Truffaut par Truffaut La Cinémathèque française
6 oct

L'école buissonnière

Mes deux cents premiers films, je les ai vus en état de clandestinité, à la faveur de l'école buissonnière, ou en entrant dans la salle sans payer...

Enfant, on ne s'occupait pas beaucoup de moi. Je n'étais pas l'enfant martyr, mais j'étais un enfant qu'on laissait un peu tomber, qui se débrouillait tout seul. Mon père et ma mère, à qui je reconnais maintenant le mérite de n'avoir appartenu à aucune catégorie, n'étaient ni des bourgeois, ni des bohèmes, ni des artistes ; ils étaient tout ça à la fois. Ils étaient un peu absents comme parents. C'était dans le contexte de la guerre, de l'Occupation puis de la Libération. Ça m'a permis de commencer ma vie plus tôt que d'autres garçons.

Ma mère ne supportait pas le bruit et me demandait de rester sans bouger, sans parler, des heures et des heures. Donc je lisais, c'était la seule occupation que je pouvais adopter sans l'agacer. J'ai lu énormément pendant l'Occupation. Comme j'étais seul assez souvent, j'ai pris le goût de lire des livres d'adultes, ceux que ma mère lisait. Je les empruntais durant ses absences.

« La vie des spectacles était très importante pendant la guerre. J'habitais au croisement de la rue Henri-Monnier et de la rue Franchot, à Pigalle. » Carte postale du 9ème arrondissement - La Cinémathèque française, fonds François Truffaut © DR

Sans être cinéphiles, mes parents suivaient les spectacles et parlaient entre eux des pièces et des films importants. Cela m'aiguillait et dirigeait mon goût. Ils m'emmenaient voir certains films, mais j'ai pris assez vite l'habitude d'aller voir en cachette ceux qu'ils ne m'emmenaient pas voir. Lorsque mes parents sortaient tous les deux le soir, je sortais moi aussi, dix minutes après eux, pour aller au cinéma, en général dans la salle la plus proche. Je ne profitais pas de la soirée, car l'angoisse d'être découvert et de rentrer après eux était trop forte. La deuxième moitié du film était gâchée. Il arrivait même que la peur me fasse partir avant la fin du film, car je devais être couché quand mes parents rentreraient. Je garde de cette époque une grande angoisse et les films sont liés à une angoisse, à une idée de clandestinité. Ensuite, j'ai trouvé plus commode d'aller au cinéma l'après-midi, quitte à manquer la classe.

Je voyais des films en cachette. On faisait tellement l'école buissonnière et tellement de bêtises pendant la guerre, qu'à chaque fois que quelqu'un était emmerdé sur un écran, à chaque fois que quelqu'un était en situation irrégulière, je m'identifiais à lui. La lecture de Madame Bovary a été un choc pour moi parce que c'était pareil que de faire l'école buissonnière.

« Ce roman de William Irish dont je me souvenais pour l'avoir lu à la Libération en cachette de ma mère. » La Mariée était en noir, roman de Cornell Woolrich (plus connu sous le pseudonyme de William Irish), éditions Fournier, 1946 © DR
« La littérature est une bonne évasion, mais le cinéma est une évasion encore plus forte. J'ai l'impression que j'ai commencé très tôt à m'évader dans les films. » Extrait de l'émission Radioscopie, « Entretien avec François Truffaut », Jacques Chancel, France Inter (24 juin 1969) © INA

Un jour, je m'étais sauvé de chez mes parents et je ne savais pas exactement ce que j'allais faire. Au fond, je partais en vagabondage ! Je passe donc chez un copain qui pouvait m'aider, m'héberger ; manque de chance, il n'était pas là. Comme il fallait que je lui donne un rendez-vous, j'ai choisi le film que je préférais et qui se jouait cette semaine-là : Le Roman d'un tricheur. Et je lui ai dit que je serai toute là journée au Champollion... J'étais passé chez lui à midi, à deux heures j'étais au cinéma Le Champollion et j'étais prêt à y rester jusqu'à sept ou huit heures le soir. Jusqu'à ce qu'il m'y rejoigne : c'était un endroit où j'étais en sécurité ! On peut me dire ce qu'on veut sur Guitry, ce jour-là, c'était un ami chez qui j'avais trouvé refuge !

