au début ou à la fin d'une scène, de terminer une phrase par tel mot plutôt que par tel autre, je ne fais que tenter d'appliquer les lois de cette science dont il est le maître et qui consiste à se faire bien écouter. Je pense constamment à ce film, Dial M for Murder (Le Crime était presque parfait), qui n'est pas majeur dans sa production puisqu'il s'agit d'une pièce de théâtre presque filmée telle quelle, mais que je considère comme l'un des exemples les plus forts d'autorité au cinéma : comment faire écouter un texte qui n'est ni poétique, ni sensible, qui a un but purement informatif, utilitaire, et qui serait du bavardage s'il était filmé autrement par d'autres réalisateurs ! Il y a là un secret que j'essaie de ne jamais perdre de vue et qui explique peut-être en partie qu'un sujet aussi ingrat que L'Enfant sauvage ait pu intéresser le public.

Hitchcock étant le cinéaste qui résistait le mieux à l'épreuve des visions multiples et répétées, j'ai eu envie un jour d'écrire ce livre, Le cinéma selon Hitchcock, surtout à l'usage des critiques américains, parce que j'ai été déçu, quand j'allais présenter mes films à New York, de voir les critiques condescendants à son égard. Ils ne semblaient pas comprendre les raisons de l'admiration dans laquelle on le tient en Europe. Certains intellectuels américains s'étonnaient que les cinéphiles européens, et particulièrement les Français, considèrent Hitchcock comme un auteur de films au sens où on l'entend lorsqu'on parle de Jean Renoir, Ingmar Bergman, Federico Fellini, Luis Buñuel ou Jean-Luc Godard.

Hitchcock n'avait jamais parlé sérieusement de ses films, parce qu'il avait toujours répondu aux interviews à la blague, par des dérobades, mais je savais qu'il pouvait donner des réponses sérieuses à des questions sérieuses. Ça valait la peine d'essayer. Je le connaissais pour l'avoir interviewé souvent entre 1955 et 1958, j'étais devenu cinéaste et je lui ai écrit après Jules et Jim, en 1962, pour lui proposer le principe de ce livre. Je me disais que s'il acceptait – pour la première fois de sa vie – de répondre systématiquement à un questionnaire le plus complet possible sur son art et les moyens de son art, le livre qui en résulterait pourrait modifier favorablement son image auprès des intellectuels américains. C'est toute l'histoire de ce livre.

Couverture des Cahiers du cinéma, n° 62, août-septembre 1956 © Cahiers du cinéma
« Cher monsieur Hitchcock, (...) au cours de mes discussions avec des journalistes étrangers et surtout à New York, je me suis rendu compte que l'on se fait souvent une idée un peu superficielle de votre travail. D'autre part, la propagande que nous avons faite aux Cahiers du cinéma était excellente pour la France, mais inadéquate pour l'Amérique, car trop intellectuelle. » Lettre de François Truffaut à Alfred Hitchcock, 2 juin 1962 – La Cinémathèque française © Succession François Truffaut

Le Cinéma selon Hitchcock est un livre dont je ne suis pas l'auteur, mais seulement l'initiateur et, j'ose le préciser, le provocateur. Il s'agit très exactement d'un travail journalistique. Alfred Hitchcock ayant accepté un beau jour (oui, ce fut pour moi un beau jour !) le principe d'une longue interview de cinquante heures. J'ai donc écrit à monsieur Hitchcock pour lui proposer de répondre à cinq cents questions portant exclusivement sur sa carrière, considérée dans son déroulement chronologique. Je lui proposais que la discussion portât plus précisément sur :

  • Les circonstances entourant la naissance de chaque film
  • L'élaboration et la construction du scénario
  • Les problèmes de mise en scène particuliers à chaque film
  • L'estimation par lui-même du résultat commercial et artistique de chaque film par rapport aux espoirs initiaux.

Hitchcock a accepté.

La dernière barrière était celle du langage. Je me suis adressé à mon amie Helen Scott, du French Film Office, à New York. Américaine élevée en France, maîtrisant parfaitement le vocabulaire cinématographique dans les deux langues et douée d'une vraie solidité de jugement, ses rares qualités humaines faisaient d'elle la complice idéale.

