Pedro Almodóvar, l’amant du cinéma
Après vingt-cinq ans de carrière, il incarne encore le renouveau : on attend de Pedro Almodóvar qu’il nous surprenne, qu’il nous secoue, qu’il nous séduise, qu’il nous émeuve et nous transporte dans son monde à part… En somme, qu’il soit toujours plus Almodóvar. Un grand cinéaste pas comme les autres. Très espagnol et très universel, léger et grave, tout en contrastes. Un véritable auteur qui s’est d’abord imposé grâce à ses succès au box-office, notamment avec le fameux Femmes au bord de la crise de nerfs (1987), et qui a continué sur cette lancée, porte-drapeau d’un cinéma personnel et public, jusqu’à devenir lui-même la première vedette de ses films. Une figure médiatique, un personnage. En suivant son étonnante trajectoire, on passe de l’underground madrilène (dont son premier long métrage, Pepi, Luci, Bom et autres filles du quartier, 1980, est l’émanation) à la scène des Oscars (il obtient celui du meilleur film étranger avec Tout sur ma mère en 2000, mais le vrai tour de force est sans doute sa nomination, deux ans plus tard, à l’Oscar du meilleur scénario pour Parle avec elle). C’est ce qu’il faut rappeler à l’heure de cette rétrospective : Almodóvar embrasse le cinéma sous toutes ses formes, de l’« agit-pop » au mythe hollywoodien, et à travers tous ses films, qui vont de la ronde comique (Le Labyrinthe des passions, 1982) au puzzle mental et noir (La Mauvaise éducation, 2004), il nous dit sans cesse, sur tous les tons, qu’il aime le cinéma passionnément.
Il l’aime avec une énergie que rien n’arrête. Elle est sensible dans Pepi, Luci, Bom et autres filles du quartier, chronique d’une libération générale (féminine, sexuelle, morale, artistique…) qui désenchaîne aussi le cinéma, et le déchaîne. Elle est toujours sensible, des années plus tard, dans Parle avec elle (2002), puzzle d’histoires d’amour possibles et impossibles à l’intérieur duquel Almodóvar enchâsse une de ses plus belles réalisations à ce jour : un film muet en noir et blanc, L’Amant qui rétrécit, où il va au bout de l’amour et du possible. Dans La Fleur de mon secret (1995), un roman de l’héroïne, écrivain en crise, finit à la poubelle. On apprendra qu’il a été récupéré par le fils de la domestique, vendu et porté à l’écran par le réalisateur espagnol Bigas Luna. La vigueur créatrice est ici débordante. Almodóvar a dû inventer des cinéastes de fiction pour la canaliser, la mettre en scène : Pablo Quintero, auteur du Paradigme de la moule, dans La Loi du désir (1986), Enrique Goded, à qui l’on doit notamment La Grand-mère fantôme, dans La Mauvaise éducation, et aussi Maximo Espejo, qui est en studio pour le tournage du Fantôme de minuit dans Attache-moi ! (1989), cloué dans un fauteuil roulant après une attaque, mais plein d’allant. « Pour moi, continuer à vivre c’est continuer à tourner », déclare-t-il à une journaliste.
Le cinéma est le moteur de la vie, et celui de la fiction. Dans Femmes au bord de la crise de nerfs, Pepa, actrice de doublage, vit sa rupture avec Iván par Joan Crawford et Sterling Hayden interposés : en enregistrant la version espagnole de leur plus fameuse scène dans Johnny Guitar (1954) de Nicholas Ray, elle s’évanouit. La frontière entre la vie et l’écran n’existe pas ici. Une mise en scène du serial killer de Kika (1993), qui a fait passer pour un suicide un de ses crimes, est révélée au fils de sa victime par un extrait du Rôdeur (1951) de Joseph Losey. Almodóvar a élevé ce pouvoir de révélateur au rang de croyance magique : le cinéma, nous dit-il, est un guide, il nous ouvre le chemin. Et il annonce leur avenir à ses personnages. Ainsi, les amants de Matador (1985) ont la vision de leur propre fin, grandiose et passionnelle, à travers Duel au soleil (1946) de King Vidor, et les goûts particuliers du torero, qui associe jouissance et mort, sont divulgués par la scène d’ouverture, où il se masturbe devant des films d’horreur de série Z. Dans Tout sur ma mère (1999), Manuela regarde avec son fils All About Eve de Mankiewicz, avant de se retrouver dans une situation semblable à celle de l’héroïne de ce film. La Mauvaise éducation compte deux présages cinématographiques. Un bon : enfant, Enrique Goded voit Sara Montiel dans Esa mujer (1969) de Mario Camus, et cela noue sans nul doute son destin de cinéaste. Un mauvais : les deux comploteurs assassins qui manipulent Goded vont voir un film noir au moment où leur histoire en devient un.
