Amos Gitai

Des territoires à venir

Introduction
Amos Gitai, Une maison à Jérusalem / Bait be Yerushalayim (1998) Photographie de tournage
Voir l'introduction
Nurith Aviv (1945-)
La cinéaste franco-israélienne a été la chef-opératrice d’une centaine de fictions et documentaires pour, entre autres, Agnès Varda, René Allio, René Ferret, Jacques Doillon… Elle collabore à plusieurs films d’Amos Gitai : Journal de campagne / Yoman Sade (1982), Ananas / Pineapple (1983), Esther (1985), Brand New Day (1987), Berlin Jérusalem (1989), Naissance d’un Golem / Carnet de notes (1990), Wadi, dix ans après (1991), Queen Mary ’87 (1993), Dans la vallée de la Wupper (1993), Une Maison à Jérusalem / Bait be Yerushalayim (1998), Zion, auto-émancipation (1998), Wadi Grand Canyon (2001). Passionnée par les langues, elle réalise une trilogie consacrée à la langue hébraïque : D’une langue à l’autre (2004), Langue sacrée langue parlée (2008) et Traduire (2011).
Laurent Truchot
Menant de front les activités de producteur délégué, producteur, producteur exécutif, coproducteur, directeur de la photo, directeur de production, Laurent Truchot travaille au sein de la société de production Agav Films. Il est devenu le producteur attitré d’Amos Gitai depuis Wadi, dix ans après (1991), le deuxième volet de la série dédiée au Wadi, près de Haïfa.
Marie-José Sanselme (1963-)
Marie-José Sanselme est attachée culturelle à l'ambassade de France lorsqu’elle rencontre Amos Gitai. De retour en France, elle écrit avec lui le scénario de Kippour (2000). Depuis, elle collabore en tant que scénariste à de nombreux films du réalisateur : Eden (2001), Kedma (2002), Alila (2003), Terre promise / Promised Land (2004), Free Zone (2005), Désengagement (2007), Plus tard tu comprendras (2008), Roses à crédit (2010) et Ana Arabia (2013) qui a reçu le prix du scénario au 29e Festival international du film de Haïfa (Israël).

Introduction

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Depuis 1972, le cinéaste israélien Amos Gitai développe dans ses films ou sous des formes théâtrales et artistiques des pistes de réflexion qui sont autant de modalités de mise en scène des différentes échelles de l’histoire, qu’elle soit personnelle, familiale, politique ou culturelle. La filmographie d’Amos Gitai, constituée de près de 80 courts et longs métrages de fiction ou documentaires, est basée sur de nombreuses circulations géographiques, thématiques et temporelles, ainsi que sur un rapport vivant aux traces du passé.

À l’occasion de l’exposition « Amos Gitai – Architecte de la mémoire », réalisée par la Cinémathèque française du 24 février au 6 juillet 2014, a été menée une série d’entretiens filmés avec Amos Gitai et certains de ses principaux collaborateurs, Laurent Truchot (producteur), Marie-José Sanselme (scénariste) et Nurith Aviv (chef opératrice), avec pour fil conducteur la notion de repérages.

Au sens large, cette notion est l’angle d’approche tout indiqué pour comprendre la préparation des films d’Amos Gitai et saisir toutes les étapes du processus créatif dont ils résultent. Les photographies et documents d’archives, tous issus des fonds Amos Gitai, Laurent Truchot et Marie-José Sanselme, conservés par la Cinémathèque, sont autant de témoignages de ce long processus de création.

« POUR MOI, LA PRÉPARATION D’UN FILM SE TERMINE LE DERNIER JOUR DE MIXAGE », Amos Gitai


Nb : toutes les citations sont d’Amos Gitai

Le processus créatif

Le temps de la recherche

La recherche est une première étape essentielle, menée sur certains projets par Rivka Gitai, l’épouse d’Amos Gitai. Elle intervient en amont de la phase de repérages au sens classique. La multiplicité et la diversité de cette documentation (coupures de presse, textes bibliques, littérature…) permettent au cinéaste d’ouvrir son champ de vision créatif et de se « charger » d’un nouvel univers.

