Truffaut par Truffaut La Cinémathèque française
Résumé du chapitre précédent : L'école buissonnière.  Les absences de ses parents obligent le jeune François Truffaut « à commencer sa vie plus tôt que d'autres garçons ». C'est une adolescence cruelle, placée sous le signe de la fugue et de la petite délinquance, qui finit par conduire l'adolescent en maison de redressement. C'est aussi une adolescence érudite, sous le signe de la littérature et du cinéma, passion dévorante mais consommée en contrebande – le jeune François préférant les sièges des cinémas aux bancs de l'école.
6 oct

Premiers souvenirs de cinéma

Je ne garde pas un bon souvenir du premier film que j'ai vu, sans doute en 1938 ou 39, à cause de la stupidité du « permanent ». Ma tante m'avait emmené au cinéma et nous sommes entrés pendant le film tandis qu'on voyait une scène de mariage sur l'écran. Deux heures plus tard, la même scène est revenue, ma tante a dit : « C'est là qu'on est arrivés », et nous sommes sortis. Cela me fait penser à une histoire, celle de la petite fille qui a vu Jeanne d'Arc au cinéma et qui raconte le film : « C'est une dame qu'on met dans le feu et après elle devient bergère. »

C'est pendant l'Occupation que j'ai eu mon premier choc cinématographique. Un jour mes parents m'ont emmené voir Paradis perdu, un film d'Abel Gance qui avait comme particularité de prendre pour sujet la guerre de 14. C'était un spectacle extraordinaire, je n'ai jamais retrouvé au cinéma une émotion collective comme à l'époque de Paradis perdu, où la salle était composée de femmes et de soldats, de permissionnaires, de gens qui étaient là et qui ne savaient pas combien de temps ils resteraient ensemble.

« J'aurais à peine l'impression d'exagérer en disant que le cinéma m'a sauvé la vie. Il m'est arrivé d'employer l'expression "drogue" avant que ce mot devienne à la mode. Si je me suis jeté dans le cinéma, c'est probablement parce que ma vie n'était pas satisfaisante pour moi dans mes années de première jeunesse » Ticket du cinéma Le Biarritz - La Cinémathèque française, fonds Louis Gaumont

Les premiers films que j'ai vraiment admirés étaient évidemment des films français, puisque j'ai commencé à aller au cinéma pendant la guerre. C'était des films comme Le Corbeau, Les Visiteurs du soir, que j'ai très vite eu envie de voir plusieurs fois. Au début, c'était accidentel parce que je les voyais en cachette de mes parents, puis mes parents disaient : « Tiens, on va aller au cinéma » et j'étais amené à revoir le film sans oser dire que je l'avais déjà vu. Mais ça m'a donné le goût de revoir les films. Si bien qu'à la Libération ou en 1946, j'avais vu peut-être huit ou dix fois Le Corbeau. Je connaissais même par cœur le dialogue.

Entre 1942 et 1944, c'était certainement le film le plus marquant. Peut-être parce que je préférais retrouver un monde qui ne soit pas trop éloigné de celui qu'était ma vie réelle. Je préférais par exemple les films modernes aux films d'époque, et les films psychologiques ou policiers à d'autres films.

Affiche du film Les Visiteurs du soir, 1942 © DR

Dans Le Corbeau, j'ai peut-être appris 150 mots de vocabulaire que je ne connaissais pas. C'était un dialogue extrêmement adulte par rapport au cinéma de l'époque, mais aussi par rapport à mon vocabulaire à moi. Aujourd'hui encore, je connais par cœur le texte des lettres anonymes du Corbeau. Je n'étais pas encore révolté à cette époque-là, mais sur le point de l'être, et il y avait dans ce film une peinture de la société qui me convenait. Tout le monde était pourri et il y avait des choses sur l'amour qui me semblaient – je ne peux pas dire nouvelles parce que je n'avais pas beaucoup d'expérience – en tout cas originales.

Il y avait toute une veine fantastique dans le cinéma français. À l'époque, j'aimais n'importe quel film du moment que c'était un peu fou. Alors je mettais sur le même plan des choses de qualité et des choses sûrement moins bonnes comme La Fiancée des ténèbres – un film avec Jany Holt, très étrange et que j'adorais. Finalement, j'étais un spectateur subversif : pour le metteur en scène, et contre le public. Toujours. J'étais pour le ridicule, pour l'audace, le culot... Et pour le lyrisme. Toujours.

Pendant la guerre, j'ai donc vu tous ces films qui m'ont fait aimer le cinéma à la folie, au point de sécher régulièrement les cours pour aller voir des films l'après-midi ou dans les petits cinémas de boulevards qui ouvraient le matin. Je ne savais pas au début si je serais critique ou cinéaste, mais c'était autour de ça que cela tournait. Je pense que cette longue fréquentation avec les films constitue quand même un apprentissage. J'ai vu des films jusqu'à 14 ou 16 fois, comme La Règle du jeu ou Le Carrosse d'or. Je pense qu'il y a une façon de voir les films sans s'ennuyer, sans qu'elle soit trop studieuse, mais qui constitue un apprentissage plus professionnel que le métier d'assistant. Quand on voit un film pour la dixième fois, quand on connaît même le dialogue et la musique par cœur, on commence à regarder comment il est fait et je crois qu'on apprend beaucoup plus.