En faisant de la fréquentation du cinéma une pratique vivante à l’intérieur même de ses fictions, Almodóvar a mis en lumière ses films fétiches, ses émotions de spectateur, mais d’une manière particulière, qui dépasse le simple jeu de références, comme il l’explique : « Ma cinéphilie est très différente de celle de cinéastes comme Martin Scorsese ou Quentin Tarantino. La cinéphilie est pour eux une sorte d’obsession intérieure. Ils ont d’ailleurs tous deux une salle de projection chez eux et ils collectionnent les copies. Je préfère continuer à voir les films en salles, même si j’envie beaucoup la collection de films noirs que possède Scorsese ! Il pourrait ouvrir une cinémathèque, montrer des films et en parler, ce serait passionnant. Tarantino peut voir un film des dizaines de fois, et quand il y fait référence dans un film à lui, c’est un hommage très réfléchi. Je suis un bon spectateur mais je ne suis pas un étudiant en cinéma, ni un théoricien. Je ne me soucie pas des doctrines, ce qui est très commun chez les cinéphiles, ou les cinéphages. Pour moi, le cinéma fait simplement partie de la vie et, si je fais référence à un film, c’est un peu comme lorsqu’on se souvient d’un ami. Je ne pourrais jamais faire un plan en hommage à Bergman, mais dans Talons aiguilles, la mère et la fille parlaient de Sonate d’automne, parce que ce film de Bergman était entré dans leur histoire, et l’éclairait ».
Le cinéma est un vocabulaire spontané chez Almodóvar, un langage du cœur pour ses personnages comme pour lui. Si les héroïnes de Talons aiguilles (1991) évoquent en effet Bergman dans une scène d’affrontement dépouillée, centrée sur leurs visages et assez bergmanienne, elles semblent le reste du temps sorties d’un mélodrame hollywoodien. Tous les mélanges sont possibles, et celui des genres est depuis toujours l’exercice favori du cinéaste. Il goûte particulièrement la fausse comédie, la tristesse maquillée, l’art de la couleur sur fond noir parfois presque imperceptible : derrière le rouge de Femmes au bord de la crise de nerfs et les mosaïques acidulées de Kika, une solitude poignante reste en embuscade. Dans Qu’est-ce que j’ai fait pour mériter ça ? (1984), il tire le meilleur des possibilités comiques de Carmen Maura mais la rend en même temps aussi émouvante qu’une Anna Magnani dans un drame néoréaliste. Dans Attache-moi ! (1989), où brille sa maîtrise formelle, il étend à tout un film un paradoxe hitchcockien : raconter une histoire d’amour comme une histoire de violence, de séquestration, de meurtre presque. L’amour du cinéma est là tout le temps, comme une passion au travail. Il est dans le regard sur les actrices, dans le goût pour les personnages féminins, dans l’attention portée au travail sur les décors et à tout ce qui est visuel comme dans l’attachement aux dialogues, ciselés et souvent percutants. La tradition et la modernité peuvent se mêler, l’important c’est que cela soit fait avec fougue : pour Almodóvar, l’amour du cinéma rend le cinéma vivant. Dans Attache-moi !, le cinéaste Maximo Espejo explique qu’il ne craint pas de faire son retour avec « un sous-produit dans le genre du cinéma de terreur », car « si tu mets ton cœur et tes organes génitaux dans ce que tu fais, il en sort toujours quelque chose de personnel ». A l’aune de cette profession de foi, qui rappelle farouchement l’expression « cinéma viscéral » souvent utilisée par Almodóvar pour décrire sa propre inspiration, on peut affirmer que faire des films, en voir et en faire écho à travers de nouveaux films est, pour lui, un amour qu’il faut prendre au sens le plus fort. Il n’est pas seulement question d’être un amoureux du cinéma. Il s’agit d’être son amant.
Frédéric Strauss
Dans les salles
Films, rencontres, conférences, spectacles
Du 5 avril au 21 mai 2006
Les films