  • ZoomAlt Article du journal israélien Haolam hazeh sur les manifestations de Wadi Salib, 28 octobre 1959
  • ZoomAlt Publicité des produits Dole pour la marque Castle & Cooke Foods publiée dans la brochure publicitaire éditée par The Pineapple Growers Association of Hawai, 1977.
    Documentation pour Ananas / Pineapple (1983)
  • ZoomAlt Documentation sur les premiers kibboutz pour la préparation du film Berlin Jérusalem (1989)
    Associated Press, 1912
Entretien avec Laurent Truchot

Viennent ensuite les repérages, la première écriture et/ou la rencontre avec les comédiens, puis les deuxième et troisième écritures aboutissant au scénario. Par la suite, de nombreuses modulations peuvent intervenir lors du tournage, bousculant ou remettant en perspective le scénario tel qu’il était sur le papier.

Entretien avec Marie-José Sanselme

Marie-José Sanselme collabore au projet du cinéaste bien en amont de la phase d’écriture classique. Elle participe aux recherches et s’en empare, partage l’univers du cinéaste à ce moment particulier. Au-delà d’une histoire, c’est une ambiance, une musique qu’elle aura su s’approprier et qu’elle couchera sur le papier.

Entretien avec Nurith Aviv
Itzhak (ou Yitzhak) Danziger (1916-1977)
Sculpteur et architecte paysagiste israélien. Né à Berlin et formé à la Slade School of Fine Art de Londres, il rejoint sa famille émigrée en Palestine et installe son atelier à Tel Aviv en 1937. Son style, associant archaïsme et modernisme, influença durablement la sculpture israélienne. Il concevait ses œuvres dans un dialogue permanent avec les paysages d’Israël. Il est l’un des fondateurs du « style cananéen » en sculpture.

Un rapport tout particulier s’instaure aussi entre le cinéaste et son opératrice Nurith Aviv. Ce sont des références, des inspirations esthétiques communes, une sensibilité partagée qui permettront à la directrice de la photo d’orienter son travail. Pour Wadi (1981), l’influence d’Yitzhak Danziger s’impose comme « lieu commun » et détermine la mise en espace du film.

« Ce que j'ai appris de Danziger, c'est une certaine manière de regarder »
  • ZoomAlt House / La Maison / Bait (1980)
    Photogramme
  • ZoomAlt Journal de campagne / Yoman Sade (1982)
    Photogramme

C’est sa capacité à écouter la parole d’autrui, à être perméable au monde extérieur qui permet à Amos Gitai de construire et de délivrer son Art.

L’idée originelle de Free Zone (2005) en est un exemple emblématique.

« C'est lui [Ofer, un chauffeur de la production] qui nous a parlé le premier de la Free Zone, un lieu où il part vendre des Chevrolet blindées quand il n'est pas en tournage. Je suis allé découvrir cet endroit en juillet 2004 puis très régulièrement ensuite. Le film est né là. »
  • ZoomAlt Free Zone (2005)
    Photographie de tournage, Ziv Koren
Entretien avec Amos Gitai
Hanna Laslo (1953-)
Hanna Laslo, actrice israélienne, est célèbre pour ses rôles comiques et ses one-woman shows. C’est pourtant avec des personnages dramatiques qu’elle est connue à l’étranger. Elle tourne Alila en 2003 avec Amos Gitai qui lui confie ensuite le rôle de Hanna Ben Moshe dans Free Zone (2005). Ce rôle lui vaut de devenir la première actrice israélienne à recevoir le prix d'interprétation féminine au Festival de Cannes en 2005.
Natalie Portman (1981-)
Née à Jérusalem, Natalie Portman quitte Israël à l’âge de trois ans pour les États-Unis. Elle débute sa carrière avec un des rôles principaux du film de Luc Besson Léon (1994). Elle tourne dans de nombreux films tout en poursuivant des études de psychologie à Harvard. Elle est choisie par Amos Gitai pour interpréter Rebecca dans Free Zone (2005). Elle débute la réalisation en 2008 avec un premier court métrage (Eve). Elle reçoit de nombreux prix, notamment l’Oscar de la meilleure actrice pour son interprétation de Nina dans Black Swan de Darren Aronofsky en 2011.

De nombreuses séquences du film sont filmées dans ou depuis le taxi conduit par Hanna (Hanna Laslo), qui emmène Rebecca (Natalie Portman) dans la Free Zone, en Jordanie. Le dispositif de prise de vues reste ainsi au plus près du véhicule en mouvement et capte le rapport entre les deux personnages, installant un régime narratif particulier.

