En 1986, le New York Times commande un éditorial à Martin Scorsese. Le cinéaste rend un long papier, magnifique lettre adressée à New York. Une lettre d'amour, qui commence ainsi : « Je suis un type chanceux. J'ai fait le tour du monde, j'ai visité à peu près tous les endroits que je rêvais de voir un jour. Il y a deux ans, je suis allé en Chine, et en Russie. J'ai habité quelque temps à Rome, à Londres, et à Paris... Mais le centre du monde, c'est ici. New York. Il n'y a pas mieux sur Terre. Quoi que puissent proposer les autres villes dans le monde, quel que soit le mode de vie ailleurs, tout ici semble mieux, plus enrichissant, plus excitant. New York est la ville définitive. Quand j'en suis éloigné, j'ai l'impression de rater quelque chose, parce que c'est ici que tout se passe. »

Martin Scorsese, histoires de New York raconte cette histoire d'amour, à travers les 14 films new-yorkais du maître. Une histoire d'amour tumultueuse, passionnée, parfois déçue, tout le temps enflammée.

Martin
Scorsese,
histoires de
New York

C'est le premier film à avoir montré vraiment qui étaient les Italo-Américains.
Who's That Knocking at My Door (1968)
Who's That Knocking at My Door

Peut-être le plus autobiographique des films de Martin Scorsese, Who's That Knocking at My Door est un miroir : JR, le héros campé par Harvey Keitel, aurait tout aussi bien pu s'appeler MS, tant la ressemblance avec le jeune Martin Scorsese est manifeste. Les péripéties, les personnages et les décors sont directement inspirés de la vie du cinéaste – deux des personnages portent le nom d'amis proches (Joey et Sally Gaga) et sa mère fait, déjà, une apparition. Le tout tourné dans les rues mêmes qui ont vu grandir le réalisateur de Taxi Driver : « L'un des premiers plans de Who's That Knocking at My Door montre Mario, le boucher en face du 241 Elizabeth Street où habitait ma grand-mère. Le film s'ouvre donc sur le point de vue que j'avais enfant depuis ma fenêtre, sur mon quartier ». Et déjà, comme dans Mean Streets cinq ans plus tard, Little Italy filmé comme une cage, avec ses rues dont on ne s'évade pas.

La vie des héros, leurs bagarres et leurs beuveries, s'organisent autour des quelques rues qui quadrillent le quartier – Mulberry Street, Elizabeth Street, Mott Street. Artères qu'ils quittent rarement, et que Scorsese filme avec une précision ethnographique : « Dans Little Italy, chaque block a sa propre bande. Aucune ne se ressemble ». Cette authenticité quasi documentaire précipitera d'ailleurs la rencontre du cinéaste avec l'un de ses acteurs fétiches : « C'est Brian De Palma qui m'a présenté Robert De Niro. Il avait remarqué que j'avais tourné un film sur son quartier – Who's That Knocking at My Door – même si lui traînait avec une bande différente de la mienne : lui était sur Broome Street, nous sur Prince Street. »

Deux fois seulement, le film et son héros prennent leurs distances avec Little Italy. À chaque fois, l'éloignement est vécu comme une révolution. Une bouffée d'air frais lors de la rencontre avec « the Girl », dans la gare maritime de Staten Island : la caméra, aérienne et exaltée, quitte le bitume, multiplie les angles et filme enfin New York comme le lieu de tous les possibles. Une bouffée d'angoisse, plus tard, quand JR et deux amis s'échappent à Copake (150 km au nord de Manhattan) : « Mais qu'est-ce qu'on fait dans un endroit pareil ? », s'interroge l'un d'eux, complètement désemparé.

On ne quitte pas si facilement les rues de son enfance.

Mean Streets, j'y ai travaillé si longtemps. C'était si proche de moi que je savais au mot près ce que les personnages devaient dire, comment ils devaient s'habiller ou se mouvoir. Mean Streets, c'est un fragment de moi-même.
Mean Streets (1973)
Mean Streets

Martin Scorsese n'en a jamais fait mystère : Mean Streets est un film fait de souvenirs intimes, dans le droit fil autobiographique adopté pour Who's That Knocking at My Door. Il le revendique même : « J'ai voulu nous mettre mes amis et moi-même sur un écran, pour montrer comment nous vivions dans notre petit quartier de Little Italy. Un quartier fou, avec une ambiance qui n'était pas sans rappeler Les Enfants du paradis ; et je voulais montrer cette fièvre. La musique, le bruit, les bagarres. C'était un tract, comme un geste anthropologique ».

Des plans du home movie inaugural ont été tournés par son frère en 1965, lors du baptême de sa nièce. Certains figurants sont des proches du cinéaste. Johnny Boy (Robert De Niro) est inspiré d'un ami de Martin Scorsese… Pour son troisième long métrage, le jeune cinéaste ne s'éloigne pas du quartier qui lui est familier. Il continue à filmer ce qu'il connaît : Little Italy, les blocks, les coins de rue qui l'ont vu grandir, Mulberry Street, Spring Street, Broome Street... La cathédrale Saint-Patrick qui ouvre le film est ainsi le lieu de culte de son enfance, là où, au début des années 50, il va prier, à deux pas de son école. Le film est indissociable de ces quelques allées, les personnages ne s'autorisant que de rares embardées en dehors de Little Italy : une virée dans Greenwich Village qui tourne court (« Je suis pas fou ? Ramenez-moi d'où je viens ! ») et quelques instants au bord de l'Hudson River – qui semblent autant d'expéditions improbables.

Mean Streets est un film purement new-yorkais, un double hommage, à son quartier mais aussi aux films de gangsters new-yorkais de la Warner. Et pourtant, la majeure partie des scènes a été tournée en Californie. C'est Roger Corman qui co-finance le film ; pendant un temps, il essaie de convaincre Martin Scorsese de transposer le scénario à Harlem. Mais Scorsese refuse. Ce sera donc Los Angeles, pour des raisons budgétaires.