- Attache-moi ! Pedro Almodóvar / Espagne / 1989 Sa 15 avr 17h30 Ve 5 mai 21h00
- Dans les ténèbres Pedro Almodóvar / Espagne / 1983 Je 13 avr 21h30 Je 13 avr 21h30 Je 18 mai 21h00
- En chair et en os Pedro Almodóvar / Espagne, France / 1996 Sa 22 avr 19h30 Je 11 mai 21h00 Je 11 mai 21h00
- Femmes au bord de la crise de nerfs Pedro Almodóvar / Espagne / 1987 Ve 14 avr 19h30 Je 4 mai 21h00 Di 21 mai 19h00
- Fleur de mon secret (La) Pedro Almodóvar / France, Espagne / 1994 Je 20 avr 19h30 Me 10 mai 19h30 Me 10 mai 20h15
- Kika Pedro Almodóvar / Espagne / 1993 Me 19 avr 17h00 Di 7 mai 21h30
- Labyrinthe des passions (Le) Pedro Almodóvar / Espagne / 1982 Ve 7 avr 21h30 Sa 29 avr 21h30
- Loi du désir (La) Pedro Almodóvar / Espagne / 1986 Me 5 avr 20h30 Me 12 avr 21h30 Me 12 avr 22h00 Me 3 mai 21h30
- Matador Pedro Almodóvar / Espagne / 1986 Sa 8 avr 21h45 Ve 19 mai 21h30
- Mauvaise éducation (La) Pedro Almodóvar / Espagne / 2003 Je 27 avr 19h00 Me 17 mai 19h00
- Parle avec elle Pedro Almodóvar / Espagne / 2001 Me 26 avr 21h00 Di 14 mai 21h00
- Pepi, Luci, Bom et autres filles du quartier Pedro Almodóvar / Espagne / 1980 Je 6 avr 21h00 Ve 28 avr 21h30
- Qu'est-ce que j'ai fait pour mériter ça ? Pedro Almodóvar / Espagne / 1984 Di 9 avr 21h00 Di 30 avr 19h30
- Talons aiguilles Pedro Almodóvar / Espagne, France / 1991 Di 16 avr 21h30 Sa 6 mai 21h30 Di 21 mai 16h30
- Tout sur ma mère Pedro Almodóvar / Espagne, France / 1998 Di 23 avr 19h15 Sa 13 mai 19h00 Di 21 mai 21h00
Carte blanche à Pedro Almodóvar
- Assurance sur la mort Billy Wilder / États-Unis / 1943 Je 27 avr 21h15
- Aurore (L') F. W. Murnau / Etats-Unis / 1927 Me 26 avr 19h00
- Baronne de minuit (La) Mitchell Leisen / Etats-Unis / 1939 Ve 7 avr 17h00
- Bête humaine (La) Jean Renoir / France / 1938 Je 27 avr 14h30
- Bourreau (Le) Luis García Berlanga / Espagne, Italie / 1963 Ve 19 mai 19h00
- Céline et Julie vont en bateau Jacques Rivette / France / 1973 Ve 28 avr 17h00
- Cercle rouge (Le) Jean-Pierre Melville / France, Italie / 1970 Me 17 mai 21h15
- Désirs humains Fritz Lang / Etats-Unis / 1953 Je 27 avr 17h00
- Esa mujer Mario Camus / Espagne / 1969 Je 13 avr 17h00
- Esprit s'amuse (L') David Lean / Grande-Bretagne / 1944 Sa 20 mai 19h00
- Eve Joseph L. Mankiewicz / États-Unis / 1950 Sa 13 mai 21h00
- Explorateur en folie (L') Victor Heerman / Etats-Unis / 1930 Di 14 mai 19h00
- Femmes George Cukor / Etats-Unis / 1939 Ve 14 avr 21h30
- Homme blessé (L') Patrice Chéreau / France / 1982 Me 12 avr 17h00
- Invasion des profanateurs de sépultures (L') Don Siegel / États-Unis / 1955 Sa 15 avr 19h45 Ve 5 mai 19h00
- Johnny Guitar Nicholas Ray / États-Unis / 1953 Ve 14 avr 17h00
- Maison des otages (La) William Wyler / Etats-Unis / 1955 Sa 15 avr 21h30
- Malin (Le) John Huston / Etats-Unis / 1979 Me 10 mai 21h45
- Mirage de la vie Douglas Sirk / Etats-Unis / 1958 Di 16 avr 17h00 Di 16 avr 17h00 Sa 6 mai 19h00
- Narcisse noir (Le) Michael Powell, Emeric Pressburger / Grande-Bretagne / 1947 Je 13 avr 19h30 Je 13 avr 19h30 Je 18 mai 19h00
- Opening Night John Cassavetes / États-Unis / 1977 Di 23 avr 21h15
- Pandora Albert Lewin / Etats-Unis, Grande-Bretagne / 1950 Sa 8 avr 19h15
- Péché mortel John M. Stahl / Etats-Unis / 1945 Sa 22 avr 21h45
- Pink Flamingos John Waters / Etats-Unis / 1972 Je 6 avr 19h00
- Qui êtes-vous Polly Maggoo ? William Klein / France / 1966 Sa 29 avr 19h30
- Riches et célèbres George Cukor / Etats-Unis / 1981 Je 20 avr 21h45
- Rocco et ses frères Luchino Visconti / Italie, France / 1960 Di 9 avr 16h30
- Rôdeur (Le) Joseph Losey / Etats-Unis / 1950 Me 19 avr 19h30
- Sonate d'automne Ingmar Bergman / République fédérale d'Allemagne-Suède-Grande-Bretagne / 1977 Di 16 avr 19h30
- Vie criminelle d'Archibald de la Cruz (La) Luis Buñuel / Mexique / 1955 Sa 22 avr 17h30 Je 11 mai 19h00
- Violent (Le) Nicholas Ray / États-Unis / 1950 Me 12 avr 19h30 Me 3 mai 19h30
- Voyage en Italie Roberto Rossellini / Italie-France / 1953 Sa 20 mai 21h00
- Voyeur (Le) Michael Powell / Etats-Unis / 1959 Me 19 avr 21h30 Di 7 mai 19h30
- Wanda Barbara Loden / Etats-Unis / 1970 Di 30 avr 21h30
Rencontres et conférences
- La Loi du désir Pedro Almodóvar