Le temps des repérages

Tant pour ses documentaires que pour ses œuvres de fiction, Amos Gitai revendique un rapport riche et paradoxal à la réalité. La préparation des films procède presque toujours d’une enquête documentaire.

Entretien avec Nurith Aviv

Avec Ananas / Pineapple, commandé en 1983 par la chaîne de télévision Channel Four, Amos Gitai aborde le thème de la mondialisation. C’est le circuit global de fabrication d’une boîte de conserve de ce « fruit exotique » qui tient lieu de scénario.

  • ZoomAlt Ananas / Pineapple (1983)
    Photographie de plateau
  • ZoomAlt Ananas / Pineapple (1983)
    Photographie de plateau
« Un jour, en ouvrant mon frigo, j’ai regardé de près une boîte d’ananas ; j’ai lu sur l’étiquette que la boîte était fabriquée aux Philippines : "Package in Honolulu", "Distributed in San Francisco" et, en grattant un peu, il y avait aussi écrit "Printed in Japan". Il y avait là une illustration concrète de l’économie des multinationales dans le tiers-monde. »
Entretien avec Marie-José Sanselme
Henri Alekan (1909-2001)
Après des études au Conservatoire national des arts et métiers, à l'Institut d'optique, et des cours pratiques chez Pathé-Cinéma, il débute comme assistant opérateur en 1928. Il devient célèbre en 1945 avec l’incroyable photographie de La Belle et la Bête de Jean Cocteau, puis éclairera les films des plus grands réalisateurs français et étrangers : Carné, Siodmak, Melville, Wyler… Il tourne cinq films avec Amos Gitai : Esther (1985), Berlin Jérusalem (1989) et la trilogie du Golem (1990-1993).

Les lieux sont d’une importance fondamentale puisque c’est en se rendant sur place avec certains collaborateurs qu’Amos Gitai trouve la sève et l’inspiration de ses films, sans pour autant que ces lieux ne deviennent in fine les décors du film.
Bien qu’en exil en France depuis 1983, Amos Gitai décide en 1985 de tourner son premier long métrage en Israël. Esther est l’adaptation du texte biblique Le Livre d’Esther et aborde la question de l’exil dans l’histoire juive. Ce film sera considéré ensuite comme le premier volet de sa « Trilogie de l’exil ».
Le cinéaste contacte le chef opérateur Henri Alekan, et lui confie la photographie du film. Ils effectuent ensemble un voyage de repérages de lieux à forte portée historique et symbolique, dans la région du Jourdain.

Pourtant, Amos Gitai sait déjà qu’il finira par conduire Alekan vers le lieu qu’il a choisi comme décor pour son film : Wadi Salib à Haïfa (déjà filmé en 1979 pour Wadi Salib Riots / Meoraot Wadi Salib). Ce parti pris et la juxtaposition d'autres éléments visuels et sonores provoquent un « dialogue avec le contemporain ». Ce trait est également caractéristique des volets suivants de la trilogie Berlin Jérusalem (1989) et Golem, l’esprit de l’exil (1991).

  • ZoomAlt Esther (1985)
    Amos Gitai et le chef-opérateur Henri Alekan. Photographie de tournage

Henri Alekan s’inspire de références picturales classiques, notamment des miniatures persanes et de leur rapport particulier à la perspective, pour construire ses plans sous forme de tableaux.

  • ZoomAlt Croquis d’Henri Alekan pour l’étude de la disposition des projecteurs sur le grand escalier, Esther (1985)
Entretien avec Amos Gitai : les repérages en Israël avec le chef-opérateur Henri Alekan pour Esther (1985)
« Je cherchais la voie la plus juste pour parler à nouveau d’Israël […] je voulais parler de ce qui se passait en Israël, mais à travers un geste métaphorique, en jouant de la parabole, à partir du Texte. »

Si la phase des repérages permet d’ancrer le film à venir dans une certaine réalité, une grande place est également accordée aux aspects symboliques du décor choisi. C’est ainsi que pour Golem, l’esprit de l’exil (1991), Gitai a filmé à Paris des quartiers vétustes, des chantiers… loin de l’imagerie habituelle.