Affiche du film Le Corbeau, 1943, Jacques Bonneaud © ADAGP 2014
« J'ai vu des films jusqu'à quatorze ou seize fois comme La Règle du jeu ou Le Carrosse d'or. Je pense qu'il y a une façon de voir les films sans s'ennuyer sans qu'elle soit trop studieuse mais qui constitue un apprentissage plus professionnel que le métier d'assistant. » Répertoire de films - La Cinémathèque française, fonds Robert Lachenay / Affiche du film La Règle du jeu, 1945 © DR

À partir de ce moment-là, j'ai dû passer de 50 films par an à 100, puis à 150, puis à 200. Il y a eu cette idée de battre des records, un désir à un moment de voir deux à trois films par jour. Entre 1945 et 1950, il y avait vraiment la recherche du plus grand nombre de films possible à voir, que je répertoriais ensuite dans un carnet alphabétique avec des croix... Puis, je suis passé à un système d'agendas où je marquais les films que j'avais vus dans la journée.

À la Libération, j'ai 13 ans, les cinémas rouvrent et passent des films d'informations, mais bien faits, vraiment impressionnants (Pourquoi nous combattons, supervisé par Capra, Bataille de France, Bataille d'Angleterre, Bataille de Russie). Je les vois faute de mieux parce que, dans le fond, je n'aimais pas les documentaires. Mais je vais les voir quand même. Et puis, les films américains arrivent, dans le désordre complet – désordre dont je ne me suis pas rendu compte. Dans les films américains qui arrivaient là, il y avait forcément des films d'avant-guerre, il y avait des films de 36, 37, 38, de vieilles comédies de Cukor, mais aussi des films qui avaient été faits pendant la guerre et enfin des films nouveaux, mais tout cela dans n'importe quel ordre. On absorbait tout, surpris de voir des versions originales. Je n'en avais jamais vu auparavant parce que les films allemands et italiens qui passaient pendant la guerre étaient doublés en français. Je découvre donc la version originale. Au début, j'étais contre, puis je n'ai plus fait attention, puis j'ai fini par aller voir l'une ou l'autre version, indifféremment. Avec toujours cette idée de revoir le film plusieurs fois : il y a des films que je suis arrivé à connaître aussi bien dans l'une que dans l'autre version. Des films comme The Big Sleep de Hawks, que je connaissais aussi bien en doublé qu'en VO. J'y allais de toute façon, si le cinéma était en VO, je voyais en VO, si c'était en doublé, je voyais en doublé.

Extrait de l'émission Les Grandes traversées, « François Truffaut : le temps de la critique » © INA
« Imaginez le choc pour des jeunes gens : dans un même trimestre de 1946, alors que nous ne connaissions en fait de grands acteurs que Raimu ou Pierre Fresnay, nous avons découvert Humphrey Bogart, Cary Grant, Spencer Tracy, James Stewart. » Couverture du magazine L'Écran français (18 novembre 1947) © DR

C'est vraiment au bout de deux ou trois mois de cinéma américain que, pour la première fois en sortant d'un film, j'ai noté le nom du metteur en scène ; je me suis mis à établir des fiches, à identifier un film à son metteur en scène, et puis à avoir des idées. Je me disais : « Un film d'untel, j'irai. » Le tournant date de 1946, grâce aussi à un journal important, L'Écran français. Il était très partial, mais c'était quand même un journal spécialisé. Il a publié un article de Jean-Paul Sartre sur Citizen Kane avant la sortie. Je crois que ça devait être le 6 juillet 1946. Je l'ai vu 18 fois, 20 fois, je ne sais pas. Je le connais très, très bien. Soudain, à l'âge de 13 ans, je me suis rendu compte qu'un film pouvait être écrit comme un livre. Bien sûr, tant d'hommes de ma génération ont senti qu'ils pouvaient devenir metteurs en scène à cause de Citizen Kane – Kubrick, Resnais, Frankenheimer, Lumet... Ce n'était pas un film de cinéaste, mais un film de cinéphile. Quelques mois plus tard, j'ai vu La Splendeur des Amberson, qu'à bien des égards j'ai préféré. Je trouvais que c'était plus sincère, plus émouvant.