À force d'insistance, le cinéaste, qui ne veut pas d'un Little Italy en carton-pâte, persuade la production de financer quelques jours de tournage à New York. Il arrache quatre jours, qui deviendront une semaine. Scorsese y tourne quasiment tous les extérieurs, les scènes de rue, les scènes sur les toits. Et les plans sur les portes d'entrée : il a beau avoir essayé, Scorsese ne trouve pas à Los Angeles de halls qui ressemblent à ceux de sa jeunesse. Tout y est trop large, trop propre.

Scorsese filme donc à domicile. Mais le tournage est tendu. En 1972, Little Italy est toujours un coupe-gorge, une petite Naples au cœur de Manhattan. Le réalisateur doit faire face à l'hostilité des petites frappes qui hantent les rues du quartier – et qui ont largement inspiré le film –, mais aussi à celle des riverains, qui acceptent mal qu'un film au titre si négatif se tourne dans leurs rues… Martin Scorsese filme pourtant à hauteur d'homme, sans jugement ni surplomb. Comme Federico Fellini dans Les Vitelloni, référence assumée, il veut juste raconter son quartier, ses amis, son église : « Mean Streets, je n'ai jamais cru qu'il sortirait. Je me suis dit : au moins, si un particulier trouve ce film dans vingt ans, il verra à quoi ressemblaient les Italo-Américains, et comment ils parlaient. J'ai été très surpris que les gens marchent. »

C'est l'histoire d'un type du Middle West qui arrive à New York et qui conduit un taxi la nuit parce qu'il n'arrive pas à dormir. Pour lui, New York est surréel. C'est comme l'enfer.
Taxi Driver (1975)
Taxi Driver

Taxi Driver est un instantané. Un instantané de la ville au mitan des années 70, en Babylone moderne, violente et pornographique. Loin du cocon familier de Little Italy, Martin Scorsese embarque sa caméra dans les ruelles sombres de Manhattan, comme halluciné, filmant « dans une sorte d'état onirique, comme quand on prend de la drogue ». Au détour d'un plan, cadré ostensiblement, une enseigne néon clignote au milieu de la nuit. Un seul mot : « Fascination ». Tout est dit.

On a du mal à l'imaginer aujourd'hui, mais il fut un temps envisagé de tourner Taxi Driver sur la côte Ouest, à San Francisco. Y a-t-il pourtant plus new-yorkais que Taxi Driver ? De Park Avenue à Colombus Circle en passant par Times Square, du générique au carton final, la ville est de chaque plan. « Je voulais que New York fût constamment présent, jusqu'à devenir un personnage en soi. » Et de fait, il y a bien deux héros dans le film : Travis Bickle (Robert De Niro) et cette ville, hantée et fiévreuse, qu'il arpente au volant de son taxi. Une ville oppressante, tentaculaire, à l'atmosphère presque irrespirable : « L'été du tournage, en 75, fut dramatique pour New York. Et cela se voit dans le film. Il faisait si chaud que l'on pouvait voir la violence planer dans l'air, on pouvait même la sentir dans nos bouches ; et nous étions au milieu de cela. Il y a quelque chose à New York, une sensation qui imprègne le sujet qu'on traite, et qui finit par affecter le comportement de vos personnages. Cette sensation – une sorte de bourdonnement – est indéfinissable, mais tous ceux qui vivent dans cette ville savent de quoi je veux parler. »

Tourné en contrebande – Michael Chapman, le chef opérateur, raconte que l'ambiance était alors tellement hostile qu'une bonne partie des scènes de foule nocturne furent filmées clandestinement –, Taxi Driver fascine aussi par sa véracité presque documentaire. Quand Scorsese filme la jeune Iris (Jodie Foster) et Sport, son mac (Harvey Keitel), il plante sa caméra à deux rues d'Union Square, haut lieu de la drogue et de la prostitution new-yorkaise des années 70. La scène d'embauche de Travis est tournée à Hell's Kitchen, dans un vrai dépôt de taxi (aujourd'hui disparu). Le plan iconique du film – qui servira à l'affiche – est, lui, tourné dans une rue perpendiculaire à Times Square où abondaient alors les cinémas porno (eux aussi disparus). Scorsese ne triche pas, son New York ne ment pas. « C'est là que je vis, c'est là que j'ai grandi. J'ai fait appel à mon expérience personnelle, à ce que j'ai pu observer en marchant dans la ville en tous sens, à des images qui étaient restées gravées dans ma mémoire. Je savais précisément où trouver chacun de mes extérieurs. Je me suis d'ailleurs efforcé d'être géographiquement correct pour les trajets du taxi. Pour que ceux qui connaissent bien New York reconnaissent chaque rue, chaque intersection. » Ce souci d'exactitude braque même les studios : « Sur le film, la réalité et la fiction en venaient à fusionner, on n'arrivait plus à distinguer nos figurants des passants. Pour la scène de cafétéria entre Travis et Betsy, pour laquelle je voulais en arrière plan Columbus Circle et toute son animation, il s'est mis à pleuvoir pendant quatre jours, et les raccords entre les plans sont devenus problématiques. Le studio exigea que je continue à tourner malgré tout, et me demanda de placer les acteurs devant un mur blanc. C'était techniquement possible, mais on aurait perdu toute la vie environnante. J'ai failli arrêter le film. »

Moins autobiographique, le New York de Scorsese prend avec Taxi Driver une nouvelle dimension. Le cinéaste n'y perd pas au change : « Quand on fait un film à New York, on obtient plus que ce que l'on demande. C'est ce que j'ai appris, lorsque j'ai tourné Taxi Driver ».

Raging Bull est un tournant. C'est le film de l'acceptation. Acceptation de qui je suis, et d'où je viens. Avec ce film, je suis revenu vers mes parents, et eux sont revenus dans mes films.
Raging Bull (1980)
Raging Bull

1978. Martin Scorsese est au plus bas. Terrassé par l'échec de New York, New York, au plus mal physiquement, hospitalisé pendant une semaine, Scorsese traverse une période de doute qui va jusqu'à lui faire remettre en cause le goût de tourner. De son propre aveu, ce sont les jours les plus terribles de sa vie. Il faut alors toute l'amitié et la force de persuasion de Robert De Niro pour lancer concrètement le projet de Raging Bull. « Il est venu me voir et nous avons commencé à parler de nos amis communs. Nous avions fréquenté le même dancing, le Webster Hall – un club où l'on dansait et se battait entre clans rivaux dans les années cinquante. C'est là que j'ai tourné la scène où l'on voit Vickie danser avec des gangsters. » De Niro sait toucher la corde sensible : le Webster Hall, c'est aussi l'endroit où allaient danser les parents de Scorsese dans les années vingt.