Entretien avec Amos Gitai : les repérages en Ile-de-France pour Golem, l’esprit de l’exil (1991)

Une forte relation de confiance s’est tissée entre Amos Gitai et Marie-José Sanselme, conférant ainsi à la scénariste un poste d’observatrice privilégiée sur l’ensemble du processus créatif du cinéaste.

Marie-José Sanselme fait part d’une expérience quasi sensorielle de l’immersion totale de l'équipe et du cinéaste dans son sujet qui détermine toute l'ambiance du film et le scénario lui-même.

Entretien avec Marie-José Sanselme

La réalité au cœur de la fiction est un élément constitutif de Terre promise / Promised Land (2004). Le parcours des femmes prises dans la spirale de la traite des Blanches, sujet qui fait écho à son documentaire Bangkok-Bahrein / Travail à vendre (1984), a été entièrement balisé lors des repérages.

  • ZoomAlt Terre promise / Promised Land (2004)
    Photographie de plateau (au centre, l’actrice Anne Parillaud)
  • ZoomAlt Terre promise / Promised Land (2004)
    Photographie de tournage
Entretien avec Laurent Truchot

Pour Kadosh (1999), dernier volet de la trilogie des villes avec Devarim (axé sur Tel Aviv, 1995) et Yom Yom (sur Haïfa, 1998), ce sont non seulement les lieux (le quartier ultraorthodoxe de Mea Shearim à Jérusalem) qui ont été minutieusement repérés, mais surtout la vie quotidienne de ses habitants, permettant là aussi de filmer de manière quasiment documentaire, la reproduction de nombreux aspects rituels rythmant la vie intime des protagonistes.

Puisque la réalité est au cœur du travail d’Amos Gitai, les repérages sont une étape essentielle pour choisir des lieux de tournage en fonction des contraintes de production. Mais il arrive que les repérages soient infructueux et qu’Amos Gitai décide de tourner en studios. C’est le cas de Berlin Jérusalem (1989) qui fait figure d’exception dans la filmographie du cinéaste. Les scènes allemandes de ce film ont été en effet tournées en studios en France.

Entretien avec Laurent Truchot : à propos de Berlin Jérusalem (1989)
  • ZoomAlt Berlin Jérusalem (1989)
    Photographie de tournage, Thierry Nouel
  • ZoomAlt Berlin Jérusalem (1989)
    Liza Kreuzer. Photographie de plateau, Thierry Nouel
  • ZoomAlt Berlin Jérusalem (1989)
    Le chef-opérateur Henri Alekan. Photographie de tournage, Thierry Nouel
  • ZoomAlt Berlin Jérusalem (1989)
    Photographie de plateau, Bernard Hébert
Else Lasker-Schüler (1869-1945)
Elisabeth Lasker-Schüler, poétesse et dessinatrice juive allemande, est l'une des représentantes les plus excentriques et provocantes du mouvement expressionniste. « Une Sapho qui aura traversé de part en part le monde », dira d’elle Paul Hille, son ami le plus proche. En 1938, elle perd tragiquement la nationalité allemande et devient apatride. En 1939, elle voyage pour la troisième fois en Palestine. Le déclenchement de la Seconde Guerre mondiale l'empêche d’en revenir. Décédée le 22 janvier 1945, elle est enterrée au mont des Oliviers à Jérusalem. Elle est l’un des personnages qui ont inspiré Amos Gitai pour son film Berlin Jérusalem (1989).
Mania Shohat (1880-1961)
Politicienne juive née en Biélorussie, Mania Shohat émigre en Palestine en 1904. Elle est précurseur du mouvement kibboutznik, puis, en 1930, de la Ligue pour l'amitié judéo-arabe. En 1948, après la création d'Israël, elle rejoint le parti Mapam, parti politique à l’idéologie marxiste. Elle joue ensuite un rôle prépondérant dans l'intégration des nouveaux immigrants. Elle décède à Tel-Aviv en 1961. Sa vie inspirera au cinéaste Amos Gitai un des personnages principaux de son film Berlin Jérusalem (1989).