- Pink Flamingos John Waters
- Pepi, Luci, Bom et autres filles du quartier Pedro Almodóvar

- L'Homme blessé Patrice Chéreau
- Le Violent Nicholas Ray
- La Loi du désir Pedro Almodóvar
- La Loi du désir Pedro Almodóvar
- Esa mujer Mario Camus

- Le Narcisse noir Michael Powell, Emeric Pressburger
- Le Narcisse noir Michael Powell, Emeric Pressburger
- Dans les ténèbres Pedro Almodóvar
- Dans les ténèbres Pedro Almodóvar

- Johnny Guitar Nicholas Ray
- Femmes au bord de la crise de nerfs Pedro Almodóvar
- Femmes George Cukor
- Kika Pedro Almodóvar
- Le Rôdeur Joseph Losey
- Le Voyeur Michael Powell

- La Fleur de mon secret Pedro Almodóvar
- Riches et célèbres George Cukor

- La Bête humaine Jean Renoir
- Désirs humains Fritz Lang
- La Mauvaise éducation Pedro Almodóvar
- Assurance sur la mort Billy Wilder

- Céline et Julie vont en bateau Jacques Rivette
- Pepi, Luci, Bom et autres filles du quartier Pedro Almodóvar

- La Fleur de mon secret Pedro Almodóvar
- La Fleur de mon secret Pedro Almodóvar
- Le Malin John Huston
- La Vie criminelle d'Archibald de la Cruz Luis Buñuel

- En chair et en os Pedro Almodóvar
- En chair et en os Pedro Almodóvar
- La Mauvaise éducation Pedro Almodóvar

- Le Cercle rouge Jean-Pierre Melville

- Le Narcisse noir Michael Powell, Emeric Pressburger
- Dans les ténèbres Pedro Almodóvar
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