Un 13 août – date anniversaire d'Hitchcock –, nous sommes arrivés à Hollywood. Tous les matins, Hitchcock passait nous chercher au Berverly Hills Hotel et nous emmenait à son bureau aux studios Universal. Chacun de nous équipé d'un micro-cravate, et dans la pièce voisine un ingénieur du son enregistrant nos paroles, nous soutenions chaque jour une conversation ininterrompue de neuf heures du matin à six heures de l'après-midi. Ce marathon verbal se poursuivait autour de la table même pendant les repas que nous prenions sur place.

« Rapidement mis au point par Helen Scott, ma complice de la première heure dans toute cette entreprise, notre livre devint un succès de librairie. » Maquette de la couverture de la première édition française aux éditions Robert Laffont, 1966 – La Cinémathèque française, fonds François Truffaut © DR / Photo de François Truffaut avec Helen Scott © DR

D'abord, Alfred Hitchcock, au meilleur de sa forme, comme toujours dans les interviews, se montra anecdotique et amusant, mais dès le troisième jour, il se révéla plus grave, sincère et réellement autocritique, tout en racontant minutieusement sa carrière, ses coups de chance et de malchance, ses difficultés, ses recherches, ses doutes, ses espoirs et ses efforts. Progressivement, je remarquai le contraste entre l'homme public, sûr de lui, volontiers cynique, et ce qui me semblait être sa vraie nature, un homme vulnérable, sensible, émotif, ressentant profondément, physiquement, les sensations qu'il souhaite communiquer à son public. Cet homme qui mieux que tout autre a filmé la peur est lui-même un craintif, et je suppose que sa réussite est liée à ce trait de caractère. Tout au long de sa carrière, Alfred Hitchcock a éprouvé le besoin de se protéger des acteurs, des producteurs, des techniciens, puisque les moindres défaillances ou les moindres caprices de l'un d'eux peuvent compromettre l'intégrité du film. Pour lui, le meilleur moyen pour se protéger était de devenir le metteur en scène par qui toutes les stars rêvent d'être dirigées, de devenir son propre producteur, d'en apprendre plus long sur la technique que les techniciens eux-mêmes. Il lui restait encore à se protéger du public, et pour cela Hitchcock a entrepris de le séduire en le terrifiant, en lui faisant retrouver toutes les émotions fortes de l'enfance, lorsqu'on joue à cache-cache derrière les meubles de la maison tranquille, lorsqu'on va être pris à colin-maillard, lorsque le soir, dans son lit, un jouet oublié sur un meuble devient une forme mystérieuse et inquiétante.

« Pourquoi Hitchcock apparaît-il dans tous ses films ? Quel rapport y a-t-il entre le sexe et les menottes ? Connaissez-vous l'understatement ? Quelle est la différence entre surprise et suspense ? Avez-vous déjà vu un MacGuffin ? (...) Vous trouverez les réponses précises à toutes ces questions angoissantes dans Le Cinéma selon Hitchcock. » Publicité pour le livre Le Cinéma selon Hitchcock, 1968 © DR

Tout cela nous amène au suspense que certains – sans nier qu'Hitchcock en soit le maître – considèrent comme une forme inférieure du spectacle, alors qu'il est, en lui même, le spectacle. Le suspense est d'abord la dramatisation du matériel narratif d'un film ou encore la présentation la plus intense possible. L'art de créer le suspense est en même temps celui de mettre le public dans le coup en le faisant participer au film. Reprocher à Hitchcock de faire du suspense équivaudrait à l'accuser d'être le cinéaste le moins ennuyeux du monde, cela équivaudrait encore à blâmer un amant de donner du plaisir à sa partenaire au lieu de ne s'occuper que du sien propre. Avec le cinéma tel que le pratique Hitchcock, il s'agit de concentrer l'attention du public sur l'écran au point d'empêcher les spectateurs arabes de décortiquer leurs cacahuètes, les Italiens de fumer leurs cigarettes, les Français de peloter leur voisine, les Suédois de faire l'amour entre deux rangées de fauteuils, les Grecs de..., etc.

Même les détracteurs d'Alfred Hitchcock s'accordent à lui décerner le titre de premier technicien au monde, mais comprennent-ils que le choix des scénarios, leur construction et tout leur contenu sont étroitement liés à cette technique et dépendent d'elle ? Tous les artistes s'indignent justement contre la tendance critique qui consiste à séparer la forme et le fond, et ce système appliqué à Hitchcock stérilise toute discussion, car ainsi que l'ont très bien défini Éric Rohmer et Claude Chabrol, Alfred Hitchcock n'est ni un conteur d'histoires, ni un esthète, mais l'un des plus grands inventeurs de formes de toute l'histoire du cinéma.