Ce portrait croisé de deux personnages s’inspire d’une part de la poétesse berlinoise Else Lasker-Schüler (interprétée par Liza Kreuzer) et d’autre part de Mania Shohat (Rivka Neuman), fondatrice du mouvement kibbutznik.
Une dualité permanente structure cette œuvre entre Allemagne et Israël, intérieur et extérieur, pénombre et clarté, documentation et évocation.

« Pour le personnage de Mania Shohat, nous nous sommes inspirés du réalisme soviétique ; et pour celui de Else Lasker-Schüler, de l’éclairage et du sens de l’espace dans l’expressionnisme allemand. »
  • ZoomAlt Berlin Jérusalem (1989)
    Photographie de plateau, Thierry Nouel
  • ZoomAlt Berlin Jérusalem (1989)
    Amos Gitai, Liza Kreuzer. Photographie de tournage, Bernard Hébert

L’influence des méthodes issues du documentaire est indéniable dans le rapport qu’entretient Amos Gitai avec les acteurs.

  • ZoomAlt Alila (2003)
    Yaël Abecassis et Amos Gitai. Photographie de tournage
Entretien avec Laurent Truchot

Certains traits de personnalité des acteurs peuvent être réintroduits dans la création d’un personnage, qui devient alors un mélange de fiction et de réalité.

Le cinéaste met aussi en scène sa famille. Ainsi dans Carmel (2009) où il livre, sous la forme d’un journal intime, une réflexion sur la transmission à partir notamment de la correspondance de sa mère Efratia Gitai. Amos Gitai n’hésite pas à se donner parfois un rôle dans ses propres films : soit par le truchement de sa seule voix (au générique de Alila, 2003), soit à l’écran, comme dans Désengagement (2007) ou dans Devarim (1995) où il joue par exemple le rôle principal de Goldman.

  • ZoomAlt Devarim (1995)
    À droite Assi Dayan, Amos Gitai.
    Photographie de plateau

Le temps du tournage

Si une longue période de gestation concentrée sur la documentation et les repérages ont permis à Marie-José Sanselme d’arriver à une version qu’elle pourrait considérer comme définitive du scénario, rien n’est jamais gravé pour Amos Gitai, et le tournage pourra trancher radicalement.

Entretien avec Marie-José Sanselme

L’écoute et le dialogue avec autrui peuvent amener le cinéaste à modifier des éléments qui semblaient acquis et générer ainsi un climat inhabituel au sein de l’équipe lors du tournage.

Entretien avec Laurent Truchot

L’écoute et la captation d’événements bruts, du réel et de l'humain, sont les principes qui guident le tournage du film Journal de campagne / Yoman Sade (1982), projet expérimental construit sans voix off et accordant un rôle prépondérant à la bande sonore.

« Je pensais que plus le matériau filmé
et organisé en une série de chapitres serait brut,
plus la structure serait de type associatif,
meilleur serait le film. »
Entretien avec Nurith Aviv : à propos de Journal de campagne / Yoman Sade (1982)

Le plan-séquence, « figure de style privilégiée de Gitai » est envisagé comme une unité conférant une certaine radicalité au style du film. Les différents temps des repérages, du tournage et du montage sont quasiment confondus en une même action.

Entretien avec Amos Gitai

Amos Gitai réalise à l’attention de ses collaborateurs des schémas qui agissent tels des synopsis visuels, matérialisant la « formule » d’un film ou d’une séquence particulière.

  • ZoomAlt Free Zone (2005)
    Schéma résumant le scénario du film à l’aune des lieux de tournage, de la main d’Amos Gitai, daté de 2004
  • ZoomAlt Kedma (2002)
    Page d’un carnet avec schéma et textes en anglais, de la main d’Amos Gitai, daté de 2002 (Collection privée Marie-José Sanselme)
La guerre de Kippour (aussi appelée guerre du Ramadan dans le monde arabe, ou encore guerre israélo-arabe de 1973) oppose, du 6 au 24 octobre 1973, Israël à une coalition menée par l'Égypte et la Syrie. En Israël, cette guerre est vécue comme un véritable électrochoc. La position diplomatique d’Israël, sa conception stratégique, mais aussi son paysage politique intérieur sont bouleversés. Le gouvernement de Golda Meir démissionne en avril 1974. La population israélienne connait une grave crise morale et l’économie mondiale subit le premier choc pétrolier de son histoire.
Munio Weinraub Gitai (1909-1970)
Né en Pologne et formé au Bauhaus, le jeune architecte part en Palestine en 1934. Il y réalise plus de 250 projets comprenant des immeubles collectifs parmi les premiers d’Israël, les bâtiments de l’université de Jérusalem, le kibboutz moderniste de Kfar Masaryk et le Mémorial de l’Holocauste de Yad Vashem. Durant les années 1960, sous le patronyme de Gitai (traduction hébraïque de son patronyme allemand Weinraub), il poursuit sa carrière d’architecte tout en enseignant à l’Institut Technion d’Haïfa. Le film Lullaby to my Father (2011) de son fils Amos témoigne de son itinéraire et de son engagement social et politique.