Quand l'argent de poche de la semaine était épuisé (c'était l'argent destiné à la cantine), je fréquentais beaucoup de salles où il était possible d'entrer sans payer. Pour chaque cinéma, c'était une méthode un peu différente. Au Delta, il fallait y aller à deux : l'un payait et venait ouvrir à l'autre (c'était toujours par les waters). À L'Images, c'était différent. Les lavabos étaient dans le hall au sous-sol. Il fallait descendre l'escalier et, à ce moment-là, on trouvait toujours dans les lavabos, en bas, un vieux ticket. Alors, il fallait simplement mettre sa veste sur son épaule de façon à avoir l'air d'être sorti de la salle, avoir ce vieux ticket à montrer et puis choisir un moment d'entracte, et ça marchait. Même au Gaumont-Palace, il était possible d'entrer, mais au forcing, le dimanche après-midi, au moment de la sortie, toutes ces portes immenses, ces quatre mille personnes qui sortent. Il fallait faire celui qui a oublié quelque chose et traverser cette marée humaine à l'envers.

« Le cinéma m'était généralement un refuge mais quand ce refuge était habité par Chaplin ou par Guitry, alors je me sentais au chaud, protégé. » Affiche du film Le Roman d'un Tricheur (Sacha Guitry, 1936) © DR
« J'ai beaucoup fait l'école buissonnière, alors tous ces mots d'excuses imités, de carnets de notes signés, je connaissais ça par cœur bien sûr. » Extrait de l'émission Cinéastes de notre temps, « François Truffaut ou l'esprit critique » (Jean-Pierre Chartier, 1965) © INA

Je faisais l'école buissonnière en compagnie de mon ami Robert Lachenay. Lorsque l'un de nous deux se faisait renvoyer d'une école, l'autre s'arrangeait pour le suivre de peu, afin d'être toujours dans la même. Je venais quelques jours avant la fin du mois pour les compositions. Je me souviens qu'à une époque, nous séchions tellement, Robert Lachenay et moi, que nous avions fabriqué, à l'encre de Chine sur des chemises en carton, de faux carnets de notes que nous faisions signer à nos parents.

Un jour, Lachenay et moi, nous avions tellement manqué que nous n'osions plus retourner à l'école. On s'est dit : « Plus les excuses sont grosses, plus elles passent. » Je suis revenu, j'ai dit au maître : « Mon père a été arrêté par les Allemands ». C'était en 1943 et mon oncle avait été arrêté huit jours avant. Il y a toujours un fond de vérité dans les mensonges des enfants, mais mon père est venu me chercher. Cela a encore fait un drame et je n'ai plus osé rentrer chez moi.

Cinéma Le New-York, 6, boulevard des Italiens, Paris IXème
Cahier d'écolier (géographie) de François Truffaut, avec dessins de pin-ups - La Cinémathèque française, fonds Robert Lachenay © Succession François Truffaut
« Je ne peux pas me souvenir avoir appartenu à quelque groupe que ce soit, et si ensuite j'ai eu un ami ou deux, c'était grâce au cinéma, enfin, en les amenant au cinéma. » Photo de classe de l'école de la rue Milton, 1944. François Truffaut est au premier rang, troisième en partant de la gauche et Robert Lachenay entre lui et l'instituteur © DR

Une autre fois, ma mère a été convoquée chez le directeur de l'école qui lui a dit : « On ne peut plus garder votre fils car il est trop souvent malade. » J'ai appris cela et je n'ai pas osé rentrer chez moi le soir. Je suis allé coucher dans le métro. Le lendemain, soucieux de me mettre en règle avec la société, je suis rentré à l'école. Ma mère, folle d'inquiétude, est venue m'y chercher, m'a ramené à la maison et m'a fait prendre un bain ; cet épisode se retrouve à peu près dans Les 400 coups.