Le passé, la famille, les amis, le quartier : après une longue et épuisante parenthèse californienne, Martin Scorsese revient donc filmer à New York comme on revient à la source, à la recherche de repères familiers qui pourraient ranimer la flamme. « La croix dans l'appartement, c'est celle de ma mère. Vous l'avez déjà aperçue dans Who's That Knocking at My Door. La statue aussi. Pour la scène du mariage, je me suis souvenu de celui de mes parents en 1933. Il faisait si chaud qu'il avait fallu tenir la réception sur le toit ». Scorsese, malade le jour du tournage, confie même la réalisation de la séquence à son père... « C'est de la nostalgie pure », reconnaît le cinéaste, qui semble alors retrouver goût au cinéma en ravivant ses souvenirs.

Car, si Raging Bull est un film âpre, dur, il laisse aussi transparaître, au détour de quelques scènes intimistes, une forme de nostalgie affectueuse pour le New York de l'immédiat après-guerre. La fameuse piscine à ciel ouvert où Vickie et Jake échangent leurs premiers mots est filmée comme un havre de paix au milieu du dédale urbain. C'est là aussi que sont tournés bon nombre des plans de l'intermède en Super-8 qui fixent leurs rares moments de bonheur amoureux.

Plus tard, Martin Scorsese filme le Copacabana – mythique club new-yorkais qu'il investira à nouveau dans Les Affranchis – à l'ancienne. Faste du décor, faste des costumes, la reconstitution historique joue la nostalgie à double détente : évocation d'un cinéma disparu, celui des années 40 et 50, mais aussi chromo d'un New York festif et joyeux que Scorsese met en scène avec une exaltation renaissante.

Déjà à l'œuvre dans Mean Streets et Who's That Knocking..., la nostalgie prend ici un tour plus universel. Avec Raging Bull, Scorsese s'éloigne par cercles concentriques de Little Italy, cœur nucléaire de son cinéma. Il pose désormais sa caméra dans Hell's Kitchen (les extérieurs du premier appartement de Jake LaMotta), dans le Bronx (Pelham Parkway pour les intérieurs de son second appartement) ou à Union Square (le Gramercy Gym où s'entraînent les deux frères).

Film après film, Martin Scorsese dépeint un peu plus que son quartier. Il se met à raconter sa ville.

Je suis très sensible à la folie qui nous entoure, à tous ces incidents saugrenus, incongrus, que je surprends dans la rue. Et cette irréalité, je l'incorpore dans mes films.
La Valse des pantins (1982)
La Valse des pantins

Martin Scorsese orchestre avec La Valse des pantins des retrouvailles nécessaires avec sa ville. « C'est un film que tu pourrais tourner à New York, très rapidement. Tu ferais ce que tu veux », lui avait dit De Niro en lui faisant découvrir le script, plusieurs années auparavant. Scorsese, qui vient de faire quelques incursions en Californie pour achever certains extérieurs de Raging Bull, ne se fait pas prier : « Dès que cela a été possible, je suis retourné à New York, pour y tourner La Valse des pantins ». Il se lance alors dans un tournage qui va vite se révéler éprouvant.

La Valse des pantins est un film fébrile. Pour éviter une grève des metteurs en scène, les prises de vues débutent beaucoup plus tôt que prévu. Les extérieurs, nombreux, compliqués à gérer, le placent d'emblée dans un climat de stress intense. Son idée maîtresse est pourtant très claire : « Je voulais faire deux choses, tourner aussi vite que possible, et surtout réduire mon style à quelque chose de très retenu, avec des plans très simples dans leur composition, créer une tension. »

La Valse des pantins est un film qui déborde. À la logorrhée de Rupert Pupkin, son héros névrosé, Scorsese fait répondre le déferlement de la foule. Celle des fans, d'abord sympathiques puis rapidement hostiles, qui attendent Jerry Langford après sa prestation de stand-up. Celle des piétons dans Times Square, qui vaut des sueurs froides à toute l'équipe de tournage. « Entre nous, c'était vraiment chaotique. Même dangereux. La scène où Bob se bagarre avec Sandra Bernhard dans la rue a nécessité cinq jours de tournage. Je tournais toujours entre cinq et sept heures du soir, au Steadicam. Il y avait la foule des passants. Les gens s'en foutaient, ils déferlaient sur nous, si bien qu'à un moment, dans les rushes, on perd Bob de vue et on l'entend dire : "Je ne sais pas, je ne vois plus la caméra." Le tournage dans la ville, en plein New York, a été très difficile, à cause du trafic dans le centre et des gens qui se précipitaient sur nous comme des vagues humaines. »

La Valse des pantins est un film cannibale. Scorsese utilise New York et sa masse grouillante pour mieux mettre en relief l'isolement de ses personnages. Jerry et Rupert habitent dans des lieux solitaires, l'un dans son antre artificiel, l'autre dans un appartement froid où le verre et la transparence sont maîtres. Pour ses intérieurs, Scrosese enfonce le clou en filmant le calme de bureaux aseptisés, en opposition à cette foule bruyante et vorace, aux anonymes innombrables d'un New York froid, propre et pressé, qui avale ses stars, les broie et les recrache. Car face au duo Jerry Lewis / Robert De Niro, « l'un des autres personnages est la Ville, qui est si vivante. » Excepté deux membres des Clash – clin d'œil du fondu de rock qu'est Scorsese – au détour d'un plan, pas de figurants officiels. Juste la volonté d'ancrer son histoire si fantasmatique dans le quotidien et le réel : « Les gens qu'on voit sont les vrais passants, ceux qu'on croise dans la rue. »

Dans ce contexte, Rupert Pupkin avance obstinément vers son but : sortir de l'anonymat pour connaître enfin son heure de gloire. Mais il est englouti dans le flux et le reflux de la marée humaine, dont il essaie désespérément de s'extraire. Lorsqu'au sortir du Paramount Plaza, où travaille son idole, il disparaît à l'angle d'une rue, masqué par des passants, il n'est plus qu'un homme dans la foule. Comme Larry Rhodes dans le film éponyme de Kazan, que Scorsese adore. Alors que Jerry, lui, peut se promener à pied dans New York tel un roi dans son jardin, il est reconnu, salué, on lui fait place.