Cette grande faculté de synthèse s’explique en partie par l’influence de la méthode architecturale, qui joue un rôle prégnant dans l’histoire familiale et personnelle du cinéaste. Sur les traces de son père, Munio Weinraub Gitai, architecte du Bauhaus, Gitai suit des études d’architecture à l’Institut Technion de Haïfa jusqu’à ce que la guerre de Kippour vienne interrompre son cursus en 1973. Il reprend ses études d’architecture à Berkeley (USA) de 1975 à 1977.

« Parfois j’aime faire des films architecturaux, avec une intrigue rigoureuse. D’autres sont comme des fouilles archéologiques, où l’on gratte les couches une à une, comme si on creusait pour découvrir des ossements. »
Entretien Amos Gitai : à propos de son père, Munio Weinraub Gitai

Qu'elles soient inspiration ou méthode, les métaphores architecturales et archéologiques jalonnent son travail cinématographique et sont sources de l’élaboration de certains cycles filmiques, tels la trilogie House (1980), Une maison à Jérusalem (1998) et News from Home / News from House (2005), dans laquelle une maison de Jérusalem-Ouest devient un théâtre de la construction de l’histoire d’Israël.

« Ce film était le point de jonction entre architecture et cinéma. Disons que l’architecture y devient la métaphore des relations entre Israéliens et Palestiniens, à la fin des années 1970. J’ai conçu ce film sans voix off, de manière très simple, autour d’une série de fragments biographiques, avec une juxtaposition de destins qui finissent par décrire le centre du conflit. L’histoire de cette maison devient un enjeu de territoire. »
  • ZoomAlt House / La Maison / Baït (1980)
    Amos Gitai. Photographie de tournage
  • ZoomAlt House / La Maison / Baït (1980)
    Photographie de tournage
  • ZoomAlt Une Maison à Jérusalem / Bait be Yerushalayim (1998)
    Photographie le tournage

D'un film à l'autre

Entretien avec Laurent Truchot

Dans la filmographie d'Amos Gitai, certains films ou personnages semblent jouer un rôle de matrice ou de palimpseste, sans cesse remobilisés. Chaque film ne constituerait-il pas le « repérage » d’autres à venir ?

Entretien avec Marie-José Sanselme

Ainsi, les personnages rencontrés par Amos Gitai lors du tournage de Wadi en 1981, notamment Miriam et Youssouf, réapparaissent en 1991 (Wadi, dix ans après) et de nouveau en 2001 (Wadi Grand Canyon). Wadi Rushmia devient un lieu de coexistence où la caméra se focalise peu à peu sur le personnage de Miriam, suivie par la suite sur son nouveau lieu d’habitation, dans l’évolution de son rapport au Wadi. Mais plus que des suites, ces films sont l’approfondissement de thèmes fondamentaux dans l’univers du cinéaste.

  • ZoomAlt Wadi, dix ans après (1991)
    Photographie de plateau

Les personnages, les thèmes et les lieux ne sont pas les seuls à circuler dans la filmographie de Gitai. C’est aussi le cas d’éléments de la bande sonore (la musique de Stockhausen ou le morceau Tubular Bells de Mike Oldfield) et de références littéraires (entre autres les lettres de sa mère Efratia Gitai et diverses citations bibliques).

L’Ecclésiaste

« Il y a un moment pour tout, et un temps pour chaque chose sous le ciel :

Un temps pour engendrer, et un temps pour mourir ;
un temps pour planter, et un temps pour arracher.

Un temps pour tuer, et un temps pour soigner ;
un temps pour détruire, et un temps pour construire.