Les 400 coups, c'était au fond un sketch de vingt minutes qui s'appelait La Fugue d'Antoine, et qui était simplement l'histoire d'un enfant qui fait l'école buissonnière et qui n'a pas de mot d'excuse à donner et invente que sa mère est morte. Son mensonge ayant été découvert, il passe une nuit dehors. C'était cette portion du film. J'ai décidé de l'agrandir.

J'ai passé des nuits dehors, je me suis sauvé de chez moi comme je le montre dans Les 400 coups, mais ce que je n'ai pas pu montrer dans le film par exemple, parce que c'était lié à la guerre, c'est que j'ai couché dans une station de métro.

J'avais 11 ans. Lachenay m'a dit qu'on pouvait dormir dans les stations de métro les plus profondes transformées en abri. J'y suis allé. C'était noir de monde. On nous donnait une couverture, mais on nous réveillait à 5 heures pour laisser le métro marcher. À ce moment, on donnait un litre de vin contre 125 grammes de cuivre, alors on volait des boutons de porte ou des trucs comme ça et on vendait le vin. Mon père m'a retrouvé et il m'a remis dans les écoles où il disait tout ce que j'avais fait. J'étais le « mouton noir ». Tout ce que je faisais était mal vu ; alors je n'y retournais pas. J'allais à la bibliothèque municipale et je dévorais Balzac.

« Je crois que cet élève est en promenade avec son camarade Truffaut. Prière de sévir. » Avis d'absence de Robert Lachenay - La Cinémathèque française, fonds Robert Lachenay

Tout ça m'a amené, à peu près en 46, lorsque j'avais 14 ans, à être vraiment ce qu'on appelle un mineur délinquant. Je me suis sauvé de chez moi, j'ai été repris, j'ai été au commissariat, j'ai été entraîné dans ces espèces de prisons d'enfants qui étaient pleines à l'époque. Je me suis trouvé dans une espèce d'engrenage assez triste, assez consternant.

L'adolescence ne laisse un bon souvenir qu'aux adultes ayant mauvaise mémoire. En tout cas, je fais partie des gens qui ne regrettent rien de leur enfance, qui sont très contents d'être adulte et qui n'ont aucune nostalgie de l'enfance. Parce que si je m'en souviens, je ne vois que des angoisses, des craintes, des situations où j'étais en faute, où j'avais peur d'être puni. Je suis très content d'avoir échappé à tout ça.

« Raconte dans ta prochaine lettre mon odyssée nocturne et souterraine dans le métro, la cause, l'action, son résultat. Raconte exactement comment les faits se sont passés quand j'ai couché au métro quand on était chez Ducornet. Parce que mes cops ne veulent pas me croire. » Lettre de François Truffaut à Robert Lachenay datée du 18 septembre 1945
« Celui dont les lettres te sont le plus cher. » Enveloppe d'un courrier de François Truffaut à Robert Lachenay, 1945 - La Cinémathèque française, fonds Robert Lachenay
Propos de François Truffaut extraits de :
  • François Truffaut, Les Films de ma vie, Flammarion, 1987
  • Anne Gillain, Le Cinéma selon François Truffaut, Flammarion, 1988
  • Sacha Guitry, Le Cinéma et moi, Ramsay, 1977 (préface de François Truffaut)
  • François Truffaut, « Je n'ai pas écrit ma biographie en 400 coups », Arts, n° 725, juin 1959
  • François Truffaut, « 46 réponses de François Truffaut à 47 questions de Pierre Ajame », Le Nouvel Adam, n° 19, février 1968
  • Luce Vigo, entretien avec François Truffaut, Jeune cinéma, n° 31, mai 1968
  • Émission Radioscopie, « Entretien avec François Truffaut », France Inter (24 juin 1969) © INA