« Regardez la silhouette d'Hitchcock : on voit bien que cet homme a eu peur toute sa vie de perdre l'équilibre. Voilà un point commun avec Renoir, hanté, peut-être à cause de son père, par la paralysie. On ne compte pas les jambes cassées, les glissades, les chutes, les cannes dans l'œuvre de Renoir. Et Hitchcock ! Alors l'image hitchcockienne par excellence est celle de l'innocent qui n'a rien demandé à personne et qui se retrouve accroché à une gouttière sur le point de craquer. » (François Truffaut) Affichette du film Cinquième colonne – La Cinémathèque française, fonds François Truffaut © DR
« Hitchcock est le plus grand "inventeur de formes" de l'époque », article de François Truffaut dans Arts, n° 647, 4-10 décembre 1957 – La Cinémathèque française, fonds François Truffaut © Succession François Truffaut

Hitchcock est un grand cinéaste visuel. Il a quelque chose d'inimitable, d'unique, qu'ont certains metteurs en scène qui ont commencé avec le muet. Je sentais que cette génération qui a appris à s'exprimer d'une façon purement visuelle, sans les mots, à partir de 1920 à peu près, détenait des secrets qui allaient être perdus. C'est la génération de John Ford, d'Howard Hawks, de Raoul Walsh. Il n'est pas donné à beaucoup de cinéastes d'être des novateurs. Griffith a inventé le raccord dans l'axe, ses disciples John Ford et Howard Hawks ont perfectionné cette façon de raconter. Hitchcock a quasiment inventé la mise en scène subjective, le raccord à quatre-vingt-dix degrés.

Alfred Hitchcock est le seul cinéaste à pouvoir nous rendre perceptibles les pensées d'un ou de plusieurs personnages sans le secours du dialogue, et cela m'autorise à voir en lui un cinéaste réaliste. Il se trouve être pratiquement le seul à filmer directement, c'est-à-dire sans recourir au dialogue explicatif, des sentiments tels que le soupçon, la jalousie, le désir, l'envie... et cela nous amène à ce paradoxe : Hitchcock, le cinéaste le plus accessible à tous les publics par la simplicité et la clarté de son travail, est en même temps celui qui excelle à filmer les rapports les plus subtils entre les êtres. Je crois sincèrement que si, du jour au lendemain, le cinéma devait à nouveau se priver de toute bande sonore et redevenir le cinématographe, art muet qu'il a été entre 1895 et 1930, la plupart des metteurs en scène actuels seraient obligés de changer de métier. Hitchcock est spécialiste non pas de tel ou tel aspect du cinéma, mais de chaque image, de chaque scène. Il aime les problèmes de construction du scénario, mais il aime aussi le montage, la photographie, le son. Il a des idées créatrices sur tout, s'occupe de tout très bien, même de la publicité !

On cite souvent cette phrase de lui : « Après tout, ce n'est qu'un film », comme s'il fallait y voir une désinvolture, un détachement vis-à-vis de ses films considérés un par un. Rien n'est plus faux, cette interprétation serait un contresens total. En vérité, Hitchcock ne supportait pas le conflit ouvert avec qui que ce soit, et les histoires abondent qui le représentent quittant discrètement un bureau ou un plateau au moment où quelqu'un déverse sa colère. « Ce n'est qu'un film » est la phrase qui lui permettait de faire avorter le conflit, et cette phrase je la comprends ainsi : « Pour vous, ce n'est qu'un film, pour moi, c'est toute ma vie. »

Hitchcock n'a pas seulement l'amour du cinéma, il a l'amour de la pellicule, de l'image par image et, avec lui, il n'y a plus de problème de prise de vue. Quand il commence un film, il a mille deux cents dessins qui existent préalablement et qui doivent être exécutés fidèlement quelle que soit la façon dont il faudra s'y prendre pour y arriver. Il n'est pas question de renoncer à l'idée visuelle.