Un temps pour pleurer, et un temps pour rire ;
un temps pour gémir, et un temps pour danser.

Un temps pour lancer des pierres, et un temps pour les ramasser ;
un temps pour s'embrasser, et un temps pour s'abstenir.

Un temps pour chercher, et un temps pour perdre ;
un temps pour garder, et un temps pour jeter.

Un temps pour déchirer, et un temps pour recoudre ;
un temps pour se taire, et un temps pour parler.

Un temps pour aimer, et un temps pour haïr ;
un temps pour faire la guerre, et un temps pour faire la paix. »

Des extraits de ce texte apparaissent autant dans les documentaires que les fictions, notamment Golem, l’esprit de l’exil (1991), L'Arène du meurtre (1996), Kippour, souvenirs de guerre (1997)…

  • ZoomAlt Golem, l’esprit de l’exil (1991)
    Hanna Schygulla. Photographie de tournage, Bernard Hébert
Elia Suleiman (1960-)
Réalisateur, scénariste et acteur palestinien né à Nazareth, Elia Suleiman émigre aux États-Unis de 1982 à 1994, période durant laquelle il réalise ses deux premiers courts métrages. Il repart ensuite en Israël et s’installe à Jérusalem. Chronique d'une disparition (1996), son premier film, qui aborde la question de l'identité palestinienne, est primé à Venise. Guerre et paix à Vesoul (1997) est son unique collaboration avec Amos Gitai. Il réalise ensuite Intervention divine, présenté au Festival de Cannes en 2002. Suleiman, souvent comparé à Keaton ou Tati pour son côté burlesque, a le don de faire surgir l’humour dans des situations tragiques.
Hiam Abbas (1960-)
Cette actrice, réalisatrice et scénariste arabe israélienne, issue d’une famille palestinienne de Nazareth, étudie tout d’abord la photographie à Haïfa. Elle rejoint ensuite la troupe de théâtre palestinienne d’El-Hakawati. Elle tourne avec Amos Gitai dans Free Zone (2005) et Désengagement (2007). Elle obtient un certain succès populaire en 2008 dans Les Citronniers d’Eran Riklis.
Liron Levo (1972-)
Cet acteur israélien débute sa carrière à la télévision en 1998. En 1999, il rencontre Amos Gitai, qui lui offre le rôle principal de Kippour (2000). Il devient alors une sorte d’alter ego du cinéaste. C’est le début d'une collaboration fructueuse : le segment « Israël » du film collectif September 11-11'09"01, puis Kedma (2002), Alila (2003), Free Zone (2005) et Désengagement (2007).

Circulent aussi des dialogues retravaillés d’un film à l’autre, créant ainsi des échos, des ponts entre ceux-ci. Citons le cas particulier de Guerre et paix à Vesoul, tourné avec le cinéaste palestinien Elia Suleiman en 1997, dont le dialogue de la scène du train inspire celui entre Hiam Abbass et Liron Levo en ouverture de Désengagement, tourné dix ans plus tard.

Enfin, reviennent de film en film certains des acteurs, tels des balises dans la filmographie de Gitai : Juliano Merr à partir d’Esther (1985), Liron Levo – sorte d’alter ego dans Kippour en 2000 –, Hanna Schygulla dans la trilogie Golem et dans Terre promise / Promised Land (2004), Hanna Laslo dans Alila (2003) et Free Zone (2005), Yaël Abecassis dans Alila (2003), Kadosh (1999), Lullaby to my Father (2011)…

Entretien avec Laurent Truchot

Lorsque écho il y a entre des films, des scènes, des dialogues, des thèmes, des personnages entrent en résonnance, mais jamais des images. Amos Gitai ne puise pas parmi des plans d’ores et déjà réalisés, même non montés.

Entretien avec Marie-José Sanselme

Si comme le dit Gitai, le choix de réaliser des documentaires est éminemment politique puisque directement lié à la représentation de la réalité, cette volonté se poursuit dans des fictions. Par exemple, il réalise Ana Arabia, comme une suite fictionnelle de sa trilogie documentaire « Wadi » : des thèmes et des typologies de lieux (dans les deux cas, l’histoire d’une petite communauté de réprouvés juifs et arabes, qui cohabitent dans une enclave oubliée) créent des ponts entre ces deux œuvres, qui parlent pourtant de réalités différentes, dans un contexte différent (la fiction se situe près de Tel Aviv en 2013, tandis que le documentaire s’ancre dans la réalité de Haïfa au tournant des années 1980). Le cinéaste pose là une des questions essentielles de son œuvre : celle de la conservation de la mémoire.