Rupert est aussi l'élément perturbateur, celui qui agit à contre-courant, qui se joue des conventions sociales. Il fait des cabines téléphoniques de Times Square son bureau, interrompant la circulation naturelle qui veut qu'un quidam remplace l'autre. Rupert veut prendre la ville comme on assiège une citadelle, et il retournera, dans une ultime scène de bar, faire constater par ses pairs la validité de sa couronne. Un autre roi est né, longue vie au roi !

La chose la plus intéressante, c'était d'utiliser l'arrière-plan new-yorkais comme une sorte de puzzle chinois.
After Hours(1985)
After Hours

After Hours, ou le cauchemar urbain. Celui de Paul, informaticien de Madison Avenue égaré dans le dédale de SoHo, et peut-être par extension celui de Martin Scorsese, qui confesse sans fard : « Je hais SoHo. Je l'ai dit plusieurs fois. Je ne peux pas... » Le quartier n'est qu'à quelques rues de Little Italy. Pourtant, Scorsese jeune ne s'y aventure que tardivement. « J'y étais peut-être passé en voiture, une ou deux fois. Quand j'avais neuf ans, ma mère m'y a emmené avec un ami, pour faire un tour, manger une glace, et nous sommes rentrés. C'est tout. Avant cela, je ne savais rien sur ce quartier, je l'ignorais. »

Dès le générique, pourtant, on sent le réalisateur dans son élément. Les codes scorsésiens sont bien là, tout comme les néons des enseignes, le travelling fébrile au milieu des bureaux... Et puis la nuit new-yorkaise. After Hours se tourne en six semaines, pendant lesquelles Scorsese prend un réel plaisir, palpable dans chaque plan. Plus Paul se perd, plus la tragi-comédie s'imprègne d'humour et de malice, avec en point d'orgue la scène du Club Berlin. Scorsese, l'air féroce, y joue le grand ordonnateur pervers, magicien d'Oz moderne, manipulant un projecteur avec jubilation sur son héros dérouté. Tout un symbole.

La nuit d'errance aura pour seul cadre ce quartier hostile, doté d'une vie propre. Des rues désertes, des bouches d'égout fumantes, un sol détrempé, les réverbères faiblards et leurs halos flous... Des bars de noctambules esseulés comme le Terminal Bar... Une faune nocturne étrange et étrangère. Même les objets semblent agressifs. À l'enfermement du personnage répond un quadrillage des rues précis, symétrique. Scorsese élargit de nouveau son horizon, même si le trajet de Paul recoupe parfois les escapades de Mean Streets ou les errances de Travis Bickle dans Taxi Driver.

Ce qui domine, c'est surtout l'impression de tourner en rond. Scorsese joue. Détaille les adresses dans les dialogues, dans un plan sur un flyer, sur une plaque. Enferme encore plus son personnage dans l'absurde lors de la séquence du métro à la station de Spring Street. Il fait finalement sortir Paul du labyrinthe dans un trajet mémorable, filmant scrupuleusement chaque panneau : Hudson Street, 8th Avenue, Madison Avenue...

Le yuppie a regagné son bureau, le cauchemar kafkaïen peut s'arrêter, et Scorsese retourner en terrain connu.

Je ne voulais pas tourner le film en studio. Je tenais à ce qu'on voie, à ce qu'on ressente la ville à travers les fenêtres. Une ville bien réelle, pas une toile peinte.
Apprentissages
(New York Stories)(1989)
Apprentissages (New York Stories)

Œuvre singulière dans la carrière Martin Scorsese, Apprentissages est le premier segment d'un film à sketches co-réalisé avec Woody Allen et Francis Ford Coppola : le bien-nommé New York Stories.

Si les scènes d'intérieur sont une fois encore tournées dans des rues familières (« L'atelier de Lionel, qui était notre décor principal, a été construit dans un entrepôt de l'East Village, à quelques pas d'Elizabeth Street où j'ai grandi. En face de la teinturerie pour laquelle travaillait mon père »), le film se déroule lui un peu plus à l'ouest, à cheval sur Tribeca et SoHo. C'est la seconde fois, après After Hours, que Scorsese y situe l'action de l'un de ses films. De son propre aveu, SoHo est un quartier que le cinéaste a en horreur, mais c'est le scénario de Richard Price qui dicte ici le décor : Nick Nolte y campe un artiste, peintre renommé, établi dans l'un de ces lofts dont le quartier regorge.

Les sorties des deux héros (Nolte et Rosana Arquette) s'articulent donc autour des quelques rues qui entourent l'atelier, l'occasion pour Scorsese d'immortaliser un certain New York bohème des années 80. Parmi les hauts lieux de ce SoHo eighties : Le Tunnel, mythique night-club new-yorkais sis dans une ancienne gare de fret, et décor d'une scène étonnante avec un tout jeune Steve Buscemi. Et The Odeon, bar ouvrier devenu branché, symbole de la gentrification doucement entamée par le quartier à la fin des années 80. Manière déjà, pour le réalisateur, de prendre acte des changements sociologiques et urbains qui s'opèrent autour des rues qui l'ont vu grandir.

Apprentissages est, de l'aveu même du cinéaste, un « petit film ». Une récréation, entre l'éprouvant tournage de La Dernière tentation du Christ et celui des Affranchis. Mais chez Scorsese, même les parenthèses ont du sens.

