Kubrick et le web

Kubrick 2.0

Stanley Kubrick meurt en 1999. La préhistoire d'Internet. Quand Eyes Wide Shut sort sur les écrans quelques mois plus tard, Youtube n'existe pas, Facebook encore moins et Google n'en est qu'à ses premiers balbutiements. Depuis, le réalisateur a infusé la toile, et marqué l'imaginaire d'une génération d'internautes à un point qui ne cesse d'étonner.

À l'instar de George Lucas et de son Star Wars, indétrônable monolithe geek de la génération Internet, Stanley Kubrick est aujourd'hui partout. Dans tous les plis d'Internet, aux quatre coins de Google, dans les portfolios des webdesigners, sur Youtube, sur Flickr, sur Facebook. Il suffit de quelques mots clés bien choisis dans un moteur de recherche, et c'est Byzance. Débauche graphique, remakes improbables, T-shirts "Ludovico Technique", délires typographiques, résurrection virtuelle de HAL, modélisations 3D de Discovery One, Doppelgängers animés... c'est tout un arsenal d'œuvres hétéroclites, inspirées de Shining, d'Orange mécanique, de 2001, qui remonte des tréfonds d'Internet. On dit de Kubrick qu'il a inspiré des générations de cinéastes. Ce que l'on savait moins, c'est qu'il avait fait de même pour une génération d'internautes érudits. Et passionnés.

C'est que la grande famille des fans de 2001 ou Lolita fait rarement les choses à moitié : quitte à rendre hommage au réalisateur de Full Metal Jacket, autant le faire bien, et sérieusement. Par un curieux effet de miroir, on retrouve quelque chose de la minutie mais aussi de la démesure de Kubrick chez ses fans, capables de consacrer la moitié de leur portfolio à la déclinaison en posters originaux de tous ses films, œuvres invisibles ou non tournées comprises. Ou de remaker Shining en un week-end. Une obsession souvent épatante, parfois délirante - comme si la toile s'était emparée du démiurge non seulement pour lui rendre hommage, mais aussi pour en percer le mystère et disséquer son œuvre jusqu'à l'os.

Le génie obsessionnel de Kubrick a alimenté mille rumeurs de son vivant, mille fantasmes aussi. Quoi de plus logique que d'en retrouver la trace sur ce web qui n'aime rien tant que les énigmes. Redessiner Kubrick aujourd'hui, le remixer sur Internet, ce n'est rien d'autre qu'une nouvelle forme d'analyse, c'est chercher à saisir la folie créatrice du cinéaste et à démêler l'écheveau de son œuvre. Une exégèse web en quelque sorte, où souris, claviers et Photoshop seraient les principaux outils de la réinterprétation.

Après quelques heures passées à fureter la toile, une évidence saute aux yeux : Kubrick et le web, c'est affaire de passion, mais aussi de respect. Hormis quelques rares parodies (une vuvuzela remplaçant la hache de Jack Nicholson dans Shining, le remake du même Shining en 30 secondes par des lapins crétins, une bande-annonce assez réussie de 2001 doublée avec la voix off d'une comédie romantique...), l'évocation de Kubrick par les internautes relève quasi-invariablement du plus grand tact. Sur le web, Star Wars est tout aussi bien adulé que moqué. Ce n'est pas vrai de Kubrick et de ses films. Parodier l'attaque de l'Étoile noire, aucun problème... Mais caricaturer 2001, ou ne serait-ce qu'essayer de l'imiter, et c'est le sacrilège. À regarder les quelque 200 œuvres composant notre sélection, à lire les commentaires des artistes, on sent ainsi une forme de déférence envers celui que beaucoup considèrent comme leur inspiration première. On se souvient d'Heywood R. Floyd, interdit et muet face au monolithe de 2001. Et on s'imagine assez facilement les internautes empreints de la même révérence devant leur ordinateur au moment de réinterpréter Stanley Kubrick.

À quelques encablures de Star Wars, il existe un autre film qui affole depuis un an l'imagination du web, et qui éclaire ces rapports passionnés entre cinéphilie, Kubrick et Internet : Inception. Ces 12 derniers mois, le film de Christopher Nolan a été mis à toutes les sauces, décortiqué, parodié, remixé, remonté, redessiné à travers des centaines de posters, discuté à longueur de forums et d'IMDb. C'est la nouvelle star geek. C'est aussi un film taillé pour le web : allégories informatiques (le cerveau comme disque dur), univers de machines et de réseaux, mondes mentaux, accidents de l'esprit, labyrinthes, dérèglements cérébraux, forte valeur iconique (la toupie comme métaphore du film), conclusion énigmatique propre à mille interprétations... autant de figures communes avec le cinéma de Stanley Kubrick. Autant de thèmes chers aux internautes, dont les modes de lecture sont devenus en 10 ans ceux de l'écheveau, du rebond, du hasard, du fil d'Ariane et de l'exploration de vastes espaces virtuels.

D'un coup, on comprend mieux pourquoi Kubrick et pas Hawks ; Nolan et pas Eastwood ; Lynch et pas Scorsese. Pourquoi certains grands cinéastes sont adoptés par la Toile, et pas d'autres. Les questions qui travaillaient l'œuvre de Kubrick sont les mêmes que celles de James Cameron, David Fincher, Christopher Nolan ou Satoshi Kon. Les mêmes, surtout, que celles qui taraudent les geeks, les web-artistes ou les internautes purs et durs. Hal 9000, les labyrinthes de Shining, la "Ludovico Technique" d'Orange mécanique, les machines folles de Dr Folamour sont autant de figures qui ont une résonnance formidable sur le web où la machine se fait chaque jour plus intelligente, les ramifications plus complexes et les déferlements d'images prodigieux.

À son corps défendant, Stanley Kubrick est devenu une figure d'Internet. Mais il l'était finalement avant l'heure, avant même que les modems ne débarquent chez tout le monde. Juste retour des choses : aujourd'hui, c'est le web qui, à son tour, raconte Stanley Kubrick. Il y a là une forme de logique. Et quelque chose de bouleversant. L'œuvre de Kubrick est là plus que jamais, adoptée, pour ne pas dire couvée, par une génération d'artistes qui se font fort chaque jour d'en perpétuer la mémoire sur un support que le cinéaste, visionnaire et fou de technologie, n'aura pas eu le bonheur de connaître.

Xavier Jamet

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