  • ZoomAlt Quartier de Wadi Rushmia vers 1975, photographié par Amos Gitai
  • ZoomAlt Quartier de Wadi Rushmia vers 1975, photographié par Amos Gitai
  • ZoomAlt Wadi, dix ans après (1991)
    Nurith Aviv. Photographie de tournage
  • ZoomAlt Ana Arabia (2013)
    Photographie de plateau

Kippour, film-emblème

  • ZoomAlt Kippour (2000)
    Amos Gitai. Photographie de tournage
  • ZoomAlt Kippour (2000)
    Photographie de plateau, Ziv Koren
  • ZoomAlt Kippour (2000)
    Photographie de plateau, Ziv Koren

Kippour (2000) est directement lié au parcours personnel d’Amos Gitai. Ce film est l’articulation entre mémoire de guerre et cinéma. Il joue par ailleurs un rôle très important dans le cinéma israélien, souvent cité comme ayant ouvert la voie à la génération de Joseph Cedar, Samuel Maoz, Ari Folman…

Pour Gitai, la guerre de Kippour est un traumatisme, mais aussi sa première expérience de cinéma. Il filme en super-huit avec la caméra offerte par sa mère.

Entretien avec Marie-José Sanselme

Jeune soldat, le futur cinéaste engrange avec sa caméra des images super-huit qui constituent la matière d’Images de guerre 1, 2, 3 (1973), et d’After (1974). Plus tard, sa mémoire de guerre vient alimenter de manière plus ou moins directe L’Arène du meurtre (1996), Kippour, souvenirs de guerre (1997), une séquence de Carmel (2009), et surtout Kippour (2000), film de fiction basé entièrement sur son expérience personnelle.

  • ZoomAlt Kippour, souvenirs de guerre (1997)
    Photogramme

Kippour vient comme un témoignage fictionnel de ce qu’ont pu vivre Amos Gitai et ses compagnons. Certains dialogues sont par exemple inspirés d’enregistrements radio d’époque.

Entretien avec Marie-José Sanselme
Renato Berta (1945-)
D’origine suisse, Renato Berta est un cinéphile passionné. Il part à Rome en 1965 où il suit des cours au Centro Sperimentale pendant deux ans. Il débute sa carrière de chef opérateur avec des réalisateurs de la Nouvelle Vague suisse (Francis Reusser, Alain Tanner, etc.). Fidèle dans ses collaborations, il éclaire nombre de films de Straub et Huillet, Oliveira, Resnais… et sept films d’Amos Gitai : Devarim (1995), Yom Yom (1998), Kadosh (1999), Kippour (2000), Eden (2001), Alila (2003), Lullaby to my Father (2011).

Une des scènes clés du film Kippour est celle, totalement biographique pour Amos Gitai, d’une longue lutte dans la boue d’un groupe de sauveteurs militaires pour secourir l’un des leurs. Lors du tournage, le rôle du chef opérateur Renato Berta a été fondamental, voire décisif.

Entretien avec Laurent Truchot
Entretien avec Laurent Truchot
Isabelle Ingold (1967-)
Isabelle Ingold est issue du département montage de la FEMIS (1995). Elle travaille comme monteuse auprès de réalisateurs aussi différents que Vincent Dieutre, Vivianne Perelmuter, Toshi Fujiwara, Itvan Kebadian ou Amos Gitai. Elle collabore avec ce dernier sur Terre promise / Promised land (2004), Free Zone (2005), News from Home / News from House (2005), Désengagement (2007), Plus tard tu comprendras (2008), Carmel (2009), Roses à crédit (2010), Lullaby to my Father (2011) et Ana Arabia (2013).

Depuis Terre promise / Promised land (2004), Amos Gitai travaille avec la monteuse Isabelle Ingold. Cette collaboration entre la monteuse et le cinéaste est parfois doublée en amont d’un montage « mental » opéré par Amos Gitai, simultanément au tournage. Cette démarche personnelle peut écourter le temps du montage à venir.