Les Affranchis m'a rappelé ce que je ressentais enfant. Les caïds faisaient partie de la vie courante dans notre quartier.
Les Affranchis (1990)
Les Affranchis

« Les affranchis vivaient en cercle fermé, mais ils aimaient sortir ». C'est Nick Pileggi, co-scénariste et auteur du livre qui a inspiré le film, qui donne les clés des Affranchis : être mafieux, c'est à la fois occuper l'espace et se cacher. Quadriller son territoire, le tenir, et repousser dans ses marges ce qui dérange. C'est aller flamber dans les clubs et les restaurants de Brooklyn, et planquer maîtresses et cadavres dans le Queens tout proche. Une vie mi-flamboyante, mi-souterraine, que Martin Scorsese et Pileggi vont cartographier dans Les Affranchis avec la précision de deux entomologistes. Pour Scorsese, pourtant, le paysage est inédit : c'est la première fois de sa carrière que le réalisateur traverse l'East River et met le cap sur l'est de la ville : « Ce n'était pas un monde que je connaissais aussi intimement que celui de Mean Streets, où nombre d'incidents m'étaient arrivés à moi ou à mes amis. Les personnages des Affranchis, je ne les ai pas connus. Cela se passe en dehors de Manhattan, à Brooklyn, Queens, Long Island. Le monde de Henry Hill est un monde différent du mien. »

Henry Hill, c'est une adolescence à horizon restreint, faite de menus larcins perpétrés dans les trois rues avoisinant sa maison d'enfance. Le jeune homme apprend le métier au pied de chez lui. C'est un facteur molesté devant le bureau de poste voisin, une Cadillac à garer sur le parking du coin, un caïd blessé à panser dans la pizzeria d'à côté... Scorsese filme cette série de rites initiatiques avec la précision quasi documentaire déjà adoptée dans ses premiers films – et alors qu'il pourrait s'offrir n'importe quel extérieur dans New York, déniche ses décors dans les rues du quartier. D'aucuns y verront une forme de pragmatisme, un souci d'économie. On penchera plutôt pour la préoccupation, jamais démentie, d'exactitude et de réalisme urbain qui anime le réalisateur depuis ses débuts : puisque l'action s'est déroulée dans cette rue, pourquoi aller filmer ailleurs ?

Et si les caïds des Affranchis sont d'une autre étoffe que ceux de Mean Streets (et donc leur territoire plus étendu), la géographie intime reste la même : chez Scorsese, on ne s'éloigne pas de son fief. Faits d'incessants va-et-vient entre le cœur et la périphérie de Brooklyn, le film n'en sort qu'une fois, le temps d'une soirée dans Manhtattan, au Copacabana : « Je connaissais le Copacabana des années cinquante pour y avoir vu ajouter des tables pour les clients de marque. Le Copacabana était ce qu'il nous paraissait y avoir de plus sophistiqué. Le Copacabana, c'était la récompense. C'est d'ailleurs le seul moment du film où Henry Hill et Karen sont vraiment heureux. » Manhattan, ce n'est donc que pour les grandes occasions. Le reste du film se cantonnera à Brooklyn. S'en éloigner, ce serait déjà l'abandonner.

Le film ne raconte au fond que ça. L'emprise d'une bande, au sommet de sa gloire, sur un territoire. Puis le maillage qui se délite, au fil de sa chute. À un moment rois de la ville, les « affranchis » se retrouvent à la fin du film comme vomis hors de leur ancien fief, repoussés dans ses marges. C'est Tommy, assassiné dans une banlieue quelconque de South Brooklyn. C'est Jimmie Conway, qui se fait discret du côté des docks de Red Hook. Ce sont les corps des anciens complices, disséminés au quatre coins de New York (dont Frankie Carbone, retrouvé dans un camion réfrigéré au fin fond du Meatpacking District, à Manhattan). C'est enfin, et surtout, Henry Hill, autrefois prince de la ville, relégué au rang de citoyen lambda, dans un suburb ordinaire : « Tout est fini. C'est ça qu'il y a de plus dur à vivre. Il ne se passe plus rien. Il faut attendre, comme tout le monde... Impossible même de manger correctement : à peine arrivé ici, j'ai commandé des spaghetti sauce marinara, et tout ce que j'ai eu, c'est des nouilles au ketchup. Je suis devenu un anonyme moyen, et je vais devoir finir ma vie comme un schnock. »

New York est bien affaire de territoires, que l'on conquiert, que l'on défend, que l'on perd, aussi. Avec ses quartiers, comme autant de signes d'appartenance et de reconnaissance sociale. C'est un grand thème scorsesien. Et ce sera, quelques années plus tard, le grand sujet de Gangs of New York.

Je suis fasciné par l'histoire de la ville de New York. L'une des choses qui m'a le plus intéressé, c'est la manière dont la ville a été élaborée.
Le Temps de l'innocence (1993)
Le Temps de l'innocence

Le Temps de l'innocence, c'est la peinture ciselée d'un monde disparu, le New York des années 1870, que Martin Scorsese recrée avec méticulosité. En adaptant le roman d'Edith Wharton, il plonge à la fois dans le passé, et dans un milieu qui lui est étranger. Du moins à première vue. « Ils portent des costumes d'époque, mais leur comportement n'est pas si différent de celui de mes gangsters ». Scorsese déplace donc ses personnages dans le temps, mais continue à traiter de la violence. Violence larvée, celle des émotions, des passions, violence d'une société dont les bonnes manières, l'apparence et les carcans sociaux sont le credo, « une tribu comme les autres, avec ses mœurs et ses rituels ».

Derrière le mélodrame et l'hommage aux films en costume, c'est le Scorsese anthropologue qui tient la caméra. Qui revendique son travail de reconstitution : « On s'est documenté sur tous les lieux qu'a connus Edith Wharton à New York. » C'est à Troy, à quelque 250 km au Nord, que Dante Ferretti reconstitue les décors de l'époque. Mais aussi à Paris, pour l'épilogue du film, et à Philadelphie, pour les extérieurs de l'Académie de musique de Broadway, autrefois sise entre Irving Place et la 14e rue. Sans pour autant perdre l'esprit de la ville et de son aristocratie guindée, l'atmosphère des hôtels particuliers de la 5e Avenue, du Jardin botanique ou de Gramercy Park. « Je savais que le décor jouerait un rôle important dans cette histoire : pas seulement parce qu'il s'agissait d'un film d'époque, mais parce que je voulais signifier à quel point toute cette opulence avait fini par être une prison pour les personnages principaux du film. »

Comme un symbole, la maison de Mrs. Mingott, isolée, plantée dans la boue d'un Central Park désertique. « Cette maison m'a toujours intrigué. J'aime l'idée de l'aspect que pouvait avoir New York quand elle a commencé à devenir une métropole, avec cet unique hôtel particulier perdu au milieu de nulle part. ». Comme un symbole encore, au détour d'un plan furtif dans la gare de Jersey City, un couple de vieux émigrants, incarnés par Catherine et Charles Scorsese, les parents du cinéaste.