« Ton trompettiste, voisin et vis-à-vis, "répète" sur son engin l'air d'opéra (L'Enlèvement au sérail) que dans Citizen Kane la "chanteuse" n'arrive pas à chanter ; cet air, je le connais par cœur et l'envie me prend de rectifier les fausses notes. » Lettre de François Truffaut à Robert Lachenay, sans date - La Cinémathèque française, fonds Robert Lachenay

À l'époque, je lisais Cinévie, Cinémonde, Ciné Miroir, L'Écran français. Cinévie et Ciné Miroir étaient des journaux très branchés sur Hollywood. Du moment où les films américains sont arrivés, j'ai renié le cinéma français – un peu arbitrairement, un peu excessivement. J'ai alors déclaré que tous ces films que j'avais vus pendant la guerre, « c'était de la connerie. Pierre Fresnay, Pierre Richard-Willm, Ginette Leclerc... tout ça y'en a marre, les vrais acteurs sont les gens d'Hollywood ! »

J'ai commencé à noter le nom des metteurs en scène et des acteurs à ce moment-là, surtout sur les films américains. En sortant, surtout quand le film me plaisait, je regardais l'affiche et je notais le nom du type.

À 16 ans, j'avais réuni une énorme documentation sur les films : photos, biographies de metteurs en scène... Je tenais des fiches très à jour, j'avais des archives. Pour augmenter mes collections, je faisais des raids nocturnes, avec des copains. On décidait : « Dans tel cinéma, on peut piquer 24 photos de La Grande illusion » et on y allait à coups de pavés dans les vitrines. Quand il a fallu que je parte pour mon service militaire, j'ai mis tous mes dossiers sur une charrette. Et j'ai traversé tout Paris pour aller les offrir à Henri Langlois pour sa Cinémathèque. Je lui ai dit : « En échange, je vous demande seulement de me laisser entrer à l'œil dans votre Cinémathèque jusqu'à la fin de mes jours. »

« À l'époque, je lisais Cinévie, Cinémonde, Ciné Miroir, L'Écran français. Cinévie et Ciné Miroir étaient des journaux très branchés sur Hollywood... » Couvertures du magazine Cinévie (numéros du 19 août 1947 et 28 septembre 1948) © DR

Il y avait très peu de place à la Cinémathèque, avenue de Messine. On s'y pressait tous les soirs avec quelques amis dont j'ai fait la connaissance cette année-là et qui maintenant font des films, comme Alexandre Astruc, Jacques Rivette, Éric Rohmer, Jean-Luc Godard, Claude Chabrol... On était des fanatiques des premiers rangs et il y avait tellement peu de fauteuils que, finalement, on en est arrivé à regarder les films couchés par terre. C'était très agréable.

J'ai quitté l'école à 14 ans. Je voulais travailler. Je me suis présenté chez un exportateur de graines. Très vite, il s'est repenti de m'avoir engagé. Je ne venais pas très régulièrement. Dès que je touchais mon argent, j'allais au cinéma. Au bout de quatre mois, il m'a renvoyé. C'était Noël, j'ai eu une gratification et, avec les indemnités de licenciement, cela me faisait un petit magot. J'ai été habiter chez Lachenay et nous avons décidé de fonder un ciné-club au Cluny-Palace le dimanche matin. Nous avons acheté une copie de Metropolis en 16 mm et nous avons baptisé notre cercle en toute simplicité le « Cercle cinémane ». Mais les projections étaient horribles et les gens ne revenaient pas. Ils allaient plutôt au ciné-club de Bazin au Broadway, qui avait lieu aussi le dimanche matin. Alors, innocemment, j'ai été voir André Bazin pour lui demander de changer de jour. C'est ainsi que nous nous sommes connus.

« Désires-tu mettre 100 F vendredi soir à la Cinémathèque pour voir Son homme de Tay Garnett. Je n'ai aucun renseignement là-dessus mais je sais que c'est un film dont l'action se déroule dans le "milieu". OK ? François » Carnet de notes de François Truffaut, 1949 - La Cinémathèque française, fonds Robert Lachenay
« Nous avons décidé de fonder un ciné-club au Cluny-Palace le dimanche matin. Nous avons acheté une copie de Metropolis en 16 mm et nous avons baptisé notre cercle en toute simplicité le "Cercle cinémane". » Lettre d'Henri Langlois à François Truffaut pour le Cercle cinémane, 1948 - La Cinémathèque française / Affiche du Cercle cinémane, 1947 © DR
Propos de François Truffaut extraits de :
  • Anne Gillain, Le Cinéma selon François Truffaut, Flammarion, 1988
  • Émission Impromptu de vacances , « François Truffaut » (25 juin 1965) © INA
  • Émission Cinéastes de notre temps , « François Truffaut ou l'esprit critique » (2 décembre 1965) © INA
  • Émission Les Grandes traversées, « François Truffaut : le temps de la critique » par Serge Toubiana, réal. Manoushak Fashahi (1er janvier 2008) © INA
  • Reportage « François Truffaut », 1961 © Cinémathèque royale de Belgique et Section cinéma de la RTB
  • Émission Pour le plaisir , « Mémoire de l'imaginaire » (4 novembre 1964) © INA