« C'est un livre auquel je rêvais depuis très longtemps, qui est une espèce de long entretien ininterrompu de 40 heures au cours duquel Hitchcock retrace l'histoire de sa carrière et ses idées sur le cinéma. C'est l'histoire de ses cinquante films et comme cet homme a commencé sa carrière en 1924, on a, derrière l'histoire de sa carrière, une espèce d'histoire du cinéma. » Affiche publicitaire pour l'édition définitive du livre Hitchcock / Truffaut chez Ramsay © DR

Parce qu'il domine tous les éléments d'un film et impose à tous les stades de la réalisation des idées qui lui sont personnelles, Alfred Hitchcock possède réellement un style, et tout le monde admettra qu'il est l'un des trois ou quatre metteurs en scène que l'on peut identifier en regardant quelques minutes n'importe lequel de leurs films. Pour vérifier cela, il n'est pas nécessaire de choisir une scène à suspense. Le style hitchcockien se reconnaît même dans une scène de conversation entre deux personnages, simplement par la qualité dramatique du cadrage, par la manière réellement unique de distribuer les regards, de simplifier les gestes, de répartir les silences dans le cours du dialogue, par l'art de créer, dans le public, le sentiment qu'un des deux personnages domine l'autre, celui de suggérer, en dehors du dialogue, toute une atmosphère dramatique précise, l'art enfin de nous conduire d'une émotion à une autre au gré de sa propre sensibilité. Si le travail d'Hitchcock m'apparaît si complet, c'est que j'y vois des recherches et des trouvailles, le sens du concret et celui de l'abstrait, du drame souvent intense et de l'humour quelquefois très fin. Son œuvre est à la fois commerciale et expérimentale, universelle comme le Ben Hur de William Wyler et confidentielle comme Fireworks de Kenneth Anger. Un film comme Psycho (Psychose), qui a rassemblé des masses de spectateurs dans le monde entier, dépasse pourtant par sa liberté et sa sauvagerie ces petits films d'avant-garde que certains jeunes artistes tournent en 16 mm et qu'aucune censure n'autoriserait. Telle maquette de North by Northwest (La Mort aux trousses), tel trucage de The Birds (Les Oiseaux) ont la qualité poétique du cinéma expérimental que pratique le Tchèque Jiří Trnka avec des marionnettes. Je suis convaincu que le travail d'Hitchcock, même auprès de cinéastes qui n'aiment pas en convenir, influence depuis longtemps une grande partie du cinéma mondial. Cette influence directe ou souterraine, stylistique ou thématique, bénéfique ou mal assimilée, s'est exercée sur des réalisateurs très différents les uns des autres.

L'œuvre d'Hitchcock vivra plus longtemps que n'importe quelle autre, car chacun des films qui la compose a été réalisé avec tant d'art et tant de soins qu'il peut rivaliser, dans les salles de cinéma ou sur le récepteur de télévision, avec les œuvres nouvelles les plus attractives. Même sans être spécialement cinéphile, chacun connaît très bien cinq ou six films d'Hitchcock pour les avoir vus plusieurs fois. Ce que disent exactement ses films, Hitchcock ne s'est jamais tellement préoccupé de le savoir – et encore moins de le faire savoir -, mais aucun autre cinéaste n'a su mieux que lui décrire le cheminement qu'il avait suivi pour faire comprendre les rouages des histoires qu'il choisit de se raconter en même temps qu'il nous les raconte. Hitchcock présente toujours minutieusement son prochain film. Plus pour lui-même que pour les autres, pour être sûr qu'il est capable d'en faire le récit plan par plan. Si le cinéma était une religion, Hitchcock en serait le grand prêtre.

Remise du prix IFIDA à François Truffaut par Alfred Hitchcock pour son film La Nuit américaine, 1973 © DR
Propos de François Truffaut extraits de :
  • François Truffaut, Le Cinéma selon Hitchcock, Robert Laffont, 1966
  • Dominique Rabourdin, Truffaut par Truffaut, Éditions du Chêne, 1985
  • François Truffaut, Les Films de ma vie, Flammarion, 1987
  • François Truffaut, Le Plaisir des yeux, Éd. Cahiers du cinéma, 1987
  • Aline Desjardins, Aline Desjardins s'entretient avec François Truffaut, Ramsay, 1987
  • Pierre Billard, « Entretien avec François Truffaut », Cinéma 64, n° 86, mai 1964
  • Étienne Ballerini, Roger Caracache, Bernard Oheix, Alain Théry, « Le métier et le jeu », Jeune cinéma, n° 77, mars 1974
  • Serge Daney, Jean Narboni, Serge Toubiana, « Entretien avec François Truffaut », Cahiers du cinéma, n° 315, septembre 1980
  • Émission Les Écrans de la ville diffusée par l'ORTF le 22 décembre 1966