Le Temps de l'innocence tient largement sa place dans le travail d'historien de la ville, de sa ville, que Scorsese bâtit de film en film. C'est aussi une forme de préambule à la reconstitution qu'il livrera plus tard dans Gangs of New York.

Il est devenu très difficile de tourner à New York. On a affaire à la police, au maire, aux responsables de la circulation. Il y a tout un carcan de réglementations, de contraintes horaires... Un monstre bureaucratique.
À tombeau ouvert (1999)
À tombeau ouvert

1999. À l'exception de quelques prises de vue pour Le Temps de l'innocence, Scorsese n'a pas tourné dans sa ville depuis Les Affranchis en 1989. C'est donc un New York transformé qu'il va mettre en scène dans À tombeau ouvert. D'emblée, il annonce la couleur, avec une phrase en exergue : « film The takes place in New York City ». Précision à première vue superflue, puisqu'il y tourne depuis les années soixante... Sauf qu'ainsi, on entre de plain-pied dans le réel. Et en ajoutant, dans un second temps seulement : « In the early 90s », c'est comme s'il rattrapait un retard de dix ans. Il est temps pour lui de documenter ces années, qu'il a regardé passer de trop loin, et de compléter la cartographie qu'il dresse de New York depuis ses débuts.

À tombeau ouvert, c'est un rendez-vous avec des fantômes. Ceux qui poursuivent Frank, l'ambulancier en burn-out hanté par les vies qu'il n'est pas parvenu à sauver. Ou ceux d'une ville en perpétuelle mutation : « On ne reconnaît même plus les putes ! », déplore l'un des personnages. Les dialogues mêmes répètent le mot « fantôme » plus d'une quinzaine de fois. Les corps et les âmes que Frank tente de réanimer nuit après nuit vivent, survivent, comme des zombies. Ce ne sont plus des êtres humains. « J'ai essayé de suggérer ce qui se passe dans la tête de Frank en jouant avec la narration en voix off et avec l'imagerie hallucinatoire de la ville ». Halos de lumière, fumées, brouillard, flous, visions délirantes, lumières verdâtres, ralentis... À travers le regard usé et désabusé de Frank, Scorsese souligne le glauque, le sordide. La fatigue, les ravages de la drogue. Et la mort qui règne dans l'enclave de Hell's Kitchen, qui colle à ses habitants.

Scorsese fait dire à son héros, comme un prolongement de son propre vécu : « C'était le quartier où j'avais grandi, celui où je travaillais le plus. Et j'y croisais plus de fantômes au mètre carré que nulle part ailleurs ». Plan après plan, Scorsese dénonce en fait une réalité que la municipalité ne parvient pas à enrayer : « Les journaux new-yorkais ont vu un film d'époque parce qu'ils pensent qu'on ne voit plus de pauvres et de sans-abris dans la rue. Tant mieux pour eux si ça peut les rassurer, mais c'est faux. Le maire et les agents du gouvernement peuvent retirer les pauvres de la rue, ils continuent à subsister dans des abris insalubres, et la vie est toujours aussi dure pour eux. La prétendue restauration de New York depuis huit ans n'est qu'une opération de cosmétique. Même si c'est vrai que la ville est un peu moins dangereuse. » C'est là toute l'ambiguïté du travail de l'équipe de Rudolph Giuliani, que pointe sans indulgence À tombeau ouvert.

Mais Scorsese aussi a changé. Elle est loin, l'effervescence de Taxi Driver : « Je ne suis plus un jeune homme, donc c'est un peu plus difficile pour moi de battre la semelle dans les bas quartiers. C'était moins pénible à l'intérieur de l'hôpital Bellevue, où notre décor était aménagé dans une aile désaffectée. Mais, là encore, on tournait de nuit, et passer 15 ou 16 heures d'affilée dans la salle des urgences n'est pas très plaisant. » La fatigue se fait plus facilement ressentir, et le tournage de nuit pose des problèmes pratiques : « Le plus stressant, ce fut la logistique liée à l'éclairage des rues. Chaque coin de rue a son éclairage propre et aussi ses acteurs et figurants mêlés aux passants. Dans ces conditions, un simple plan d'ambulance peut devenir un cauchemar. »

Alors, au milieu de cette agitation, devant et derrière la caméra, Scorsese s'offre, en même temps qu'à son personnage et au spectateur groggy, quelques instants de répit, la propreté après la fange. D'abord une accalmie au bord de l'Hudson, entre deux missions. Ensuite, lorsque après les sirènes furieuses, les cris, l'hôpital survolté, Frank rentre chez lui au petit matin : la rue presque déserte paraît plus propre, plus calme, et la caméra s'élève, comme apaisée, vers le ciel, dans une respiration nécessaire.

Une parenthèse, seulement, car Scorsese montre une ville destructrice. Mary à Frank : « Cette ville peut vous tuer si vous n'êtes pas assez fort ! » Réponse :« Non, elle ne fait aucune différence. Elle attaque tout le monde. » New York est une prédatrice, vénéneuse, qui ensorcelle par l'illusion d'une beauté éternelle. Ainsi Cy, le dealer, blessé sur son balcon, prend le temps de regarder la skyline et de crier : « J'aime cette ville ! » Une scène de tournage mémorable : « Il était embroché au vingtième étage d'un HLM de Manhattan à 4h30 du matin avec un cirque infernal à ses pieds. Ça, c'est New York tout craché. » Une ville démentielle, mais aussi généreuse : « L'avantage, c'est que si j'ai besoin d'un plan d'ambulance tournant au coin d'une rue, j'ai un choix quasi illimité d'intersections. Si je n'ai pas le temps de faire le plan ce soir-là, je peux toujours le rattraper trois jours plus tard, quelques pâtés plus loin, sans avoir à déplacer toute la production. »

À tombeau ouvert est un regard honnête sur New York. Un constat, ni amer, ni dupe, mais affectueux, qui réaffirme finalement tout l'amour nostalgique qu'il porte à sa ville. « C'est là qu'on peut observer la condition humaine. Quels que soient les efforts du maire actuel, c'est toujours une jungle. Et je l'aime, cette jungle ! »

C'est ma fascination pour le vieux New York qui m'a amené à passer deux années à réécrire Gangs of New York. À l'âge de 9 ou 10 ans, je vivais dans le Lower East Side, et quand je traversais le Bowery, ou me rendais à l'ancienne cathédrale Saint-Patrick ou à mon école catholique proche, j'étais déjà conscient que les fantômes m'entouraient.
Gangs of New York (2002)
Gangs of New York

Gangs of New York, ou les entrailles de la bête. La scène inaugurale, toute en caves et en souterrains, donne à voir un New York viscéral, grouillant, vivant, dont Martin Scorsese filmerait les artères impétueuses. Nous sommes en 1846, chaque rue, chaque quartier, est le théâtre de batailles sanglantes. Des guerres de territoires, fomentées dans les sous-sols de la ville, qui racontent une naissance au forceps : « À l'époque de Gangs of New York, le pays était encore en train de naître. Et il se trouve que l'accouchement avait lieu à New York. C'est ce qui m'avait attiré à l'origine, cet enfantement, ces combats d'où est née une nation d'un type nouveau. Si le melting pot ne réussissait pas à New York, il ne réussirait nulle part en Amérique. Le combat n'est du reste pas terminé. Ce pays est toujours dans les affres de l'accouchement, avec tous les conflits que cela implique. »

Pour raconter cet avènement, Martin Scorsese reconstitue – à Cinecittà – le quartier de Five Points, dont les contours épousent pour partie la Little Italy de son enfance. Même 150 ans en arrière, le rapport du cinéaste à l'Histoire reste donc familier. Familial.

Bill Cutting (Daniel Day Lewis) : « Mulberry Street... et Worth... Cross et Orange... et Little Water. Chaque rue des Five Points est un doigt. Quand je ferme la main, elles se transforment en poing. » Mulberry Street, donc. La parallèle de Mott Street, que fréquentait le jeune Martin quand il se rendait à la cathédrale Saint-Patrick : « C'est là, sans doute, que j'ai ressenti pour la première fois les vibrations de l'Histoire. J'y ai passé pas mal de temps quand j'avais 8 ou 9 ans. Je suis allé dans le cimetière la nuit. J'ai remarqué que les noms sur les tombes n'étaient pas italiens. Puis j'ai entendu parler de l'archevêque Hughes, une grande figure catholique des années 1840-60 qui rallia la Congrégation pour défendre l'Église contre un groupe nativiste. Tout cela a dû stimuler mon imagination. Cette section du bas de Manhattan me fascinait, avec ses rues pavées, ses vieux murs, tout ce que Saint-Patrick représentait. »

Production gigantesque, Gangs of New York continue donc de travailler une des questions intimes du cinéma de Scorsese : Little Italy comme un berceau, le quartier comme un village. Mais aussi New York comme autant de territoires à conquérir et à défendre. Film en costumes, Gangs of New York distille paradoxalement un discours plus contemporain, et plus politique que dans les autres films new-yorkais du cinéaste. Scorsese appuie là où ça fait mal : malgré tous les efforts des différents maires de la ville, personne ne pourra en effacer l'Histoire, faite de massacres et de xénophobie. Le melting pot a été, et reste, une marmite prête à déborder. « Gangs of New York raconte une ère préhistorique, comme l'Angleterre des tribus celtiques. C'est aussi l'ère de Tammany Hall et de la corruption politique. L'époque de l'"Amérique aux Américains", c'est-à-dire aux Anglo-Saxons. Le discours dominant était anti-immigrant, anti-irlandais, anti-catholique. Aujourd'hui, on veut nous faire croire que New York est une ville pacifiée. Rudolph Giuliani, l'ancien maire, a fait beaucoup pour imposer cette idée, mais New York est encore une jungle où les gens se battent pour survivre, pour avoir un peu d'espace et de liberté. Gangs of New York parle de ce monde, sur le point d'exploser. »

Un monde que les New-Yorkais découvrent en salles en décembre 2002, un an après les attentats du World Trade Center. Meurtrie, réconciliée dans le deuil et la célébration mélancolique de sa grandeur, New York n'en reste pas moins une ville dont les fondations reposent sur un monceau de cadavres et de reliques honteuses, semble rappeler le cinéaste. Amsterdam Vallon (Leonardo DiCaprio) : « Ce n'était pas une ville. Mais une fournaise, sur laquelle serait bâtie, un jour peut-être, une ville. » Le dernier plan du film, formidable condensé de 150 ans d'Histoire, dit tout de ce paradoxe qui hante la ville.

New York est une ville que l'on peut essayer de définir avec de nouveaux adjectifs à chaque fois. New York impose toujours son caractère à un film. On ne peut pas la reléguer en toile de fond, inerte. Elle ne fait jamais office de simple décor. C'est un terrain de charme et d'énigmes. Elle est épouvantable, magique, vulgaire...
Le Loup de Wall Street (2013)
Le Loup de Wall Street

Bien qu'il porte explicitement un titre « new-yorkais », Le Loup de Wall Street ne s'inscrit pas tant dans le cœur de la ville que dans un rapport de va-et-vient entre la cité et sa périphérie.

En ce début des années 2010, le New York qui a vu naître Martin Scorsese n'existe plus et le film se fait le reflet d'une partie du regard nouveau que porte le cinéaste sur sa ville. Via l'odyssée de Jordan Belfort, Scorsese écrit en creux une histoire du New York des années 90. Plus de ruelles sombres desquelles n'émergent que la flamboyance des néons, plus de faune nocturne. La ville est désormais faite de béton et de verre, nettoyée, aseptisée. Théâtre d'une violence devenue sourde, les loups de la finance y ont remplacé les chiens sauvages.

Jordan Belfort entame son ascension au pied du saint des saints pour l'apprenti trader qu'il est : le New York Stock Exchange. C'est au restaurant panoramique de la Rotschild que les ficelles du métier lui sont délivrées par un Matthew McConaughey en transe. En fond, la ville, offerte, ne demande qu'à se laisser conquérir par celui qui n'est encore qu'un louveteau, mi-enfant, mi-boy-scout. Contraint de quitter le cœur de la ville suite au krach de 1987, c'est de l'extérieur qu'il entamera son come-back par une plus petite porte, davantage à sa mesure d'alors. Les immeubles aux dimensions vertigineuses qu'on ne peut saisir qu'en contre plongée cèdent leur place aux restaurants cheap et aux garages miteux. À la verticalité de Manhattan s'oppose l'horizontalité d'une proche banlieue terne et vulgaire.

Lancé sur la voie d'un succès célébré dans une villa cossue sur la côte nord de Long Island, c'est en triomphateur que Jordan revient au cœur de New York. La ville exhibe alors ses atours les plus luxueux comme autant de symboles de réussite. Jordan enterre son ancienne vie en officialisant sa relation avec la sculpturale Naomi au pied de la Trump Tower et installe sa duchesse dans un penthouse depuis lequel le regard embrasse une ville qui aujourd'hui lui appartient. La demande en mariage formulée au Four Seasons se concrétisera hors de la ville, à Oyster Bay, inaugurant ainsi une nouvelle étape du parcours de Jordan, vers un nouveau territoire à la mesure du chef de meute qu'il est devenu. Manoir gigantesque, country club fastueux, le troisième âge de la vie de Jordan est celui d'une démesure que Manhattan ne peut plus contenir.

C'est dans la North Cove Marina où est arrimé le yacht de Jordan qu'ont pris racine les germes de sa destruction. Elle s'accomplira sur le tarmac de l'héliport de Chelsea. La ville a détruit celui qui s'est laissé griser par ses lumières aveuglantes. Icare s'est heurté à la skyline new-yorkaise.

2015. Pour la première fois depuis Mean Streets, Martin Scorsese revient à Little Italy, sur les lieux de son enfance et de ses premiers tournages. Il y tourne « Vinyl », sa nouvelle série télé pour HBO. Et répond aux questions de Kent Jones, pour la Cinémathèque française.

« Comment New York a-t-il changé ? New York est tout le temps en train de changer. C'est comme la vieille blague à propos de la Rome antique : « Ce sera une ville magnifique quand ils arrêteront de la construire ! » La ville où j'ai grandi n'existe plus. Heureusement, au lieu d'être rasé, au lieu d'être détruit, ce quartier de Downtown – Elizabeth Street, Mott, Mulberry, Houston –, a été reconstruit d'une certaine manière, et certains vieux immeubles sont encore debout et les gens y vivent encore. Est-ce qu'on peut appeler cela une gentrification ? Oui, ce qui veut simplement dire que nous n'y sommes plus à notre place. »

« J'y suis allé l'année dernière, je filmais l'épisode pilote d'une série sans titre pour HBO sur le rock and roll, et bien sûr, ah ! C'était juste incroyable, il y a eu une dispute et un jeune homme très agressif s'est mis à hurler : "Nous sommes tous des êtres humains ici, vous ne pouvez pas penser qu'à tourner votre film !" Parce que nous avions tous nos véhicules, nous filmions et gênions tout le monde. Ce jeune homme ne pouvait pas comprendre que ma mère et mon père avaient vécu à peine plus loin, que c'était là que j'allais jouer. Que Mean Streets s'était passé au coin de cette rue, qu'untel avait été tué dans un club associatif du quartier – qui est devenu maintenant une friperie, ou plutôt une boutique vintage... »

« Il n'y avait pas moyen d'expliquer à ce gamin, qui ne venait évidemment pas de là, que moi je venais de là. Que c'était chez moi, mais que ce n'est plus chez moi. Et que j'étais en train de tourner dans Jersey Alley, l'endroit où nous venions jouer enfants. Là même où, après avoir vu La Prisonnière du désert, nous nous amusions à rejouer les scènes du film... »


Extraits des films

  • Who's That Knocking at My Door – Martin Scorsese, 1968 © Warner Bros.
  • Mean Streets – Martin Scorsese, 1973 © Warner Bros.
  • Taxi Driver – Martin Scorsese, 1973 © Columbia Pictures
  • Raging Bull – Martin Scorsese, 1980 © UIP
  • La Valse des pantins – Martin Scorsese, 1983 © Embassy International Pictures
  • After Hours – Martin Scorsese, 1985 © Warner Bros.
  • New York Stories – Martin Scorsese, 1988 © Warner Bros.
  • Les Affranchis – Martin Scorsese, 1989 © Warner Bros.
  • Le Temps de l'innocence – Martin Scorsese, 1992 © Columbia Pictures
  • À Tombeau ouvert – Martin Scorsese, 1999 © Walt Disney Company
  • Gangs of New York – Martin Scorsese, 2000 © Miramax
  • Le Loup de Wall Street – Martin Scorsese, 2013 © Metropolitan Film Export

Bibliographie

  • Collectif, Martin Scorsese, Silvana Editoriale / La Cinémathèque française, 2015
  • Thierry Jousse, Thierry Paquot, La Ville au cinéma, Éditions Cahiers du cinéma, 2005
  • Patricia Kruth, Figures filmiques : les mondes new-yorkais de Martin Scorsese et Woody Allen, ANRT, 2000
  • David Thompson, Ian Christie, Scorsese on Scorsese, Faber and Faber, 1989
  • Michael Henry Wilson, Martin Scorsese, Éditions Cahiers du Cinéma / Centre Pompidou, 2005
  • Cahiers du Cinéma, n° 500, mars 1996